Revue

Dossier

Des citoyens engagés dans une société apprenante

Le 18 août 2020

Le service civique et CitizenCampus accompagnent le changement de paradigme dans la transmission des savoirs et des connaissances : le basculement d’une ère de la connaissance rare, retenue, inaccessible, à une ère de la connaissance abondante, omniprésente, instantanée.

Lorsqu’Isabelle Forget-Allégret m’a invité à participer à CitizenCampus, je présidais l’Agence du service civique, fonction que j’ai exercée pendant trois ans. Conçu au départ comme une alternative ou un substitut au Service national, le service civique se présentait comme une école de l’engagement et de la citoyenneté : il s’agissait d’apprendre l’altruisme par la pratique de missions d’intérêt général. Cet objectif a incontestablement été atteint pour les 150 000 jeunes qui font un service civique chaque année, mais les échanges que j’ai pu avoir avec nombre d’entre eux me donnent à penser que ce n’est pas à cela que le dispositif doit son succès. En effet, la plupart des jeunes volontaires à qui l’on demande ce que leur a apporté leur expérience répondent, indépendamment de leur niveau de diplôme ou de leur origine sociale, qu’elle leur a permis d’orienter ou de réorienter leur choix de formation et de projet professionnel.

Faut-il y voir une instrumentalisation du service civique par les jeunes, un détournement individualiste du dispositif aux dépens du civisme ? Cette interprétation paraît peu pertinente au moment où chefs d’entreprise et DRH sont déstabilisés par la demande de « sens » ou d’utilité sociale exprimée par les jeunes diplômés, y compris aux dépens de leur rémunération. Quelque chose de plus complexe et de plus profond est en train de se jouer dans l’articulation entre les choix de vie, le travail et la citoyenneté.

Les travaux que nous avons menés à la Fonda1 depuis une dizaine d’années nous ont permis d’éclairer les transformations que connaissait l’engagement bénévole. Il n’y a pas si longtemps, on entendait encore beaucoup de responsables d’associations se plaindre de « ne plus trouver de bénévoles » et attribuer cette pénurie à la « montée de l’individualisme ».

L’enquête menée en 2017 par Lionel Prouteau sur le bénévolat, permettant de comparer sur un échantillon de même taille des données avec une enquête similaire menée par l’INSEE en 2002, a montré qu’en France, sur quinze ans, le nombre de participations bénévoles et leur durée avaient globalement été multipliées par 2,5, avec un nombre de participations bénévoles (y compris ponctuelles) de plus de 20 millions, dont environ 12 millions de bénévoles associatifs réguliers.

Les enquêtes qualitatives menées pendant cette période ont permis de comprendre que le moteur de l’engagement était progressivement passé de l’appartenance à la reliance. Le militant d’autrefois s’engageait dans une organisation et son engagement était rythmé par toute une série de rituels d’appartenance (l’adhésion, la cooptation, la carte de membre, l’assistance aux réunions statutaires). Ces mécanismes se sont irrémédiablement éteints et ceux qui ne l’ont pas compris n’ont plus « trouvé de bénévoles ». Deux traits essentiels caractérisent a contrario le bénévole d’aujourd’hui : il s’engage non dans une organisation mais sur un projet ou une action dont il veut pouvoir observer lui-même les effets ; il s’engage non pour se fondre dans une masse ou un collectif, mais d’abord pour se construire ou se découvrir en tant qu’individu. Il trouvera certes dans l’action collective le sens de son utilité sociale, mais il y cherchera aussi la reconnaissance de sa place, de sa trajectoire de vie dans la société. La reliance désigne ce phénomène de structuration de l’individu dans un système dynamique de liens avec le collectif.

Le moteur de l’engagement est progressivement passé de l’appartenance à la reliance […]
La reliance désigne ce phénomène de structuration de l’individu dans un système dynamique de liens avec le collectif.

La plupart des jeunes volontaires du service civique n’ont pas d’expérience préalable de l’engagement bénévole. Ils choisissent souvent de faire un service civique par opportunité ou faute de mieux. L’expérience de l’engagement va déclencher ce processus de découverte de l’utilité sociale, de révélation de certaines aptitudes, de reconnaissance de leurs capacités et donc d’une possible trajectoire à venir. C’est au cours de ce processus qu’ils construisent leur orientation mais aussi qu’ils prennent goût, pour l’avenir, à l’engagement bénévole.

Le deuxième effet du service civique est ce que le monde de l’entreprise appelle « l’acquisition des compétences sociales » ou du « savoir être ». La valorisation de ces compétences (s’intégrer à une équipe, comprendre les codes d’un milieu professionnel, être attentif aux besoins d’un partenaire, d’un usager, prendre la parole en public, etc.) témoigne d’une transformation profonde de la « grammaire », c’est-à-dire des règles essentielles de fonctionnement, des organisations. L’administration ou l’entreprise d’autrefois reposait sur l’apprentissage et de respect de règles formelles s’appliquant simultanément à la technique et à la discipline. Il n’y avait pas de distinction entre les règles de l’art et les normes de comportement et le parcours d’apprentissage consistait pour l’essentiel à se soumettre et à respecter ces règles. L’organisation contemporaine n’est certes dépourvue ni de normes, ni de règles, mais elle attend de ses membres, bénévoles, agents ou salariés, qu’ils soient avant tout capables d’adaptation, d’innovation et d’autonomie. L’injonction paradoxale permanente est qu’il faut être conforme mais créatif, savoir prendre des risques sans être un facteur de risque pour l’organisation.

