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Sezin Topçu : « Nous assistons à un recul impressionnant du debat démocratique par rapport à la décennie précédente. »

Sezin Topçu
Le 15 février 2023

Sciences et société, sciences citoyennes, sciences participatives et, sur un plan plus large, démocratie participative, budget participatif, co-construction, démocratie écologique, etc. : tous ces termes qui, depuis quelques années, circulent abondamment au sein de certaines sphères scientifiques, se retrouvent aussi sur les lèvres de bon nombre de décideurs publics, surtout locaux, désireux de répondre aux aspirations des citoyens, et sont le credo d’associations et de militants. Mais sont-ils autre chose que des concepts lorsqu’ils rentrent « en collision » avec le gouvernement des technosciences ? Entretien avec Sezin Topçu, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui étudie de près les transformations des controverses publiques en matière de nucléaire, d’environnement et de santé.

Sezin Topçu

Chercheuse au CNRS, ses recherches portent sur les formes de gouvernement des innovations techniques et médicales controversées, en particulier sur les processus de leur normalisation, mais aussi sur l’éventuel échec de leur insertion dans le corps social, sous l’effet des contestations sociales. Deux phénomènes sont au cœur de ses enquêtes empiriques : nucléarisation et médicalisation. Et deux types de mouvements ou formes de militantisme l’intéressent, en premier lieu dans leur rapport à la technique : mouvements écologistes/environnementaux (et leur critique ou réappropriation des technologies lourdes, à commencer par le nucléaire), d’un côté ; mouvements féministes (et leur critique ou réappropriation des technologies reproductives et d’obstétrique), de l’autre. Enfin, deux contextes nationaux font l’objet de ses travaux : la France et la Turquie.

Au croisement des études sociales et culturelles des techniques (histoire et STS), de la sociologie de la critique, de l’analyse des controverses publiques, et des études sur la gouvernementalité, ses thématiques de recherche portent sur plusieurs aspects :

  • transformations des controverses publiques en matière de nucléaire, d’environnement, et de santé reproductive (notamment les violences obstétricales) ;
  • critique de la technique au sein des mouvements environnementalistes et féministes ;
  • savoirs citoyens/profanes, contre-expertise, démocratie technique et sanitaire ;
  • gouvernement du risque, de la critique, et de l’opinion publique, gouvernement de et par la catastrophe.

Quel regard portez-vous à propos des récentes décisions du pouvoir en France relatives à l’énergie nucléaire et plus largement en ce qui concerne l’introduction des innovations dans la société ?

Les faits récents nous racontent une toute autre histoire que celle d’une démocratie participative ou écologique « en marche », qu’il s’agisse du nucléaire, de la crise sanitaire ou d’autres domaines tels le secteur du numérique ou l’industrie pharmaceutique. Je pense que nous assistons même à un recul impressionnant du débat démocratique par rapport à la décennie précédente. J’en veux pour preuve, s’agissant du nucléaire, le discours du président de la République, prononcé au Creusot le 8 décembre 2020, où il a affirmé que notre avenir « économique et écologique » passerait par le nucléaire, puis son allocution télévisée du 9 novembre 2021 durant laquelle il a déclaré qu’il souhaitait une relance de la construction de réacteurs nucléaires en France – avec au passage l’administration d’une troisième dose de vaccin liée au pass sanitaire – et, enfin, le discours de Belfort du 10 février 2022 où il a annoncé la construction de six réacteurs pressurisés européens (EPR, European pressurized reactor), type EPR2, pour une mise en service du premier réacteur en 2035.

Nous n’avons jamais eu en France de débats à l’échelle nationale sur les choix énergétiques et plus largement sociétaux.

Or, ces annonces ont-elles été précédées d’un débat sur l’arrêt ou la poursuite du nucléaire ? Certainement pas, puisque la consultation citoyenne sur la relance du nucléaire organisée par la Commission nationale du débat public (CNDP), rendue obligatoire par la loi mais dont l’avis n’est que consultatif, vient à peine de commencer… En fait, nous n’avons jamais eu en France de débats à l’échelle nationale sur les choix énergétiques et plus largement sociétaux.

J’observe encore que le Gouvernement, dans le but de « gagner du temps » pour construire ces nouvelles centrales, veut simplifier les procédures administratives : les sites seraient ainsi dispensés d’autorisation d’urbanisme car le contrôle de conformité serait assuré par les services de l’État. Un projet de loi en ce sens a été présenté en Conseil des ministres, projet pour lequel le Conseil national de la transition écologique (CNTE), qui regroupe syndicats, patronat, ou encore des organisations non-gouvernementales (ONG), a « regretté les délais insuffisants » qui lui ont été laissé pour se prononcer sur ce texte.

