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La verticalité préfectorale : vestige ou levier d’avenir ?

Le 21 juin 2021

En France, le corps préfectoral incarne par excellence la verticalité de l’administration moderne. L’examen de quelques-uns des enjeux prospectifs de l’action publique territoriale révélés par la crise sanitaire suggère cependant un changement de paradigme plus radical.

Résumé

En France, le corps préfectoral a incarné par excellence la verticalité de l’administration moderne, subordonnée au politique, ancrée dans les territoires, structurée par la science de l’application et de l’interprétation des règles. D’un bout à l’autre de la société, cette grammaire de la verticalité vacille. Les organisations et les comportements les plus valorisés relèvent désormais de l’horizontalité. L’administration elle-même n’est pas épargnée par cette guerre des codes que l’on retrouvera émergents dans la charte interministérielle de la contractualisation ou la création du hub des communautés par la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Il n’a cependant échappé à personne que la crise sanitaire avait remis la verticalité à l’ordre du jour. Mais l’expérience montre aussi, qu’au-delà de la fonction symbolique, la verticalité n’occupe qu’une place marginale dans l’activité préfectorale. Au quotidien, le préfet reçoit, réunit, préside, écoute, incite, encourage et conclut mais commande rarement.

En fait, à défaut d’être au sommet de la pyramide, le préfet est au centre du jeu. S’il n’est que rarement le décideur, il n’est jamais complètement étranger au processus de décision. Trois facteurs lui permettent d’occuper cette position : la charge symbolique liée à sa fonction ; la fiction administrative de représentant unique des ministres et de leur administration – et désormais de délégué territorial des agences ; la réputation de neutralité qu’il lui appartient d’entretenir par son comportement. Ce dernier facteur est sans doute le plus ambigu, mais il est aussi l’essentiel de l’art d’être préfet. Dans un monde où les partenariats, les stratégies coopératives et les dispositifs de gestion des communs sont appelés à prendre une importance croissante, cette posture de neutralité active peut être un atout-maître pour l’État territorial, à condition qu’elle corresponde à une vision politique. À cet égard, la crise sanitaire a dû déstabiliser quelques-unes des certitudes qui ont dominé l’organisation territoriale de l’État ces dernières années.

Face à la crise sanitaire et aux crises climatiques à venir, les stratégies de résilience nécessitent la mobilisation d’une grande diversité d’acteurs qui, contrairement à l’organisation de opérations de secours, ne s’inscrivent pas dans une chaîne de commandement unique sous l’autorité du préfet. Incarnation de l’État jacobin, partenaire actif de la décentralisation, pivot des politiques contractuelles, le corps préfectoral peut être à nouveau au centre du jeu de politiques territoriales profondément renouvelées dans leurs enjeux et leurs méthodes. C’est l’organisation administrative dans son ensemble qui doit changer de paradigme. La rationalité bureaucratique, avec son organisation hiérarchique et cloisonnée, a fait son temps.

L’action publique doit aujourd’hui marcher sur deux jambes : l’initiative du terrain, portée par les collectivités locales et la société civile, soutenue et régulée si besoin par l’État ; l’ingénierie, l’expertise et l’intégration stratégique, qui gagneraient en légitimité et en pertinence si elles étaient produites par l’administration au lieu d’être sous-traitées à des cabinets de consultants dont on ne se souvient pas avoir vu les résultats sérieusement évalués… Tout l’enjeu, pour les préfets et leurs collaborateurs, est d’être les moteurs de cette transformation tout en restant garants de la continuité de l’État, de la protection des populations et du respect des citoyens. Le métier restera donc encore longtemps très motivant.

Les multiples transformations que subissent ou ambitionnent les organisations de toute nature ont en commun un mouvement d’horizontalisation des structures et des relations. Les institutions de la société ont longtemps eu en commun une grammaire de la verticalité, de la hiérarchie et de ses échelons. Détention du savoir, capacité d’interprétation des règles, accès à l’information définissaient la place et la fonction occupée par les individus, qu’ils fussent agents, salariés ou adhérents. En France, le corps préfectoral a incarné par excellence la verticalité de l’administration moderne, subordonnée au politique, ancrée dans les territoires, structurée par la science de l’application et de l’interprétation des règles.

