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Le préfet, une figure historique aux origines lointaines

Le 23 juin 2021

« À la tête de chaque département, il y aurait un préfet. Le mot sonne antique. » 2 Peu de mots ont été aussi systématiquement associés à un homme et à un régime, le consulat de Bonaparte. Pourtant, en dépit de tentatives de suppression, l’institution préfectorale a survécu à tous les bouleversements institutionnels, à l’affirmation de la République parlementaire comme au tournant présidentialiste de 1962, et aux mouvements de décentralisation, de Guizot à Defferre.

La préhistoire des préfets a prétendu leur trouver des antécédents non seulement chez leurs homonymes romains, mais aussi du côté des enquêteurs royaux, des missi dominici carolingiens ou des inspecteurs envoyés en chevauchées. Toutefois, à la suite de Tocqueville, ce fils de préfet de Louis XVIII, on se contente de comparer le préfet à l’intendant de la monarchie, commissaire de police, justice et finance, beaucoup plus magistrat et moins exclusivement administrateur que lui3. Plus près encore, les procureurs généraux syndics de la Révolution française, et davantage encore les commissaires centraux du Directoire4 présentent des traits communs dans leur représentation des intérêts nationaux et dans leur contrôle des organes communaux et départementaux. Le commissaire central du Directoire a pour mission principale de requérir l’exécution des lois et de surveiller les cinq grands propriétaires fonciers de l’administration centrale du département.

Le préfet consulaire et impérial

Si le préfet napoléonien a des antécédents, sa date de naissance et son « fait générateur » sont indiscutés : la loi du 28 pluviôse an VIII (févr. 1799). Les débats dans les chambres législatives portent à la fois sur la révolution que constitue cet agent unique d’exécution qui incarne désormais et « administre seul » le département, et à la base sur la fiction juridique du retour à l’universalité du statut municipal, paravent qui cache mal le glissement des décisions vers le véritable gestionnaire de « l’arrondissement communal » : le sous-préfet. Si le cadre départemental de l’administration est pérennisé, le type d’autorité est bouleversé par une concentration en une seule personne, uniquement assistée par deux conseils assignés l’un à la répartition de l’impôt, le second au contentieux administratif.

Nommés directement par le chef de l’État, qui peut les révoquer à sa guise, les premiers préfets sont choisis sur les listes de notabilités départementales en mars 1800. Un tri méticuleux est effectué par le ministre de l’Intérieur à partir des propositions et des renseignements que lui ont fait remonter les parlementaires, les commissaires, certains administrateurs locaux influents ou encore des généraux. En majorité, les premiers titulaires possèdent une expérience parlementaire révolutionnaire, mais on trouve également des officiers, des diplomates et des administrateurs départementaux, venus de tous les secteurs de l’opinion, des jacobins aux royalistes. Bien qu’expérimentés dans le maniement du droit, la plupart sont encore jeunes et extérieurs au ressort territorial qu’ils sont chargés d’administrer.

Rémunérés, à l’inverse des administrateurs révolutionnaires bénévoles et des maires, les préfets sont choyés par le pouvoir consulaire et impérial, honorés par l’attribution de la Légion d’honneur et de titres au sein de la nouvelle noblesse d’Empire. Ces hauts fonctionnaires, par essence politiques, reçoivent pour priorité le maintien de l’ordre, la conduite de l’opinion et la réussite de la conscription, dans une obéissance absolue aux ordres du ministre.

En vertu de l’article 3 de la loi du 28 pluviôse, le préfet hérite de tous les pouvoirs de l’ancienne administration centrale de département à l’exception des finances et, en 1808, de l’Université. Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur en 1800, précise aux préfets que leurs « attributions embrassent tout ce qui tient à la fortune publique, à la prospérité nationale, au repos des administrés ». S’il est « seul chargé de l’administration », le préfet peut compter sur des relais avec les sous-préfets, qu’il ne choisit pas, les maires et adjoints des villes de plus de 5 000 habitants, qu’il propose à Bonaparte, et ceux des communes moins peuplées, qu’il nomme directement et peut suspendre.

La préhistoire des préfets a prétendu leur trouver des antécédents non seulement chez leurs homonymes romains, mais aussi du côté des enquêteurs royaux, des missi dominici carolingiens ou des inspecteurs envoyés en chevauchées.