Il y a une volonté de la part du Gouvernement, comme d’EDF, de passer en force alors que la consultation citoyenne est en cours. Je note enfin la même volonté de « gagner du temps » cette fois sur la mise en chantier des parcs éoliens offshore, ce qui fait réagir les pêcheurs qui dénoncent eux aussi une absence de concertation.

Ce passage en force constitue-t-il un phénomène nouveau ?

Absolument pas ! Emmanuel Macron a « enfilé les habits » de l’ancien Premier ministre Pierre Messmer qui avait annoncé en 1974, dans le cadre du premier grand plan de nucléaire civil lancé en France, la construction d’environ 80 réacteurs jusqu’en 1985. Mais à l’époque il fallait environ cinq ans pour construire une centrale nucléaire alors que l’EPR de Flamanville, dont la construction a démarré en 2006, n’est toujours pas opérationnel ! Les procédures administratives étaient très légères pour mettre en place les chantiers, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. En outre, depuis Tchernobyl, puis Fukushima, de nouvelles normes de sécurité ont été imposées au niveau européen. Dans les années 1970, plus on allait vite, moins la contestation se faisait entendre. À partir du moment où les projets devenaient réalité, les contestations s’estompaient. C’était aussi une manière d’essouffler les mouvements de contestation. Plus près de nous, la décision de construire l’EPR de Flamanville n’a pas non plus fait l’objet de concertations véritables et le débat de la CNDP a été boycotté dans un contexte médiatique agité à la suite de la fuite dans les médias d’un document secret défense mettant en cause la sécurité de ce nouvel EPR. D’ailleurs il a été précédé de l’annonce par le président Nicolas Sarkozy de la construction de ce réacteur, ce qui rendait ce débat caduc. Mais l’ancien président s’était ensuite montré plus discret sur le sujet que son homologue actuel qui, critiqué pour son inertie en matière de transition énergétique, a redoré le blason du nucléaire, bien terni après Fukushima, en le qualifiant d’« écologique ».

Il existe une injonction générale à l’innovation, le déterminisme technologique prime, le progrès apparaît comme inévitable.

C’est d’ailleurs dans ce dernier point que réside la nouveauté : le nucléaire ce n’est plus le problème mais la solution si l’on se cantonne à la seule production d’électricité d’une centrale nucléaire qui, certes, émet peu de CO2 par rapport aux énergies fossiles. Toutefois, c’est oublier un peu vite l’extraction minière, très énergivore, le transport de l’uranium et bien entendu le problème des déchets ! Là encore cette controverse sur le nucléaire en « sauveur » du climat n’a jamais été débattue sur la place publique alors que cette notion de « nucléaire écolo » date de la fin des années 1980, instillée notamment à l’initiative d’anciens collaborateurs du commissariat aux énergies atomiques (CEA). Le nucléaire en France n’a donc jamais été « démocratisé » : c’est plutôt le nucléaire qui a « atomisé » la démocratie !

Dans les années 1970, plus on allait vite, moins la contestation se faisait entendre. À partir du moment où les projets devenaient réalité, les contestations s’estompaient. C’était aussi une manière d’essouffler les mouvements de contestation.

En outre, la guerre en Ukraine et les problèmes énergétiques posés par ce conflit font qu’il devient plus difficile de remettre en cause le nucléaire, en particulier dans les pays qui en dépendent. En Allemagne, le Chancelier vient d’autoriser le prolongement de l’exploitation de trois centrales nucléaires pour répondre aux besoins énergétiques face à l’arrêt des livraisons de gaz russe alors que les Verts, très opposés au nucléaire, font partie de son Gouvernement…

