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La naissance d'un État plateforme

Le 13 mai 2018

S’il est bien un trait caractéristique de la révolution numérique, c’est la place progressivement prise par les grandes plateformes1. À bien y regarder, tous les géants du numérique ont su atteindre une place depuis laquelle ils stimulent et organisent de puissants écosystèmes d’innovation dont ils tirent leur puissance.

Résumé

Les GAFA américains (Google, Apple, Facebook, Amazon) et leurs équivalents chinois, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei et Xiaomi), ont réussi ou sont en passe de réussir à construire un nouveau modèle autour de la puissance des plateformes numériques. Ces géants du numérique deviennent aujourd’hui des plateformes totales. Que peut faire la puissance publique face à cette domination écrasante ? Quelle peut être la stratégie de l’État pour réagir à cette révolution numérique ? Cet article revient sur les enjeux et les ambitions de l’État plateforme, et les stratégies pour y parvenir.

L’État doit devenir plateforme. Il doit organiser méthodiquement la réutilisation maximale de la plupart de ses ressources, en son sein tout d’abord grâce aux méthodes agiles et innovantes inspirées des start-up, et par la société civile, autant que possible. Il doit apprendre lui-même à utiliser ces ressources pour créer une plus grande valeur ajoutée. L’État doit aussi s’employer à créer ou à soutenir de grands communs numériques, souvent développés ou améliorés grâce au concours de la société civile, comme OpenFisca (la base de données de toutes les règles fiscales et sociales) ou encore la Base adresse nationale (qui référence la géolocalisation de l’ensemble des adresses postales). L’État plateforme, c’est aussi un État qui peut remplir sa mission en offrant aux citoyens et au monde économique de nouvelles externalités (l’ouverture en open data de grandes bases de données comme le cadastre, la base Sirene) et un moyen de prolonger et d’amplifier sa mission de service public, comme le montre EmploiStore.

L’État, institué pour garantir la souveraineté de la nation, renforcer l’autonomie du citoyen et servir l’intérêt général, ne saurait être une plateforme comme les autres. Le contrôle démocratique de ses choix et de ses effets est particulièrement important. La transparence de l’action publique, la redevabilité des algorithmes et l’ouverture maximale à la concertation et à la contribution des citoyens sont partie intégrante de son devoir et de son identité même.

Une plateforme, c’est un ensemble de ressources qui permettent à de nombreux acteurs d’innover, de créer, de commercer, et une règle du jeu qui organise un partage de la valeur ainsi créée, au bénéfice des créateurs et – en général – de l’opérateur de la plateforme. Apple ne nous fournit pas seulement des iPhones, il nous donne accès, à ses conditions, aux millions d’applications disponibles dans l’AppStore. Et Google ne s’est même pas embarrassé à concevoir des téléphones. Il a proposé directement la plateforme Android.

Une plateforme, c’est le terrain fertile sur lequel se développent les applications. Et c’est souvent le propriétaire du terrain qui décide des règles du jeu.

C’est une stratégie familière de l’action publique depuis bien longtemps. La ville ou la place du marché, par exemple, sont des formes anciennes de plateformes à travers lesquelles la puissance publique définit et maintient un cadre dans lequel les citoyens et les entreprises créent et échangent.

Il n’est pas aisé de devenir plateforme numérique. Il faut pour cela réussir à unir un ensemble de ressources, un grand nombre d’utilisateurs et une vaste communauté de créateurs.

Qu'est-ce que l'État plateforme ?

L’expression « État plateforme » désigne une stratégie d’action publique : à la fois stratégie technologique et stratégie de création de valeur.

Dans sa dimension technologique, elle vise à transformer l’informatique de l’État en ressource profondément réutilisable : les données, l’identité, les outils de paiement, les infrastructures – tel le cloud – sont conçus pour être réutilisés par d’autres systèmes informatiques sans intervention humaine. Pour ce faire, les standards ouverts, les codes open source, l’échange de données à travers des interfaces spécifiques (les API) sont indispensables.

Dans sa dimension de création de valeur, l’État plateforme, comme toutes les plateformes numériques, partage un maximum de ressources, ou veille à l’existence et à la pérennité de communs contributifs, pour faire naître un écosystème d’innovation qui prolonge et amplifie son effort au service de l’intérêt général.

Les GAFA2 ont réussi ce tour de force en capitalisant sur le succès planétaire de leurs premières applications, au prix d’un travail acharné pour développer la meilleure informatique du monde, la rendre accessible à de vastes communautés de développeurs du monde entier, et faire naître les plus vastes catalogues d’offres possibles. Redistribuant les données qu’ils recueillent auprès de leurs utilisateurs, ou les exploitant eux-mêmes, ils deviennent des plateformes totales, dont la valeur pour chaque usager croît comme le carré du nombre d’utilisateurs. En Chine, les BATX3 semblent en passe d’emprunter le même chemin.

