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Les motivations des enseignant·e·s pour la participation au programme CitizenCampus

Le 14 août 2020

Sait-on pourquoi l’on dit « oui » quand on est enseignant·e et que l’on vous propose de participer à la création d’une formation originale ? Les raisons sont multiples, pas toujours – et pas toutes – explicites, en partie inconscientes et liées aux personnes. « On rejoint un projet, on quitte un chef », énonce l’adage managérial.

J’ai dit « oui » sans question, et avec beaucoup d’intérêt, lorsqu’Isabelle Forge-Allégret m’a proposé de participer à ce qui n’avait pas encore de nom, et qui est devenu CitizenCampus. Alors, voici a posteriori une tentative d’analyse des raisons pour lesquelles j’ai accepté, un étonnement après trois saisons et quelques considérations plus générales sur ce qu’un·e enseignant·e peut apporter aujourd’hui à des étudiant·e·s, à un moment où nous vivons dans le même temps une sorte d’encyclopédisme numérique et la formation des opinions par les media et les réseaux sociaux.

Quatre familles de raisons pour lesquelles j’ai dit « oui » :

  • CitizenCampus s’inspire fortement des méthodes de formation des auditeurs de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST)1 dont j’avais testé l’intérêt, l’utilité et l’efficacité ;
  • pendant les six ans où j’ai dirigé PEPITE oZer2, l’incubateur étudiant de l’université de Grenoble Alpes (UGA), j’ai réalisé à quel point les étudiant·e·s – ici plutôt de jeunes entrepreneurs – étaient capables de trouver les sources de connaissances dont ils avaient besoin, même lorsqu’elles étaient loin de leur domaine de diplomation, mais qu’ils étaient demandeurs d’un enseignement, voire d’un accompagnement personnalisé, et qu’ils s’entraidaient beaucoup dans l’espace de coworking ;
  • le challenge était intéressant et très original, voire transgressif à l’université ;
  • j’en avais envie et j’avais le temps.

CitizenCampus s’inspire fortement des méthodes de formation des auditeurs de l’IHEST

Pour une présentation du cycle national de formation de l’IHEST, – « Une formation unique pour appréhender les enjeux de société » –, le plus simple est d’aller sur le site. J’ai eu la chance d’en bénéficier, et cela m’a changé comme personne, comme enseignant·e et comme dirigeant·e. Je ne crois pas être le seul et ce résultat est en soi étonnant. Pourquoi ?

Une promotion d’auditeurs de l’IHEST, c’est une quarantaine de personnes d’origines professionnelles différentes, sélectionnées après un parcours professionnel marqué souvent par des succès ou repérés pour leur potentiel. Ils vont se retrouver ensemble trente-deux jours sur l’année dans des endroits et des pays étonnants. Et là, ils seront exposés à des intervenants variés et parfois surprenants.

On leur demandera de faire des devoirs ensemble sur des sujets auxquels ils ne connaissaient rien, avant de les saisir grâce à l’audition d’experts, la recherche documentaire et l’intelligence collective. Bref, une quarantaine de « mâles et de femelles dominant·e·s », – la parité est strictement respectée, pas comme dans les accords en genre et en nombre – chef·fe de ceci, directeur·rice ou responsable de cela, qui rapidement s’acclimatent en vivant ensemble le temps des séminaires, – au point de finir parfois dans l’esprit potache –, perdent l’esprit de compétition qui les a menés là où ils sont, – au moins le temps des sessions. Ils apprennent ainsi la puissance de l’intelligence collective et développent encore leur esprit de finesse sur des sujets difficiles. Quel souvenir, par exemple, que cette session sur le risque, où nous écoutions des interventions d’une spécialiste des crues de la Seine, d’un assureur spécialisé dans l’agriculture et qui pouvait couvrir les paysans du risque de mauvaise récolte et d’un expert dans l’étude du passage à l’acte terroriste.

Et ça marche !

Alors voilà les attendus de ma décision qui viennent de l’IHEST :

  • si cela marche avec une population déjà « assise dans la vie », à plus forte raison avec un public de jeunes adultes, à l’aube de leur vie professionnelle.
    J’avais constaté, à l’incubateur PEPITE oZer, que les étudiant·e·s pratiquent aisément l’intelligence collective, pour autant qu’on les mette dans de bonnes conditions. À l’incubateur, c’est l’espace de coworking, espace de vie. À L’IHEST, ce sont les séminaires et voyages d’études. Il reste donc à inventer pour CitizenCampus l’équivalent, moins cher, et intégrable dans un calendrier d’étudiant. Faisable mais pas simple ! Mais on peut trouver sur le territoire grenoblois des intervenants de grande qualité, universitaires ou pas, et des lieux de recherche, de culture, de décision publique, des musées, des entreprises prêts à accueillir ce projet et ces étudiant·e·s ;
  • le président de l’IHEST nous a prié de « rendre à la société » ce qu’elle nous a donné en finançant cette formation onéreuse, alors rendons !

