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Sobriété numérique : les collectivités locales en première ligne

Impact du numérique sur l'environnement
©Adobe Stock
Le 25 juin 2020

Face à l’explosion des usages du numérique, amplifiée par la crise liée au covid-19, et alors que l’accélération de la transition écologique est souvent citée dans les feuilles de route et plans de relance par de nombreuses organisations pour préparer « le monde d’après », la question de la réduction de l’empreinte carbone du numérique semble plus que jamais d’actualité.

 

On estime aujourd’hui que les technologies de l’information et de la communication représentent entre 2 à 10 % des émissions de dioxyde de carbone (avec un consensus autour de 4 à 5 %) bien après les transports, l’habitat, l’agriculture ou encore l’industrie. Sur fond de sortie de crise post-covid-19 et de Pacte vert pour l’Europe de la Commission européenne, l’enjeu d’un numérique plus responsable et plus durable, que recouvre le terme de sobriété numérique, devient progressivement incontournable.

 

Plusieurs rapports (Conseil national du numérique (CNNum), Sénat ou encore The Shift Project) avec des recommandations sont attendus sur ces différents sujets durant l'été.

 

La mission d'information du Sénat relative à l'empreinte environnementale du numérique est la première à faire connaître ses propositions : elle vient de publier ce 24 juin sa feuille de route, "Pour une transition numérique écologique", regrettant l'absence de stratégie transversale publique visant à atténuer les impacts environnementaux du numérique, listant 25 propositions (parmi lesquelles : l’introduction d’une taxe carbone aux frontières européennes, un taux de TVA réduit sur la réparation de terminaux et l’acquisition d’objets électroniques reconditionnés, une incitation à l’installation de data centers en France, former les nouvelles générations à un numérique sobre, mettre à disposition des collectivités territoriales un cadre méthodologique d’évaluation environnementale des projets smart...). Les travaux de cette mission d'information sénatoriale, présidée par Patrick Chaize  (Les Républicains – Ain), doivent se poursuivre au-delà de cette publication, certaines auditions et certains déplacements ayant été reportés en raison de la crise sanitaire.

 

D’où vient ce terme de « sobriété numérique » et que recouvre-t-il exactement ? Est-ce un concept en vogue menacé de greenwashing ou un véritable levier d’action pour agir sur l’environnement ? Comment les collectivités locales peuvent-elles s’engager dans cette voie ?

Numérique et environnement, deux transitions à faire converger

La prise de conscience de l’impact du numérique sur l’environnement est récente. C’est en mars 2018 que la question connaît un nouvel élan dans le débat public, avec la parution du livre blanc Numérique et environnement – Faire de la transition numérique un accélérateur de la transition écologique1. Fruit d’une collaboration inédite entre l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), la Fondation Internet nouvelle génération (Fing), GreenIT.fr et WWF France, ce document de référence identifie quatre grands chantiers pour mettre la puissance de transformation du numérique au service de la transition écologique : réduire l’empreinte écologique du numérique, mieux concevoir les politiques environnementales, soutenir l’innovation numérique en faveur de l’écologie et mobiliser le potentiel des données. Avec vingt-six propositions à la clef pour passer à l’action, par exemple, généraliser l’affichage « durabilité » sur les équipements numériques, rendre obligatoire l’éco-conception des services numériques, créer des territoires d’expérimentations numériques et écologiques pour accueillir les innovateurs qui veulent collaborer avec les pouvoirs publics, développer un label « numérique responsable » ou encore développer la culture de la donnée au service de l’écologie.

Source : synthèse des vingt-six propositions de Numérique et environnement, mars 2018

« L’État et les collectivités locales françaises ont développé de nombreux dispositifs pour soutenir l’innovation numérique, que ce soit d’importants programmes sur les véhicules autonomes, l’industrie du futur ou la ville intelligente, des appels à projets et des prix pour récompenser les innovateurs, ou encore des incubateurs de start-up. Mais ces dispositifs demeurent trop souvent aveugles aux enjeux écologiques ou s’y intéressent de façon superficielle » 2, prévient à l’époque Jacques-François Marchandise, le délégué général de la Fing.

À ce jour, ces vingt-six propositions élaborées il y a plus de deux ans sont quasiment toutes restées sans suite, l’enjeu aujourd’hui est de nourrir les plans d’action pour passer à l’échelle. Il y a urgence, car, aujourd’hui, le secteur du numérique augmente ses émissions de CO2 de 8 % par an3 et pourrait en émettre autant que le secteur automobile en 2025 selon The Shift Project, un think tank qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone. Une activité qui reste bien moins énergivore que les transports, l’habitat, l’agriculture ou l’industrie. Alors que nous entrons dans la deuxième phase de l’économie de l’Internet, celle de la révolution de l’intelligence artificielle, l’impact du numérique sur l’environnement pourrait être plus pressant, avec des besoins en équipements, en matériels, en terminaux ou en datacenters toujours plus importants et une exploitation non-durable des matières premières.