D’un bout à l’autre de la société, cette grammaire de la verticalité vacille. Les organisations et les comportements les plus valorisés relèvent désormais de l’horizontalité. Il suffit pour s’en convaincre d’observer avec un peu d’attention l’évolution de notre vocabulaire :

L’administration elle-même n’est pas épargnée par cette guerre des codes. On trouvera ainsi le code émergent dans la charte interministérielle de la contractualisation, où l’on peut lire : « Le périmètre du contrat conclu entre l’État et le territoire n’est pas défini a priori, en référence à un périmètre administratif ou institutionnel. Il repose avant tout sur la volonté des acteurs de porter ensemble un projet de territoire dans toutes ses composantes. » On ne saurait exprimer plus clairement une conception horizontale de l’action publique, la notion d’acteur mettant tout le monde à égalité de droits et de devoirs. Autre exemple, ce « hub des communautés » qu’annonce le site web de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), « espace de rencontre et d’échanges dédié aux communautés professionnelles qui s’inscrivent dans la transformation du secteur public. Co-animé par la DITP et les agents qui animent ces communautés, le hub permet à tous les agents publics de connaître et rejoindre les communautés qui l’intéressent (sic), selon leur thème ou leur région. En facilitant le décloisonnement des administrations et l’entraide entre pairs sur les projets, ces communautés sont aujourd’hui un outil majeur pour faire bouger le secteur public. »

Il n’a cependant échappé à personne que la crise sanitaire avait remis la verticalité à l’ordre du jour. Dans les situations de crise, le pouvoir ne manque jamais d’actionner le dispositif préfectoral : préfets convoqués à Paris (ou désormais en visioconférence), instruction donnée aux préfets, nomination de sous-préfets à la relance, le corps préfectoral incarne littéralement la verticalité de l’État. Cette posture est inscrite dans sa généalogie napoléonienne, elle est symbolisée par son inscription dans la Constitution et réactivée chaque fois qu’il paraît opportun, pour affirmer l’autorité du Gouvernement, de révoquer un préfet. Toute cette symbolique a son importance et je peux dire, pour avoir vécu d’autres crises dans cette fonction, que le geste naturel de se rassembler autour du préfet donne dans ces circonstances une véritable consistance humaine à la République.

Le préfet est au centre du jeu mais décide rarement

Mais l’expérience montre aussi qu’au-delà de la fonction symbolique, la verticalité n’occupe qu’une place marginale dans l’activité préfectorale. Au quotidien, le préfet reçoit, réunit, préside, écoute, incite, encourage et conclut mais commande rarement. S’il est l’objet d’une déférence spontanée, non seulement de la part des agents de l’État mais aussi des élus et des acteurs socio-économiques, il aurait tort de se prendre pour le patron. Il ne choisit pas ses collaborateurs, il ne nomme pas les directeurs des services (DGS) de l’État dans le département et n’est consulté que par courtoisie. Il n’a pas la main sur les moyens de fonctionnement de l’État. Au printemps 2020, un DGS de département s’étonnait que le préfet ne puisse trouver 20 000 euros pour co-financer une production locale de masques… Il est en titre le délégué de nombreuses agences de l’État dont les procédures de décision hautement formalisées lui échappent complètement. On ne trouvera pourtant guère, sur les territoires, d’acteur pour affirmer que le préfet n’est qu’une « potiche ». Où réside donc son pouvoir d’agir ?