La mission de service civique est un cadre idéal pour l’acquisition des compétences sociales. À la différence du bénévole, dont la mission n’est pas toujours très précise et dont la durée d’engagement est imprévisible, le jeune volontaire est là pour une mission définie à l’avance et pour une durée déterminée. Pourtant, et c’est là que l’injonction paradoxale se retourne en levier d’apprentissage, le jeune volontaire n’est pas dans une relation de subordination avec l’organisme qui l’accueille : il y effectue un travail, mais il n’y occupe pas un emploi. Cette ambiguïté implique de part et d’autre un effort d’écoute et d’adaptation, qui échoue parfois mais qui crée le plus souvent une relation de contribution réciproque : du volontaire à la mission de l’organisme, de l’organisme à l’orientation et à la formation du volontaire.

Que nous disent, presque sans exception, les jeunes volontaires ? Que leur expérience les a changés. Que nous disent, presque toujours, les organismes qui les accueillent ? Que la présence des jeunes les bouscule, les oblige à se remettre en question, leur font regarder leurs propres missions d’un œil neuf. Je tiens la réussite du service civique pour le laboratoire des parcours de formation et d’apprentissage de demain et le reproche qui lui est le plus souvent adressé, le risque de substitution à l’emploi, pour le secret de cette réussite : c’est parce qu’il est simultanément un engagement, un travail et un apprentissage que le service civique est vécu par la plupart des jeunes volontaires comme une expérience de vie.

J’en étais à peu près là de mes réflexions lorsque j’ai rencontré CitizenCampus. Les points de convergence sont évidents : un public jeune, une école de la citoyenneté, une attention aux questions d’intérêt général. Les différences aussi : CitizenCampus s’adresse aux étudiant·e·s de second cycle d’une université de réputation internationale, située dans un environnement scientifique et industriel exceptionnel.

Il s’agit donc bien de contribuer à la formation d’une élite, mais en tournant le dos à la compétition et au classement, qui sont au cœur de toutes les formations élitistes françaises, pour s’adresser à la curiosité, au goût de l’échange, au dialogue et à la réflexion collective. CitizenCampus, ce sont les « humanités citoyennes » d’étudiant·e·s destinée à devenir des expert·e·s, des chercheur·se·s et des décideur·ice·s.

Le service civique et CitizenCampus participent à mes yeux d’un même moment, celui du changement de paradigme de la transmission des savoirs et des connaissances. Nous sommes, en quelques décennies, passés d’une ère de la connaissance rare, retenue et inaccessible, à une ère de la connaissance abondante, omniprésente et instantanée. Les processus par lesquels nous accédons à la connaissance (qu’il s’agisse d’informations, de connaissances scientifiques, de techniques, de savoir-faire, etc.) ne peuvent donc très logiquement plus être les mêmes. Il ne s’agit plus pour l’apprenant d’absorber et de retenir les connaissances distillées par l’enseignant mais, pour l’un comme pour l’autre, de se repérer et de maîtriser un stock immense et un flux permanent de connaissances et d’informations dont la surabondance même sape l’autorité des sachants et entretient la confusion chez les apprenants. Or, la conservation, la rétention et les rituels hiérarchisés d’accès aux connaissances constituent, depuis des siècles, la grammaire fondamentale de toutes nos institutions. L’autorité, la hiérarchie, la légitimité, le pouvoir de représenter, d’encadrer et de décider reposent tous sur la capacité différenciée d’accéder aux connaissances et d’interpréter les règles qui en découlent. Ce paradigme, issu de la fusion entre la théologie et le droit romain au xiiie siècle, s’applique encore à la « science économique » et aux « lois du marché » qui, du moins jusqu’à la pandémie du covid-19, ont progressivement évincé toutes les autres disciplines de la « science du gouvernement ».

En d’autres termes, la façon dont nous enseignons et nous apprenons est inséparable de la façon dont nous nous gouvernons et nous faisons société. Il n’y a là rien de neuf si l’on se souvient du lien organique entre la Révolution et l’École normale supérieure, le Premier Empire et l’École polytechnique, la IIIe République et l’École laïque. Mais ce que nous pouvons en déduire, c’est que nous ne pouvons utilement transformer l’éducation et l’enseignement si nous ne savons pas ce que nous voulons comme régime démocratique. L’expérience de CitizenCampus se situe au cœur de cette problématique : ce régime ne sera pas issu d’un plan conçu par quelques esprits supérieurs et exécuté par une armée d’agents ou de militants disciplinés, mais sera le fruit d’un patient travail de confrontation des connaissances, des pratiques et de partage des expériences. Ce patient travail devrait désormais être au cœur de nos apprentissages.

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