Une feuille de route sur le numérique et l’environnement en préparation

Saisi en février 2020 par Elisabeth Borne, ministre de la Transition écologique et solidaire et Cédric O, secrétaire d’État chargé du Numérique, le CNNum, en étroite collaboration avec le Haut conseil pour le climat, doit remettre d’ici l’été 2020 une cinquantaine de mesures au Gouvernement pour faire converger numérique et environnement.

« Nous serons en mesure de publier, d’ici l’été, la feuille de route qui nous a été demandée, visant à formuler des recommandations autour de deux chantiers : un numérique plus sobre et soucieux de son impact environnemental et un numérique au service de la transition écologique et solidaire. Ce document comprendra cinquante mesures », explique Annie Blandin, membre du CNNum en charge des questions de numérique et d’environnement4.

La sobriété numérique, « késaco » ?

Le concept de sobriété numérique a été forgé il y a une quinzaine d’années par l’association GreenIT.fr, la communauté des acteurs du numérique responsable, pour désigner « la démarche qui consiste à concevoir des services numériques plus sobres et à modérer ses usages numériques quotidiens ». Pour Frédéric Bordage, le fondateur et animateur de GreenIT.fr, « nous plaidons depuis quinze ans pour une forme de sobriété en matière numérique, ce qui implique, notamment pour les collectivités locales qui ont un rôle très important à jouer dans le développement durable au sein des territoires, de faire des choix et d’agir » 5.

Pour The Shift Project, la sobriété numérique, c’est acheter les équipements les moins puissants possibles, les changer le moins souvent possible, et réduire les usages énergivores superflus. « La sobriété numérique est une approche “lean”, autrement dit au “plus juste”, qui est aussi source d’efficacité – énergétique, humaine, financière – pour les organisations. Son principe étend au niveau sociétal la prise en compte des objectifs poursuivis par les approches techniques de type “Green IT” destinées prioritairement aux directions des systèmes informatiques (DSI), et confirme l’importance et la pertinence de ces approches », peut-on y lire dans l’un de leur rapport Pour une sobriété numérique.

Pour Hugues Ferreboeuf, directeur de projet numérique et environnement au sein de The Shift Project, qui coordonne un nouveau rapport Déployer la sobriété numérique destiné aux décideurs publics qui devrait paraître en juin 2020, l’année 2020 pourrait être un tournant pour passer de la prise de conscience aux actes. « Je pense qu’il faut créer l’état d’esprit de la sobriété numérique chez nos décideurs publics, car le numérique est devenu incontournable, il faut prendre le sujet le plus en amont possible, l’approche GreenIT n’est pas suffisante, elle part d’une infrastructure déjà existante, c’est nécessaire, mais il faut intégrer cette préoccupation de sobriété numérique au moment de la stratégie. »

La région Bretagne montre la voie

La région Bretagne a justement franchi le cap en février 2020, juste avant la crise sanitaire liée au covid-19. Elle a adopté une feuille de route stratégique pour les six prochaines années prenant en compte l’impact environnemental de la transition numérique. La région française décide d’inscrire les stratégies numériques responsables comme principes d’action et de décision, avec un axe fort portant sur la transition numérique au service des transitions environnementales6 (promotion d’un numérique ouvert, transparent, protecteur et des services et matériels compatibles avec une réduction de l’impact environnemental via la démarche du label Numérique responsable).

« La crise liée au covid-19 va accélérer la transformation numérique du territoire », explique Loïg Chesnais-Girard, président de la région Bretagne. « En complémentarité du déploiement de la fibre pour tous en Bretagne, projet d’intérêt régional, notre stratégie numérique a posé un certain nombre de constats et proposé un plan d’action qui restent particulièrement pertinent, je pense aux enjeux relatifs à la souveraineté numérique, à la gouvernance des données et bien sûr aux enjeux d’inclusion, d’éducation de formation au numérique », précise-t-il.