Afin d’évaluer les mérites ou les carences des maires, le préfet est tenu d’effectuer une tournée annuelle des communes de son département, puis d’en rendre compte au ministre, tâche harassante du fait du morcellement communal : le préfet visite avant tout les chefs-lieux de canton de son arrondissement et délègue cette mission aux sous-préfets. Souvent absent de son hôtel de préfecture, le préfet s’appuie sur le secrétaire général, homme clé qui contrôle l’activité des bureaux et services et de leurs quelques dizaines d’employés, d’autant que celui-ci, issu des notables locaux, dispose d’une longévité garante des usages administratifs. Les deux conseils de notables chargés d’épauler le préfet ont un recrutement assez proche, mais des fonctions bien délimitées. Seul le conseil de préfecture, de trois à cinq membres, nommés et révoqués par le chef de l’État, issus des grands propriétaires nationaux enrichis par la Révolution, peut être rattaché à l’administration préfectorale, même si leur promotion vers des postes d’administrateurs actifs ne se déploie régulièrement qu’à partir de 1830. Présidé par le préfet, le conseil de préfecture joue un rôle contentieux en matière de décharge d’impositions, de travaux publics, de dommages causés par l’Administration, de contestations des indemnités pour expropriation d’utilité publique, de voirie et de biens nationaux. Quant aux membres du conseil général, ils sont choisis dans le même cercle des gros propriétaires nationaux et d’administrateurs chevronnés, complétés par des professionnels du droit, des négociants et des industriels en fonction d’un subtil dosage entre les arrondissements et les secteurs d’activité. Leur unique session annuelle de quinze jours les occupe fort peu, le préfet établissant même parfois les centimes additionnels sans tenir compte de leur avis. Ils forment la « partie passive de l’Administration », chargés uniquement d’éclairer et de faciliter la prise de décision sans en gêner, « dans aucun cas, la marche rapide ».

Le sous-préfet de l’arrondissement communal

Les principaux relais de l’action administrative du préfet sont les sous-préfets qui incarnent le seul nouvel échelon créé par le Consulat : l’arrondissement communal. L’abandon de la municipalité de canton du Directoire pousse à une alternative : le rétablissement des districts révolutionnaires, mais élargis, derrière l’apparence d’une restitution universelle des municipalités communales. Les 402 arrondissements ont le mérite de coïncider avec le ressort du tribunal de police correctionnelle, 4 à 5 par département.

L’épuration de 1815 politise l’Administration au point que le cumul des fonctions préfectorales avec un mandat parlementaire touche un quart des préfets.

Nommé directement par le chef de l’État, le sous-préfet est en théorie issu de la liste des notabilités communales, mais les premiers titulaires sont librement choisis par Bonaparte, souvent parmi les hommes de loi du pays dotés d’une expérience de gestion locale. Forts de leur connaissance des populations, les sous-préfets sont à même de faire remonter les doléances locales et de faire la pédagogie des mesures gouvernementales auprès des municipalités.

Si leurs attributions sont limitées à l’exécution des ordres des préfets, la réalité est tout autre. Le préfet est éloigné de la plupart des maires qui ne sont directement en contact, dans les arrondissements périphériques, qu’avec le sous-préfet qui les conseille en amont, les surveille dans leur administration, active la levée de l’impôt et suit de près la conscription. Même dans l’arrondissement du chef-lieu, un auditeur au Conseil d’État remplit, à compter de 1809, les fonctions de sous-préfet, tant le préfet est absorbé par ses tâches de représentation. Au demeurant, l’extrême difficulté à recruter un personnel municipal compétent dans les communes rurales contribue à renforcer la mainmise des sous-préfets sur les affaires, directement et par le conseil d’arrondissement.