En 1974, la justification c’était l’urgence énergétique. En 2021, c’est l’urgence climatique qui est mise en avant pour justifier la construction de nouvelles centrales nucléaires. Cet argument de l’urgence est typique du gouvernement des technosciences qui agit par et pour la crise, un aspect alimentant l’autre. Le déploiement de la 5G répond également à l’urgence : en dépit de la volonté de certaines grandes collectivités de débattre de cette technologie avec les citoyens, les infrastructures sont déployées rapidement par les industriels avec le soutien de l’État… Il existe une injonction générale à l’innovation, le déterminisme technologique prime, le progrès apparaît comme inévitable. D’ailleurs, dès le xixe siècle, le progrès a primé : après la première catastrophe ferroviaire en France en mai 1842 qui a fait 55 morts et refroidit l’enthousiasme du public pour le transport ferroviaire et plus largement pour le progrès, Alphonse de Lamartine, alors député, dans un discours à la Chambre, prononça ces mots : « Plaignons les victimes, plaignons-nous et marchons ! » En fait, dès qu’un secteur débute son activité il est diffusé, domestiqué et devient irréversible. Ainsi la chimie a-t-elle contaminé les champs, mais ce n’est qu’après cette contamination que la régulation est intervenue pour procéder à des ajustements. Le principe de précaution n’a presque jamais été appliqué. Ce qui pose une question d’ordre général que l’on peut faire remonter depuis le début de la révolution industrielle : qui décide quoi, au nom de qui ?

S’agissant du nucléaire, n’existe-t-il pas tout de même plus de transparence, d’information et de participation citoyenne que dans les années 1970 ?

Bien sûr qu’il y a eu des avancées sur ces sujets par rapport aux années 1970 où les seuls détenteurs des informations techniques étaient EDF et le CEA. Cependant, dans la décennie qui a suivi l’annonce du programme électro-nucléaire français, les mouvements antinucléaires et écologistes ne voulaient pas améliorer le fonctionnement des centrales : ils rejetaient le nucléaire comme énergie, réclamaient le désarmement, critiquaient la société capitaliste, centralisée et autoritaire. La revendication d’une démocratie écologique était alors très forte. Cela aurait pu éventuellement conduire à une explosion sociale sur le nucléaire mais les autorités ont tout fait pour qu’elle ne survienne pas : quatre décennies de travail politique soutenu avec force communication, sondages d’opinion, utilisation des sciences sociales, groupes de pression pro-nucléaire aux discours très hygiénistes contre les opposants pour qu’ils ne « contaminent » pas la population avec des discours anti-nucléaires, etc., ont réussi à écarter une remise en cause du nucléaire par la population. Ce travail de fond a également eu pour effet d’affaiblir sensiblement les mouvements anti-nucléaires. Pourtant on voit renaître ces dernières années une certaine radicalité des opposants à propos du projet de site d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure. Dans ce dossier l’heure n’est en effet plus à la concertation mais à l’affrontement sur le terrain, ainsi que dans l’arène judiciaire.

Pour en revenir aux années 1980, après la catastrophe de Tchernobyl le panorama de la contre-expertise nucléaire change profondément. Face au gouvernement du secret en matière nucléaire et donc au défaut d’information objective de la population, deux laboratoires indépendants de radioactivité se sont créés, à savoir l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’ouest (ACRO) et la commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) dans le sud-est. Hormis quelques chercheurs, ces entités sont composées majoritairement d’acteurs extérieurs aux milieux de la recherche et de l’expertise nucléaire (enseignants, médecins, commerçants, infirmiers, agriculteurs, etc.). Cette hybridité des groupes mobilisés dans la période post-Tchernobyl révèle l’entrée en scène d’un nouvel acteur : les associations de contre-expertise où les chercheurs ne sont plus au cœur des mobilisations. Les cas de l’ACRO et de la CRIIRAD témoignent en effet d’un mouvement plus général de réappropriation des sciences et des risques par les non-spécialistes depuis les décennies 1980 et 1990.

Cette participation citoyenne a-t-elle été jusqu’à la participation aux prises de décisions ou a-t-elle été cantonnée à la gestion des risques ?

Non, il n’y a jamais eu de réelle participation aux prises de décisions engageant l’avenir du secteur nucléaire. Les associations de contre-expertise ont avant tout dû se battre pour arracher leur légitimité. Lorsque vous avez face à vous un appareil d’État et des industriels dotés de compétences et de moyens financiers de taille, la légitimité est la première des préoccupations et cela prend des années ! Aujourd’hui les laboratoires de l’ACRO et de la CRIIRAD sont classés parmi les laboratoires officiels agréés pour la mesure de la radioactivité.