 

L’empreinte environnementale du numérique à l’agenda du Sénat

L’impact du numérique sur l’environnement fait aussi l’objet pour la première fois d’une mission d’information parlementaire. La commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat a lancé en février 2020 une mission d’information relative à l’empreinte environnementale du numérique. « Dans un contexte de numérisation croissante de la société, la mission a pour objectif d’évaluer les impacts environnementaux du digital en France, directs et indirects, en tenant compte aussi bien des usages que de la fabrication des terminaux, des réseaux et des centres informatiques », précise la page d’information dédiée sur le site du Sénat. Objectifs : dresser un état des lieux de l’empreinte environnementale du numérique, évaluer son évolution dans les prochaines années et formuler des pistes d’action pour les politiques publiques afin de permettre d’engager notre pays dans une transition numérique compatible avec l’accord de Paris de lutte contre le réchauffement climatique. « Nous avons déjà mené une douzaine d’auditions avec l’Arcep7, des opérateurs, des équipementiers, des développeurs, des éditeurs de services numériques comme Google, ou encore des experts du sujet comme Frédéric Bordage ou Hugues Ferreboeuf. Bref, les principaux acteurs français et étrangers du secteur », confie Patrick Chaize, qui est aussi le vice-président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat.

Pour Frédéric Bordage, « le sujet de l’empreinte carbone du numérique n’avait été jusqu’alors l’objet d’aucuns travaux parlementaires. La création de cette mission, qui rendra ses conclusions en 2020, est donc un point positif et un signal envoyé à la société et notamment aux collectivités territoriales compte tenu de l’ADN du Sénat », confie-t-il8. La crise sanitaire liée au covid-19 qui a fait irruption juste après les premières auditons est venu perturber le calendrier mais aussi les thématiques explorées par la mission. Avec la crise du covid-19 s’est produit une explosion des usages du numérique, le télétravail a connu une accélération foudroyante.

« Le télétravail est une nouvelle piste de travail pour notre mission : quel est son apport en termes de gain environnemental ? Le télétravail réduit le bilan carbone des déplacements professionnels mais en même temps, le matériel informatique a été multiplié par deux durant le confinement et le déconfinement. Les suites de cette crise ont des conséquences sur nos travaux et influenceront nos conclusions », explique Patrick Chaize.

La mission sénatoriale s’appuie sur un cabinet de conseil de taille importante qui va remettre en juin 2020 une étude complète sous forme d’état des lieux de la question, avec des pistes de réflexion, des suggestions d’indicateurs de pilotage pour les collectivités comme par exemple une évaluation systématique des gains environnementaux nets des services numériques.

« Cette étude complémentaire à nos auditions va nous apporter un éclairage extérieur et neutre (opérateurs, scientifiques) avec des pistes d’action pour réduire l’empreinte environnementale du numérique. C’est un sujet très technique, nous avons besoin d’éléments factuels. Les conclusions de la mission seront rendues publiques au plus tard en octobre 2020 », précise le président de la mission d’information. La mission d'information a finalement rendu publique une première feuille de route, le 24 juin 2020, "Pour une transition numérique écologique", avec 25 propositions.

Quels leviers d’action pour les collectivités locales ?

« Les leviers d’action existent et ils sont nombreux. Il faut bien sûr parler de gouvernance et de régulation ; mais il ne suffit pas de réguler le numérique tel qu’il est. Cette vision n’est pas mobilisatrice, elle n’est pas émancipatrice, elle condamne la majeure partie de la société à l’inertie. » 9 C’est avec ces mots que s’exprimait, dans la tribune « Il est temps d’écrire le numérique que nous voulons » du Monde, le 28 janvier 2019, un collectif français du Net en proposant de lancer un mouvement vers un numérique plus équitable, plus émancipateur, plus attentif aux libertés et plus soucieux des enjeux écologiques.

Alors que la France traverse cette année l’une de ses plus graves crises avec les effets de la pandémie du covid-19, la question du numérique souhaitable, et indirectement celle de la sobriété numérique qui l’accompagne, se repose de nouveau avec acuité. « Réinitialisons le numérique pour le rendre plus sobre, plus humain et plus propice à l’innovation […]. Est-il assez sobre, assez réparable, assez résilient pour les temps de crise ? », peut-on lire dans cette tribune alors que la crise liée au covid-19 a intensifié comme jamais le recours au numérique dans nos sociétés.

Face à ce défi systémique, l’échelle locale est souvent pertinente. C’est au niveau des territoires qu’une partie de la question de la sobriété numérique peut se régler. L’enjeu aujourd’hui est de passer du discours aux actes.

Il existe déjà de nombreux moyens pour réduire l’empreinte carbone de la tech comme le levier de la commande publique, la lutte contre l’obsolescence programmé des équipements informatiques, la promotion de l’allongement de la durée de vie et du réemploi des équipements informatiques, la prise en compte de l’impact environnemental des datacenters sur les territoires, la diffusion de pratiques lowtech ou encore l’écoconception des sites web (des sites plus sobres).