En fait, à défaut d’être au sommet de la pyramide, le préfet est au centre du jeu. S’il n’est que rarement le décideur, il n’est jamais complètement étranger au processus de décision. Trois facteurs lui permettent d’occuper cette position : la charge symbolique liée à sa fonction, déjà évoquée ; la fiction administrative de représentant unique des ministres et de leur administration – et désormais de délégué territorial des agences ; la réputation de neutralité qu’il lui appartient d’entretenir par son comportement. Ce dernier facteur est sans doute le plus ambigu, mais il est aussi l’essentiel de l’art d’être préfet. Nommé en conseil des ministres, révocable ad nutum, le préfet applique la politique du Gouvernement mais cela ne signifie nullement qu’il mette en œuvre en permanence des décisions. Instaurer le couvre-feu ou la fermeture des commerces et des établissements culturels est assurément une décision, mais la plupart des politiques publiques sont des dispositifs, des processus ou de systèmes de normes aux contours plus ou moins nets, un instant exposé par la communication politique ou la controverse puis inéluctablement dilués par l’entropie administrative et diffractés par la multiplicité des jeux d’acteurs. La fonction préfectorale consiste pour l’essentiel à transformer l’écheveau des intentions, des injonctions et le brouhaha des jeux d’acteurs en action collective. Dans cette fonction, la neutralité n’est pas une vertu mais un levier : elle écarte le soupçon, rend la parole audible au premier degré et permet en quelque sorte de distribuer les rôles pour que chacun, avec ses préférences et ses partis pris, contribue à l’intérêt général. Enfin, pour être effectivement neutre, le préfet doit n’être que de passage : quelque résolution qu’on se donne, quelque précaution qu’on prenne, on finit toujours, à la longue, par avoir des amis et des ennemis. Lorsque la neutralité s’est évaporée, il temps de partir.

La fonction préfectorale consiste pour l’essentiel à transformer l’écheveau des intentions, des injonctions et le brouhaha des jeux d’acteurs en action collective.

Dans un monde où les partenariats, les stratégies coopératives et les dispositifs de gestion des communs sont appelés à prendre une importance croissante, cette posture de neutralité active peut être un atout-maître pour l’État territorial, à condition qu’elle corresponde à une vision politique. À cet égard, la crise sanitaire a dû déstabiliser quelques-unes des certitudes qui ont dominé l’organisation territoriale de l’État ces dernières années. Prenons quelques exemples.

Les cycles de la révision générale des politiques publiques (RGPP) et de la modernisation de l’action publique (MAP) ont été dominés par l’idée qu’il fallait réduire le nombre de structures et faire des économies d’échelle. Les services de l’État ont été reconfigurés à l’échelon régional et le préfet de région est devenu le responsable de budget opérationnel de programme (RBOP), c’est-à-dire le pilote budgétaire des moyens de l’État. Poursuivie dans le cadre des grandes régions instaurées par la loi NOTRe de 20151, cette politique a éloigné la capacité de décision et d’action du terrain. Ce n’est pas tant la posture de surplomb du préfet de région qui a pu être mal vécue par les préfets de département que la rigidité de mobilisation des moyens induites par la procédure budgétaire et la faible disponibilité des agents experts (services vétérinaires, protection du consommateur, etc.).

En pleine crise sanitaire, le Gouvernement s’est avisé que le couple préfet (de département)-maire était le mieux à même de donner à l’action publique la réactivité et le pragmatisme nécessaire, mais le préfet de département ne disposait plus de moyens d’action à sa main. La réponse à ce constat a été l’annonce par le Premier ministre d’un retour de balancier en faveur de l’échelon départemental des services de l’État2. L’examen de quelques-uns des enjeux prospectifs de l’action publique territoriale révélés par la crise sanitaire suggère cependant un changement de paradigme plus radical.

Face aux crises systémiques, il faut des chaînes de coopération plus que de commandement

La crise sanitaire a mis en évidence l’inadaptation des systèmes de décision publique à la gestion de la crise et l’insuffisance criante des stratégies de résilience. On ne peut pas reprocher aux préfets de ne pas se préparer aux situations de crise, c’est même la seule formation professionnelle continue dont ils bénéficient régulièrement. Mais cette préparation porte sur des crises de sécurité civile qui peuvent être de haute intensité (inondation, accident industriel ou nucléaire) mais sont limitées dans le temps et mettent en jeu des réponses essentiellement techniques. Face à la crise sanitaire et aux crises climatiques à venir, les stratégies de résilience nécessitent la mobilisation d’une grande diversité d’acteurs qui, contrairement à l’organisation de opérations de secours, ne s’inscrivent pas dans une chaîne de commandement unique sous l’autorité du préfet. Se préparer à ces crises suppose, outre une pratique régulière de la prospective territoriale, une acculturation permanente à des comportements coopératifs ouverts à l’ensemble de la société et pas seulement aux partenaires habituels du préfet, élus et socio-professionnels3.

