L’éducation nationale au risque des territoires

Rapport annuel des Inspections générales
Le 4 avril 2018

Le rapport 2016 des inspections générales de l'Éducation nationale (IGEN et IGAENR), intitulé « Territoires éducatifs : état des lieux et perspectives », publié le 2 mars dernier, propose une vision renouvelée et bienvenue de la « territorialisation » éducative, même si on peut regretter que quelques comparaisons n’aient pas été tentées avec l’organisation de l’enseignement agricole.

Les territoires, espaces vécus et appropriés sur le plan politique ou symbolique, se transforment profondément depuis 40 ans. Ces mutations renvoient tout à la fois aux forces « globales » de la mondialisation, de la métropolisation, de l’intensification des flux et des mobilités ou de la transition numérique, mais aussi aux politiques nationales de décentralisation, de gouvernance multi-niveaux associant l’échelon européen, de nouveau management public, de réformes territoriales touchant compétences et périmètres d’intervention (montée en puissance des métropoles et des grandes régions, élargissement des intercommunalités, création des régions académiques). Comment les organisations éducatives et de la recherche s’adaptent-elles à ces changements ?

Le rapport 2016 des inspections générales de l'Éducation nationale (IGEN et IGAENR), intitulé « Territoires éducatifs : état des lieux et perspectives » et publié le 2 mars dernier, tente de décrypter l’articulation entre le national et le local – avec les partenaires de l’École que sont les collectivités – dans un pays à tradition centralisatrice, puis de tracer quelques pistes prospectives. Les inspecteurs ont décortiqué 120 rapports nationaux ou académiques, et proposent une vision renouvelée et bien venue de la « territorialisation » éducative, même si on peut regretter que quelques comparaisons n’aient pas été tentées avec l’organisation de l’enseignement agricole.

Le millefeuille du tournant territorial

Les premières parties du rapport montrent le processus de recomposition des espaces éducatifs et étudient comment la prise en compte de l’émergence du fait territorial rencontre des résistances multiples dans le système éducatif au moment où, paradoxalement, la massification des flux s’est accompagnée d’une hétérogénéité croissante du public scolaire, d’un accroissement des inégalités socio-spatiales entre établissements.

Laisser davantage d’initiatives aux responsables locaux, adapter les politiques voire les pédagogies aux caractéristiques propres des territoires, nouer des partenariats, autant de réponses à ces problèmes complexes.

De fait, les universités ont ouvert le chemin de l’autonomie et de la décentralisation fonctionnelle tandis que les établissements secondaires sont devenus en 1985 des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) pilotés par des cadres, représentants de l’État, mais pouvant recevoir des directives des collectivités territoriales de référence. Ces dernières ont vu parallèlement leurs rôles se renforcer au fil des années, dépassant la question des bâtiments et du fonctionnement matériel, pour s’élargir aux missions de service public, au sein des établissements voire en dehors (périscolaire), notamment depuis 15 ans avec le développement des usages du numérique. Il en résulte une territorialisation plus affirmée, avec un système d’acteurs compliqué.

Les inspecteurs généraux reviennent évidemment sur ce millefeuille administratif avec ses quatre niveaux de pouvoirs :

  1. l’État autour de 17 régions académiques, 30 académies et 97 Directions des Services Départementaux de l’Education Nationale (DSDEN) en charge de la mise en œuvre de la stratégie académique;
  2. les Régions renforcées par les lois récentes et qui revendiquent un rôle dans les politiques de développement, d’aménagement du territoire et de formation;
  3. les conseils départementaux,
  4. les communes, auxquelles s’ajoutent les différentes intercommunalités et métropoles – un peu négligées dans le rapport alors qu’elles sont amenées à jouer un rôle clé dans le paysage notamment universitaire.

Ajoutons qu’à l’échelle infra-départementale existent encore des bassins de formation pour le second degré et des circonscriptions, unité territoriale du premier degré, dotées d’inspecteurs (IEN) qui sont les interlocuteurs des équipes pédagogiques et des partenaires, puis au niveau local, les établissements secondaires. Cette organisation locale est rarement en cohérence avec la sectorisation, les bassins d’emploi, les bassins de vie ou les découpages administratifs récents (intercommunalités). Ajoutons que les questions pédagogiques sont très inégalement prises en compte : « le pilotage pédagogique paraît très en retrait par rapport au pilotage gestionnaire, comme si l’on avait oublié l’élève, et comme si le souci des moyens avait pris le pas sur celui des fins » (p. 70).