En tant que construction institutionnelle garante de la sécurité et de la souveraineté d’une nation, l’État ne peut rester indifférent à cette révolution qui le menace et remet en cause sa puissance de régulation économique et sociale.

Des pans entiers de nos économies dépendent désormais de ces nouveaux acteurs du web, de leurs conditions générales d’utilisation, de leurs choix technologiques. Certains d’entre eux défient l’État dans sa souveraineté, soit pour éviter leur fiscalité, soit parce qu’ils entendent eux-mêmes dessiner l’architecture de nos rapports sociaux. Pourtant, l’État a l’impérieux devoir de faire bénéficier l’ensemble de la nation de toute l’efficacité de la révolution numérique, que ce soit pour améliorer ses services ou pour maîtriser ses coûts. Il est temps que l’État se réapproprie sa maîtrise du numérique.

L’État d’après la révolution numérique

Pour atteindre cette ambition, l’État doit devenir plateforme. Il doit organiser méthodiquement la réutilisation maximale de la plupart de ses ressources, en son sein tout d’abord, et par la société civile, autant que possible. Il doit apprendre lui-même à utiliser ces ressources pour créer une plus grande valeur ajoutée. Et il doit apprendre à jouer de sa position de plateforme ouverte pour desserrer l’étau qui enserre de plus en plus son économie et permettre aux entreprises et aux citoyens de libérer leur potentiel de création, dans un contexte d’ouverture.

Exemple de ressources essentielles à partager au sein de l’État : les données, qui en France, sont nombreuses et de grande qualité mais qui pour des raisons historiques ont souvent été développées pour le seul usage du producteur principal, sans veiller à ce que la qualité, la granularité, la fréquence de mise à jour ou encore l’accessibilité permanente permettent d’autres usages que ceux initialement prévus. Mais l’action du service public nécessite également une capacité d’identification des utilisateurs, fournie par FranceConnect identité qui permet aux usagers de se connecter et de bénéficier de services personnalisés aussi simplement qu’avec un bouton « Facebook connect ». Ou encore, prochainement, la mise en place d’outils de paiement comme PayFip, sorte de PayPal d’État neutre et Open source. De même, depuis quelques années, la direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC) encourage l’administration à partager au maximum ses codes sources et ses algorithmes, à la fois pour en faire bénéficier d’autres acteurs, pour en permettre l’amélioration et la vérification et donc favoriser le libre exercice du contrôle démocratique. Cette ambition a été transformée en obligation par la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016.

Cette stratégie de partage des ressources de l’État abaisse considérablement le coût de la création de services innovants, puisque ces derniers peuvent réutiliser simplement et sans frais supplémentaires des ressources (modèles, identités, données, interfaces) développées pour d’autres services. Il est essentiel à une stratégie de plateforme d’apprendre à tirer tout le bénéfice de ces ressources.

Pour ce faire, la stratégie d’État plateforme portée par la DINSIC est indissociable du déploiement au sein de l’État des méthodes de développement agiles, c’est-à-dire de méthodes à travers lesquelles une petite équipe d’informaticiens travaille en grande autonomie pour ajuster un projet aux attentes et aux comportements réels des utilisateurs.

C’est grâce à ces méthodes qu’ont été développées les principales API de l’État plateforme, et c’est grâce aux ressources de l’État plateforme que les équipes de l’incubateur de start-up d’État ont réussi plus de 50 fois à développer la première version fonctionnelle d’un produit en moins de 6 mois pour moins de 200 000 €.

L’enjeu pour l’État n’est pas de « devenir start-up », comme on le lit ici ou là. L’enjeu est d’intégrer à la panoplie familière de l’État les méthodes et les équipes qui font le succès des start-up, mais aussi des grands communs contributifs comme le logiciel libre ou Wikipédia. Et pour ce faire, il faut réussir à intégrer dans le fonctionnement même de la bureaucratie des valeurs comme la transparence, l’autonomie, la responsabilité, la coopération et l’ouverture aux idées de l’organisation (grâce aux « intrapreneurs » notamment) comme de l’extérieur.

Devenir plateforme ne se réduit pas à se doter d’une architecture de plateforme et à savoir l’utiliser pour ses propres fins. Devenir plateforme, c’est ouvrir au maximum ses ressources pour stimuler un écosystème d’innovations.