Eric Vidalenc
« Il faut remettre le numérique à sa place en lui imposant des limites et en le mettant au service de la transition énergétique et écologique »

Éric Vidalenc, spécialiste des questions énergétiques, est l’auteur de l’ouvrage Pour une écologie numérique10. Conseiller prospective à l’Ademe sur les différents scénarios énergétiques et conseiller scientifique à Futuribles, il milite pour mettre le numérique au service de l’urgence écologique.

Quel est le message principal de votre essai Pour une écologie numérique ?

L’idée est d’interpeller sur la manière de penser différemment les transitions énergétique et numérique, les deux grandes transformations à l’œuvre en ce début de xxie siècle. Il convient de réconcilier ces deux transitions pour les mettre au service de l’écologie, de tendre vers ce que j’appelle « une écologie numérique ». L’enjeu n’est pas d’optimiser les systèmes existants, mais de les transformer en profondeur. Réduire l’impact carbone du numérique en l’utilisant de manière plus économe, sobre et efficace est nécessaire mais pas suffisant. Ce qui aura plus de conséquences sur la planète, c’est d’agir sur nos modes de déplacement, de chauffage, de production et de consommation. On se focalise trop souvent sur l’optimisation des systèmes inefficaces, il faut d’abord transformer les systèmes et après réfléchir à leur optimisation. Par exemple, piloter un système de chauffage de logement avec des applications numériques peut faire gagner 30 % d’économie d’énergie, mais ce qui aura le plus d’impact, ce sera d’agir sur l’isolement énergétique qui permettra de diviser par trois la consommation d’énergie. La question n’est pas qu’énergétique, il faut aussi prendre en compte l’impact de la fabrication et celui de la fin de vie d’un produit. Bref, la sobriété est au cœur de l’écologie numérique.

Comment inciter les individus, les entreprises et les organisations à être plus sobres ?

Une première action pourrait consister à « rendre visible l’invisible », c’est-à-dire à informer sur l’impact carbone des achats ou des usages, via une application ou une pastille visible. C’est ce que j’appelle « rendre visible l’invisible », c’est important pour faire prendre conscience à chacun d’entre nous de l’impact de nos choix et pour commencer à déconstruire l’imaginaire derrière « la dématérialisation ». Savez-vous, par exemple, que la consommation de données en usage mobile consomme dix fois plus d’énergie qu’en usage fixe ?

Quel rôle peuvent jouer les collectivités locales pour tendre vers la sobriété numérique ?

Elles doivent d’abord se poser les bonnes questions et y répondre par des politiques publiques adaptées : que veulent-elles faire exactement ? Quels sont leurs objectifs ? Pour quels services publics ? Après seulement, elles peuvent définir les moyens, le numérique n’étant qu’un moyen et non une fin. Les collectivités doivent bien faire la différence entre la sobriété numérique qui consiste à ne pas mettre du numérique partout dès le départ et l’optimisation numérique qui consiste à rendre moins énergivore, avec des logiciels plus sobres, des systèmes déjà existants. Entre ces deux trajectoires, les collectivités locales peuvent montre la voie et utiliser tous les leviers à leur disposition (technique, économique, réglementaire, politique) en ce sens.

  1. Iddri, Fing, GreenIT.fr et WWF France, Numérique et environnement. Faire de la transition numérique un accélérateur de la transition écologique, livre blanc, mars 2018.
  2. Marchande J.-F., au sein du communiqué de presse du 19 mars 2018.
  3. Lean ICT, « Pour une sobriété numérique », rapport, 2018, The Shift Project.
  4. Guichardaz P., « Annie Blandin : “La convergence entre la transition écologique et transformation numérique représente un défi majeur” », Horizons publics mars-avr. 2020, n14, p. 72-79.
  5. Guichardaz P., « Frédéric Bordage : “La sobriété numérique implique pour les collectivités locales de faire des choix et d’agir” », Horizons publics mars-avr. 2020, n14, p. 36-43.
  6. Faivre C., « Comment la Bretagne fait coïncider la stratégie régionale avec la stratégie numérique ? », Horizons publics mars-avr. 2020, n14, p. 44-49.
  7. Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse.
  8. Guichardaz P., « Frédéric Bordage : “La sobriété numérique implique pour les collectivités locales de faire des choix et d’agir” », art. cit.
  9. https://reset.fing.org/tribune-reinventer-le-numerique.html
  10. Vidalenc É., Pour une écologie numérique, 2019, Les Petits matins.
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