Au fil du temps, le rôle de contre-expertise de ces deux associations a fini par s’imposer. Leurs membres participent aux instances d’expertise plurielle ou aux commissions d’informations locales en tant qu’experts associatifs, même si les différences de stratégie persistent sur la question de la participation. La CRIIRAD, par exemple, rejette certaines sollicitations par crainte d’être « récupérée ». De fait, cette voie de la contre-expertise plutôt que de l’affrontement avec le nucléaire, si elle pousse les autorités, sous le feu des critiques, de la pression médiatique, voire judiciaire, à aller vers plus de transparence, comporte néanmoins pour les associations le risque d’être manipulées et de se voir cantonnées au rôle de « contrôleur du nucléaire » ou de « cogestionnaire du risque ». Ainsi, dans les commissions expertes, les autorités « choisissent » avec soin les documents qui sont communiqués aux associations qui, de plus, se retrouvent parfois à travailler gratuitement sur des dossiers… Des associations qui ne sont d’ailleurs pas dupes de ces manœuvres visant à les éloigner du terrain et des actions plus radicales même si la violence n’a jamais été un outil privilégié des opposants au nucléaire.

En effet, le contre-pouvoir citoyen et associatif ne peut suffire à lui seul pour assurer une éventuelle démocratie écologique, qui reste un idéal. Rendre un contre-pouvoir permanent, lui donner les moyens, le pérenniser signifie l’institutionnaliser.

Mais cette difficulté n’est pas propre au nucléaire, les associations de patients dans le domaine pharmaceutique, par exemple, ont été confrontées au même dilemme : endosser le costume d’expert, très décrié dans les années 1970 car associé au « pouvoir », ou demeurer dans le militantisme, plus radical.

Hormis ce versant citoyen et associatif, existe-t-il aujourd’hui d’autres contre-pouvoirs qui n’hésitent pas à critiquer le nucléaire ?

Oui, puisque certaines institutions émettent des critiques à propos du nucléaire et il s’agit là d’un point majeur. En effet, le contre-pouvoir citoyen et associatif ne peut suffire à lui seul pour assurer une éventuelle démocratie écologique, qui reste un idéal. Rendre un contre-pouvoir permanent, lui donner les moyens, le pérenniser signifie l’institutionnaliser. En tout premier lieu ce travail revient au législateur qui bâtit ce socle institutionnel et régulateur. Puis, les agences comme l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN), gendarme du nucléaire en France, qui n’hésite pas, lors des comptes-rendus de ses activités de contrôle, à pointer, par exemple, le manque de rigueur d’EDF dans certaines centrales ou des performances dégradées et des lacunes en matière de protection de l’environnement. Mais l’ASN est-elle véritablement dotée des moyens humains et financiers pour assurer sa mission, à savoir le contrôle de la sûreté du parc nucléaire et la protection de la population et de l’environnement ? Ses haut-responsables n’hésitent pas à pointer, de temps en temps, ce problème dans les médias. Nous avons besoin d’agences de contrôle des risques réellement indépendantes des opérateurs et des ministères. Toutefois, l’ASN n’est pas la seule institution qui critique le nucléaire.

La Cour des comptes se montre elle aussi critique. Ainsi, dans un rapport public thématique consacré à la filière EPR, l’institution pointait, s’agissant de la construction de l’EPR de Flamanville, « un échec opérationnel aux causes multiples » et s’inquiétait « des conséquences graves pour l’ensemble de la filière » tout comme elle émettait des doutes sur le choix technologique des futurs réacteurs EPR2, ceux-là même dont la construction a été annoncée par le président Emmanuel Macron. En outre, dans une note du 18 novembre 2021, consacrée notamment au choix de production électrique, la Cour des comptes a estimé nécessaire la tenue d’un débat sur ce thème, qui constitue un défi à la fois technologique, technique et industriel, et dont les conséquences en termes d’emploi et d’aménagement du territoire se répercuteront sur plusieurs décennies. D’une manière générale, si, il y a encore une quinzaine d’années, le sujet des coûts du nucléaire était tabou, la Cour des comptes, qui contrôle le budget de l’État, et donc l’enveloppe affectée au nucléaire, a réussi à les publiciser.

Enfin, le débat sur la relance du nucléaire organisé par la CNDP, qui monte aussi au créneau par la voie de sa présidente Chantal Jouanno, même si son avis n’est que consultatif, va permettre de parler du nucléaire de manière plus vaste que le choix de tel ou tel réacteur, d’équilibrer les informations en circulation avec celles des autorités, tel que le nucléaire « écologique », et d’élargir l’éventail des personnes concernées.