L’expérience de l’incubateur étudiant

Les étudiant·e·s-entrepreneur·se·s sont capables d’appendre sans enseignant·e. Mais pas seuls. Ils pratiquent l’intelligence collective sans le savoir, dans l’espace de co-working. Ils demandent des cours courts, pratiques, assurés par des praticiens, c’est-à-dire des personnes qui savent enseigner ce qu’ils pratiquent ou ont pratiqué, assez souvent très différents de ce que peut proposer un enseignant·e-chercheur·se. Dans le cadre d’un programme IDEX « Cross Entrepreneurship training », nous étions partis de la demande des enseignant·e·s-chercheur·se·s, qui était extrêmement variée. Impossible de faire un programme pour tout le monde, tant la demande de personnalisation était forte. Pas de package, que du sur-mesure. Considérant qu’à l’UGA, il avait presque tout, en matière de formation, mais :

  • qu’elles n’étaient accessibles qu’en étant inscrit à ces formations diplômantes ;
  • qu’il n’était pas possible de n’en suivre qu’une partie ;
  • que la description des programmes n’était pas assez détaillée pour identifier des parties intéressantes pour tel ou tel étudiant ;
  • qu’aucun support n’en consolidait les plannings détaillés.

Nous avons obtenu un accord politique ouvrant toutes les formations de l’UGA aux étudiant·e·s-entrepreneur·se·s, en tant qu’auditeurs libres, dans la mesure des places disponibles. Et nous avons recruté une ingénieure pédagogique, chargée d’identifier les besoins, de rechercher les formations, de contacter les responsables et enseignant·e de ces formations, et de mettre de l’huile dans les rouages d’une organisation complexe et parfois rigide faite pour diplômer et non pas accueillir des auditeurs libres.

Et le succès a dépassé nos espérances. On n’attendait pas, par exemple, un étudiant de DUT dans le domaine du bâtiment suivre avec intérêt des parties d’une formation à l’institut de Sciences politiques. On pourrait multiplier les exemples, mais voici la conclusion qui m’a aussi mené à CitizenCampus.

Certains jeunes ont des curiosités et des capacités beaucoup plus larges que celles de l’offre académique proposée dans l’organisation actuelle. Certes, il n’est pas impératif que l’Université réponde à cette demande. Elle l’a fait cependant dans le domaine de l’entrepreneuriat. Pourquoi ne le ferait-elle pas dans le domaine des relations sciences et société ? Les deux domaines sont d’intérêt public.

La quête de sens est éternelle, mais ses modalités changent

Au xviiie siècle, l’idéal encyclopédiste, exigeait un effort énorme d’acquisition des connaissances dans des domaines variés des sciences et de la philosophie. Il supposait aussi du temps, des moyens et l’appartenance à l’élite de la société, quoique certains encyclopédistes étaient d’origine modeste comme François Quesnay. On peut supposer cependant que cet effort d’apprentissage, et le désir intense qui l’animait, forgeait les personnalités et répondait à leur désir de sens.

Aujourd’hui, presque tout le savoir du monde est à la portée d’un pouce sur un smartphone. La soif de comprendre, la quête de sens ne sont pas moindres, et les controverses aussi. C’est pourquoi répondre à ces attentes doit prendre de nouvelles modalités ; comme d’ailleurs l’enseignement, mais c’est une autre histoire.

Expérimenter ces nouvelles modalités au travers d’une proposition comme CitizenCampus est une expérience passionnante, parfois surprenante, sûrement d’intérêt public. Elle sera de plus en plus demandée par les étudiant·e·s, mais pas seulement, et par les universités, mais pas seulement. Ouvrir, par exemple, ce type de formation à des personnels en entreprise, dans le cadre de la formation continue serait une nouvelle étape intéressante à envisager.

Depuis Platon et Adam Smith, la spécialisation est un des moyens d’améliorer la production économique. C’est aussi une des conditions majeures pour le recrutement des enseignant·e·s-chercheur·se·s et le développement de leur activité. Mais il y a aussid’autres besoins et d’autres demandes. Ce sont à celles-là que répond CitizenCampus. Je conclurai donc avec Francis Picabia : « Un Homme3 intelligent ne doit avoir qu’une spécialité, c’est d’être intelligent. »

  1. https://www.ihest.fr/
  2. http://www.ozer-entrepreneuriat.fr/
  3. Je me suis permis de mettre un H majuscule, concession minimale à l’écriture inclusive, ce que n’avait pas fait Picabia, même si son intention ne fait pas de doute.
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