La crise sanitaire a mis en évidence l’inadaptation des systèmes de décision publique à la gestion de la crise et l’insuffisance criante des stratégies de résilience.

Le covid-19 aura également permis de libérer les enjeux de santé publique de la gestion essentiellement budgétaire qui domine les politiques publiques depuis plus de vingt ans. Les travaux du haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie invitent à construire des scénarios de rupture avec le modèle structuré par l’offre hospitalière4. La disparition inéluctable du médecin généraliste, la constitution de communautés professionnelles de territoire de santé pour coordonner l’ensemble des soignants de proximité, le décloisonnement entre le médical, le médico-social et le social nécessaire pour faire face aux besoins de santé émergents, l’appui aux réseaux de santé communautaire, autant de transformations qui nécessitent l’organisation locale d’une multitude d’acteurs. La stratégie proposée est nationale, mais l’action est locale.

Dans ces deux exemples, il ne peut y avoir un échelon national et régional de conception et de décision, et un échelon local de mise en œuvre par obéissance. La stratégie nationale doit trouver des relais dans une multitude de stratégies locales permettant d’optimiser les moyens en fonctions des ressources économiques, financières, humaines et sociales disponibles.

Incarnation de l’État jacobin, partenaire actif de la décentralisation, pivot des politiques contractuelles, le corps préfectoral peut être à nouveau au centre du jeu de politiques territoriales profondément renouvelées dans leurs enjeux et leurs méthodes.

Évoquons enfin un effet collatéral majeur de la crise sanitaire : le grand bond en avant de l’appropriation des outils numériques par les organisations de toute nature et par chacun d’entre nous. Depuis vingt ans, l’administration numérique a surtout servi à fermer les guichets pour réduire les effectifs, avec la dégradation de la qualité de service que chacun constate. L’extension du télétravail et l’apprentissage de l’animation des équipes à distance bouleverse l’organisation du travail dans l’administration comme dans l’entreprise. Une bonne partie du back office et de l’expertise peut désormais s’exercer à distance. À quoi bon vouloir concentrer ces agents dans les métropoles alors qu’ils peuvent travailler partout sur le territoire ? À quand des espaces de coworking administratif dans les villes moyennes permettant d’améliorer la qualité de vie des agents et de générer de l’économie résidentielle ? Le scénario vaut la peine qu’on y réfléchisse et implique un renouvellement radical de la culture managériale dans l’administration et de ses outils. N’est-ce pas un objectif pour les nouveaux secrétariats généraux communs ?

Incarnation de l’État jacobin, partenaire actif de la décentralisation, pivot des politiques contractuelles, le corps préfectoral peut être à nouveau au centre du jeu de politiques territoriales profondément renouvelées dans leurs enjeux et leurs méthodes. C’est l’organisation administrative dans son ensemble qui doit changer de paradigme. La rationalité bureaucratique, avec son organisation hiérarchique et cloisonnée, a fait son temps. L’action publique doit aujourd’hui marcher sur deux jambes : l’initiative du terrain, portée par les collectivités locales et lasociété civile, soutenue et régulée si besoin par l’État ; l’ingénierie, l’expertise et l’intégration stratégique, qui gagneraient en légitimité et en pertinence si elles étaient produites par l’administration au lieu d’être sous-traitées à des cabinets de consultants dont on ne se souvient pas avoir vu les résultats sérieusement évalués… Tout l’enjeu, pour les préfets et leurs collaborateurs, est d’être les moteurs de cette transformation tout en restant garants de la continuité de l’État, de la protection des populations et du respect des citoyens. Le métier restera donc encore longtemps très motivant.

  1. L. n2015-991, 7 août 2015, portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe ».
  2. Cinquième comité interministériel de la transformation publique (CITP), 5 févr. 2021, Mont-de-Marsan.
  3. Notamment la boussole de la résilience élaborée par le centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA), www.cerema.fr
  4. www.vie-publique.fr/rapport/37423-haut-conseil-pour-lavenir-de-lassurance-maladie-rapport-2018
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