Contrairement aux géants du numérique, l’État n’a pas forcément besoin de rentabiliser le partage de ses ressources par le prélèvement d’une part de la valeur ajoutée ou de données d’usages. Il peut remplir sa mission en offrant aux citoyens et au monde économique de nouvelles externalités, comme ces dernières années l’ouverture en open data de grandes bases de données comme le cadastre, la base Sirene (qui rassemble des informations économiques et juridiques sur environ 10 millions d’établissements appartenant à tous les secteurs d’activité). C’est pour l’État un moyen de prolonger et d’amplifier sa mission de service public, comme le montre EmploiStore4, qui, grâce aux données recueillies par Pôle emploi pour remplir ses missions de services publics, a permis la naissance de plus de 311 services, développés soit par l’administration (comme La Bonne Boîte ou La Bonne formation), soit, le plus souvent, par des associations, des ONG, ou même des start-up.

L’ambition de devenir État plateforme n’est donc pas seulement d’améliorer la performance des systèmes d’information de l’État et d’en démultiplier les usages pour augmenter le nombre et la qualité des services rendus aux citoyens. C’est une ambition géopolitique et géostratégique, dans une économie mondiale de plus en plus dominée par les plateformes, qui permet à l’État de garantir à l’économie et à la société de travailler grâce à des ressources accessibles à tous et qui ne sont aliénables au profit d’aucun. C’est pourquoi la DINSIC s’emploie aussi à créer ou à soutenir de grands communs numériques, souvent développés ou améliorés grâce au concours de la société civile, comme OpenFisca (la base de données de toutes les règles fiscales et sociales) ou encore la Base adresse nationale (qui fournit la géolocalisation de l’ensemble des adresses postales).

Une stratégie de plateforme doit permettre une amélioration permanente grâce à l’innovation apportée par ses réutilisateurs, ce à quoi s’emploie la DINSIC grâce à des initiatives comme les hackathons montés avec les administrations, ou comme le programme « Entrepreneurs d’intérêt général », qui ouvre l’administration à des talents du numérique pour résoudre des défis d’intérêt général au sein des ministères. Ce à quoi concourt également la culture de l’utilisation des données au service de l’amélioration des politiques publiques, renforcée par le recueil de données autorisé par la stratégie de plateforme.

L’État, institué pour garantir la souveraineté de la nation, renforcer l’autonomie du citoyen et servir l’intérêt général, ne saurait être une plateforme comme les autres. Le contrôle démocratique de ses choix et de ses effets est particulièrement important. La transparence de l’action publique (notamment à travers le libre accès et la libre réutilisation des données), la redevabilité des algorithmes (qui doivent pouvoir être étudiés, débattus et améliorés) et l’ouverture maximale à la concertation et à la contribution des citoyens sont partie intégrante de son devoir et de son identité même.

Le rôle et les missions de la DINSIC

La direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC) est à la fois la « DSI groupe » de l’État et la direction de sa transformation numérique.

Service du Premier ministre, elle veille, sous l’autorité du secrétaire d’État au Numérique, à la maîtrise, la souveraineté et la pérennité du système d’information de l’État, notamment à travers l’audit des grands projets et la définition du cadre stratégique du SI de l’État. À ce titre, elle accompagne également les stratégies d’achat informatique.

Elle opère certaines infrastructures critiques du fonctionnement de l’État, comme le réseau interministériel de l’État qui organise l’échange de données de l’ensemble des administrations. Elle organise la mutualisation des ressources de l’État, comme l’offre de cloud interministériel, la téléphonie sécurisée ou, prochainement, le poste de travail de l’agent public.

Elle porte également d’importants chantiers de transformation numérique de l’action publique, comme la gouvernance et l’utilisation des données, à travers la mission Etalab et la fonction d’administrateur général des données5, responsables de l’ouverture des données publiques, du service public de la donnée, du développement de grands communs numériques comme OpenFisca ou la Base adresse nationale et de la diffusion des méthodes des datasciences au sein de l’État et des collectivités locales. Elle renforce également la capacité d’action de l’État grâce à l’incubateur de services numériques qui applique les méthodes agiles à la conception de services publics6.

Elle opère enfin le cœur de l’État plateforme, en développant et en diffusant des ressources essentielles comme FranceConnect identité, comme les API, cœurs de l’action de l’État7, et différentes ressources de sécurisation.

1. Colin N. et Verdier H., L’Âge de la multitude, Entreprendre et gouverner après la révolution numérique, 2e éd., 2015, Paris, Armand Colin.
2. Acronyme des géants du web Google, Apple, Facebook, Amazon
3. Équivalents chinois des GAFA : Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei et Xiaomi
4. www.emploi-store.fr
5. etalab.gouv.fr, data.gouv.fr et agd.data.gouv.fr
6. beta.gouv.fr
7. api.gouv.fr

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