À la recherche de la subsidiarité et d’un nouveau pilotage

Ces nouvelles configurations posent inévitablement des questions de gouvernance multi-niveaux et multi-partenariales. Le rapport souligne alors l’intérêt d’un travail en réseau et d’une approche par « subsidiarité éducative » fondée « sur une affectation des moyens globale et un rôle important accordé à l’évaluation et à la qualité » (p. 80). Mais les obstacles sont nombreux : manque de stabilité dans les politiques éducatives et les périmètres des territoires institutionnels, coopération entre partenaires encore insuffisante, défiance réciproque ou « ignorance entretenue » avec certaines collectivités locales. Ces retards constituent un frein redoutable tout comme les inégalités de moyens, avec le risque de creuser les différences entre territoires, à l’image des fractures dénoncées à propos du numérique. Le rapport fait également état de « la difficulté pour l'Éducation nationale d'être reconnue comme un partenaire pertinent des autres politiques publiques et des autres services déconcentrés de l'État. C'est par exemple le cas de la politique de la ville, et de la difficulté pour l'Éducation nationale, dans les territoires qu'elle a identifiés elle-même comme zones d'éducation prioritaire, d'être reconnue à sa juste place » (p. 61). Quels sont alors les bonnes échelles de pilotage stratégique, les instruments à privilégier, les partenariats à animer ? Les auteurs du rapport proposent quelques pistes en insistant sur le rôle clé des projets académiques comme document de pilotage, sur la cartographie des enjeux, sur la prise en compte du parcours des élèves, et enfin sur la place centrale des cadres, des chefs d’établissement et inspecteurs, devant jouer un rôle plus stratégique, ce qui implique, même si les auteurs du rapport ne l’évoquent guère, de nouvelles compétences et formations.

L’ESR entre pôles d’excellence et maillage des espaces

Une courte partie du rapport revient sur les enjeux de l’enseignement supérieur et de la recherche en insistant sur l’apport des collectivités territoriales mais aussi sur la tension ancienne entre attractivité/recherche d’excellence des grandes métropoles, et cohésion/aménagement du territoire nécessitant le soutien aux sites des villes moyennes. Pour les inspecteurs généraux, il s’agit de faire jouer un rôle de régulateur aux recteurs mais surtout de spécialiser et différencier les sites, tout en articulant les mécanismes de coopération et de compétition. Sur ce plan, la réflexion mériterait d’être encore approfondie pour faciliter le « ruissèlement » de l’enseignement supérieur et de la recherche vers les territoires et acteurs socio-économiques éloignés des écosystèmes métropolitains.

De l’intérêt des « territoires-réseaux »

Enfin, le rapport s’achève sur une partie prospective où les auteurs proposent une autre « territorialisation de l'éducation », reposant de façon paradoxalement « descendante » et pyramidale, sur une nouvelle organisation privilégiant les régions académiques, dont l’action actuelle est jugée peu lisible et « affaiblie par la lourdeur des organisations » (p. 107), et sur le renforcement des compétences départementales, et notamment celles des directions des services départementaux de l'Éducation nationale (DSDEN) dont le périmètre pourrait être revu pour mieux prendre en compte des problématiques interdépartementales et pour répondre au besoin de proximité. Mais pourquoi fallait-il insister autant sur ce meccano administratif alors que la territorialisation a besoin d’espaces de liberté pour des co-constructions innovantes ? Si l’on ne peut qu’adhérer à une vision selon laquelle « l’échelon académique doit renoncer à un mode de pilotage pyramidal et hiérarchique au profit d'un mode de pilotage plus participatif fondé sur la recherche du niveau le plus pertinent de l'opérationnalisation de l'action » (p. 66), la vision prospective des inspecteurs généraux soulève d’autres questions sur les interactions entre Recteurs et Directeurs départementaux, sur les risques d’une « départementalisation de l’éducation nationale » qui irait à contre-courant du sens de l’Histoire, sur les réels besoins d’expertise en ingénierie territoriale, sur l’évaluation des effets de la nouvelle carte régionale dont il est permis de douter qu’elle soit « apparue plus homogène et réductrice des inégalités » (p. 108).

Pourquoi, ne pas envisager des organisations apprenantes – le thème des territoires apprenants est délaissé – de façon plus « ascendante » en partant des initiatives des établissements scolaires, des bassins de vie « ouverts » au sein d’un ou plusieurs départements, des Régions régulatrices et des réseaux, avec des mécanismes appropriés aux spécificités locales et accompagnés d’une gouvernance adaptée ?

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