Les préfets des monarchies censitaires

En dépit des critiques des ultras, la Restauration maintient le système administratif hérité de la Révolution pour les cadres territoriaux, et du Consulat pour leur incarnation préfectorale. Alors que les débats parlementaires font avancer les revendications décentralisatrices, le corps préfectoral est conforté dans son existence et dans sa stabilité, avec l’usage coutumier du déroulement de carrière au sein du corps par promotion interne. Bien qu’associée au souvenir de l’aventure napoléonienne, l’administration préfectorale sort renforcée de la gestion des crises de 1814-1815, au prix d’une épuration de ses membres les plus identifiés aux « girouettes » des Cent-Jours. Alors que l’aspiration à la paix et à la jouissance des libertés publiques, la dénonciation du despotisme et le discours nostalgique des franchises municipales et provinciales semblent condamner la « centralisation absolue », Louis XVIII se contente d’un toilettage du personnel municipal et d’une épuration tardive des préfets. Les seules amputations administratives concédées aux ultraroyalistes concernent le sacrifice des auditeurs-sous-préfets des chefs-lieux de département et la suppression du poste de secrétaire général. Ces concessions contribuent à renouveler et à rajeunir le corps préfectoral par promotion des sous-préfets les plus méritants ou apport de nobles de retour d’émigration. L’épuration de 1815 politise l’Administration au point que le cumul des fonctions préfectorales avec un mandat parlementaire touche un quart des préfets. L’instabilité ministérielle aggrave la fragilité des postes préfectoraux, tant la formation de chapelles autour d’un ministre rend précaire le maintien sur place des préfets.

Toutefois, passé le temps des crises, des occupations et des changements constitutionnels, le préfet peut espérer faire carrière au sein du corps. Les fonctions sont décloisonnées, intégrant le sous-préfet à une carrière évolutive, et non plus encalminée dans un arrondissement oublié. Renonçant à un poste stable mais privé de débouchés, le préfet orléaniste est désormais soumis aux « mouvements des préfectures », selon un cursus qui mène des « postes de début » les plus reculés aux hôtels de préfecture les plus prestigieux (Lyon, Rouen) ou les plus recherchés pour leur proximité de la capitale (Versailles, Melun, Chartres ou Orléans).

Au lendemain des Trois Glorieuses, la révocation des préfets les plus ostensiblement associés à Polignac et à Charles X est inévitable et dégage le terrain de la promotion aux sans-grade du corps. Le recrutement interne des préfets au sein du vivier des sous-préfets devient la norme, et entraîne un recul de l’âge de passage à une première préfecture. C’est au premier chef à la capacité d’un sous-préfet de triompher des conflits municipaux qu’est estimé son mérite administratif, en plus des résultats électoraux obtenus par les candidats officiels. Ces critères opèrent une forme d’inversion de la relation de tutelle : désormais ce sont les grands notables provinciaux qui surveillent les agents de l’administration déconcentrée et s’en plaignent au ministre, quand ils ne trouvent pas auprès d’eux un appui suffisant ou efficace. Les réformes orléanistes modifient le rapport de forces entre le préfet et les grands élus, maires de chefs-lieux souvent présents à l’assemblée départementale, et collègues du ministre de l’Intérieur au Parlement. Un préfet zélé à seconder la carrière élective du grand notable peut en escompter une accélération qu’autorise l’absence de hiérarchisation des postes en classes territoriales. Les cas de conflits restent l’exception, les relations de confiance entre membres du corps et notables sont la norme, et même « les dissonances politiques n’arrivent pas à ruiner leur connivence ».

La déconcentration préfectorale

La révolution de 1848 marque une rupture dans les relations entre le corps préfectoral et les élus désormais sélectionnés par le suffrage universel, mais dès 1849, les préfets referment la parenthèse des commissaires de la République dont l’archétype est l’avocat Michel de Bourges et l’illustration littéraire Deslauriers dans L’Éducation sentimentale. Comme à chaque épuration, le renouvellement préfectoral consiste avant tout en un rajeunissement des cadres par promotion interne des sous-préfets orléanistes. Le tournant autoritaire de la IIe République encourage cette mobilisation d’administrateurs aguerris, qui se coulent naturellement dans le moule du « préfet à poigne » dont le modèle est « Son Excellence Eugène Rougon ».