Je pense que cette « polyphonie » institutionnelle composée d’entités dotées de moyens humains et financiers leur garantissant de pouvoir assurer dans les meilleures conditions leurs missions de contrôle en toute indépendance, combinée avec l’existence d’associations de contre-expertise citoyenne devrait permettre de tendre vers une démocratie idéale qui demeure un horizon. Il me semble d’ailleurs important de souligner que, comme les acquis démocratiques ne sont pas un patrimoine intouchable, ils nécessitent une veille permanente, ce qui exige davantage de forces de frappe.

Qu’attendez-vous du débat lancé par la CNDP ?

Sans remettre en cause la qualité de ce débat, l’examen historique de tels exercices officiels nous enseigne qu’il ne faut pas non plus être trop optimiste sur leur influence réelle. Outre des problèmes liés à leur organisation, leur impartialité, leur pertinence quant aux sujets traités, ils sont souvent fragiles, parce que contestés, mal compris ou mal aimés.

Lorsqu’ils ne sont pas soupçonnés, à tort ou à raison, d’être truqués – comme cela a été le cas du débat national sur l’énergie organisé en 2002-2003 –, ces débats officiels sont critiqués pour évincer le nucléaire, parce qu’il y a eu des précédents – avec, par exemple, le débat sur la transition énergétique sous François Hollande – ou pour l’insuffisance de leurs dispositifs. S’agissant des modalités, il serait en effet intéressant de compter le nombre de réunions organisées, de lieux et de gens touchés. Car, en multipliant les lieux de débats, on peut parvenir à une médiatisation relativement équilibrée des enjeux par rapport aux discours officiels, ce qu’il est difficile de réaliser si ne sont organisées qu’une dizaine de rencontres, par exemple. Les associations qui mettent en cause l’insuffisance du dispositif de la CNDP quant à l’organisation du débat, proposent d’ailleurs près de 80 débats alternatifs dans toute la France où seront projeté un film tourné sur l’histoire des débats anti-nucléaires.

Quels messages va-t-on envoyer aux générations futures à propos de l’irréversibilité des dommages ou du caractère soi-disant indispensable du nucléaire sous prétexte des urgences et des crises ?

Quant au fond, tout dépend comment sont « cadrés » ces débats. Quels sujets sont abordés, par exemple, des bilans sur l’industrie et les technologies employées, malheureusement rarement examinés, ou encore l’apport du « nucléaire écologique » dans la lutte contre le réchauffement climatique en France et dans le monde, quels arguments sont autorisés et mis en avant, même si le cadrage par le haut n’empêche pas une phase imprévisible dans les débats. Des débordements des cadrages prédéfinis ou officiels sont d’ailleurs assez fréquents.

Il me semble que pour qu’une telle agora publique soulève des questions de fond où l’ensemble des sujets et des données disponibles sont mis sur la table, et pas seulement des questions techniques et les « données autorisées », car il s’agit d’enjeux de société qui vont nous engager au moins pour un siècle, le cadrage devrait avant tout poser des éléments d’ordre général tels que : qui décide pour qui ? Quelles sont les conséquences ? Quels sont les coûts ? Quel type d’avenir souhaitons-nous pour notre société ?

Je rappelle que les six EPR2 qui sont sur la table pourraient coûter au minimum une quarantaine de milliards d’euros, que leur technologie pose question1, que EDF, très endetté, se trouve dans l’impossibilité d’investir une telle somme et que le nucléaire français à l’international, même si la France a réussi à faire entrer l’atome dans la taxonomie verte de Bruxelles pour recueillir des fonds européens, est plutôt mal en point tant en Finlande qu’en Grande-Bretagne.

Quels messages va-t-on envoyer aux générations futures à propos de l’irréversibilité des dommages ou du caractère soi-disant indispensable du nucléaire sous prétexte des urgences et des crises ? La question sera-t-elle posée et réellement débattue : peux-t-on se passer du nucléaire, ce qui implique un autre type de société industrielle et au-delà un autre type de société tout court ?

  1. Cour des comptes, Entités et politiques publiques. La filière EPR, rapport thématique, synthèse, juill. 2020 : « EDF s’éloigne de la démarche d’optimisation de la technologie de l’EPR appuyée sur le retour d’expérience et permettant de profiter de l’effet d’apprentissage… On ne peut pas établir avec un degré raisonnable de certitude que les économies de construction de futurs EPR2 par rapport au coût de construction d’EPR de type Flamanville se matérialiseront. Pourtant, la seule hypothèse actuellement mise à l’étude par les pouvoirs publics en matière de nouveau nucléaire est celle de la construction de six réacteurs de type EPR2, par paires ».
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