L’administration préfectorale est la principale bénéficiaire de la déconcentration opérée afin de rapprocher la tutelle de sa cible municipale. L’article 57 de la Constitution de 1852 comble les aspirations des préfets en leur accordant la nomination arbitraire des membres des municipalités, dépendance confirmée par la loi du 5 mai 1855 qui leur réserve la nomination du plus grand nombre de maires, et la proposition au ministre de ceux des villes principales, y compris au besoin en dehors des conseillers élus. Dotés d’une plus grande stabilité dans leur poste et de possibilités de promotion sur place, les préfets se font un devoir d’accompagner au mieux les maires en diffusant par tous les moyens leurs bonnes pratiques. La diffusion du Recueil des actes administratifs leur est prioritairement destinée, de même que les tournées et les conférences cantonales. Au surplus, les préfets et sous-préfets tentent de guider les maires dans leurs lectures administratives et juridiques, Guides-formulaires et Secrétaires de mairie ; L’École des communes devient une sorte d’annexe du Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur. Beaucoup de ces outils municipaux pratiques sont le fruit de la plume des membres du corps préfectoral. Les préfets signalent à l’attention du ministre les bons services des maires les plus méritants, en particulier à la faveur des inondations de 1856 et 1866. Une politique des décorations dessine un tableau d’honneur des maires dont les plus loués peuvent espérer, en guise de bâton de maréchal, accéder à une sous-préfecture. La sous-préfecture peut devenir un tremplin, ou pour les plus modestes, un havre sûr et confortable, avec promotion à la classe personnelle et Légion d’honneur. La contrepartie de cette stabilité est l’engorgement de l’accès à une préfecture, perspective sélective et tardive en raison de la professionnalisation du métier et de la raréfaction des révocations. Le maintien prolongé dans un même arrondissement, s’il a pour avantage de garantir une connaissance approfondie des hommes et des territoires, a pour inconvénient d’instaurer des formes de connivence avec les grands notables, au prix d’une instrumentalisation souvent pénalisante pour le sous-préfet. S’il vit en bonne intelligence avec son député et assure sa réélection, il peut aspirer à une élévation de classe sur place, mais guère mieux. En revanche, l’image d’Épinal d’une stabilité parfaite des préfets impériaux mérite d’être revisitée, tant les circonstances de la vie administrative multiplient les occasions de disgrâce : incompatibilité avec les salons carlistes du chef-lieu, conflit personnel avec l’ingénieur, le général, le procureur impérial ou l’évêque (Dupanloup et le comte de Coëtlogon à Orléans). L’insuffisance professionnelle y prend également sa part, les rapports lacunaires ou expéditifs irritent le ministère où les changements de titulaire et de personnalité sont fréquents. Paradoxalement pour un régime né d’un coup d’État, le critère déterminant d’évaluation du service d’un préfet ou d’un sous-préfet demeure sa capacité à maîtriser les élections au profit du candidat officiel de l’Administration.

Préfets de la IIIe République

Le 4 septembre 1870 préfigure à nouveau une période de remise en question du préfet, institution vilipendée pour son césarisme congénital par Jules Ferry. L’exceptionnelle crise nationale ouverte par l’invasion et l’occupation du territoire provoque cependant une régénération du corps sous la férule de Gambetta (Wright), puis une pérennisation de son existence grâce au compromis entre Thiers et l’Assemblée nationale. Le sursaut patriotique et républicain initié par le gouvernement de Défense nationale se traduit par un remplacement intégral d’un corps discrédité par les pressions électorales. Aux grands bourgeois orléanistes souvent parisiens succèdent journalistes et avocats militants, opposants de la veille, tel Pereira à Orléans, ancien commissaire du gouvernement de février 1848, déporté à Cayenne lors du coup d’État.

L’incertitude sur la nature du régime constitutionnel rejaillit après 1870 sur l’interrogation concernant l’ampleur des compétences et même l’existence des préfets. La capacité de résilience d’un corps attaqué par tous les adversaires du Second Empire déchu, des républicains aux monarchistes, se manifeste autour de la question des sous-préfets, jugés inutiles et dangereux en régime parlementaire. Le compromis établi par l’historien du Consulat, Adolphe Thiers, se limite à un renouvellement des cadres, les épurations successives de 1871, 1873 et 1877 agissant comme un accélérateur de carrière des administrateurs jugés compatibles avec la République modérée. Aux préfets militants de Gambetta succèdent les préfets de l’ordre moral, souvent issus du corps préfectoral impérial, avant que l’extinction de « la République des ducs » ne laisse place à des agents plus professionnels. L’issue de la crise fondatrice du 16 mai 1877 provoque la réintégration des préfets de Gambetta et de Thiers.

Le 4 septembre 1870 préfigure à nouveau une période de remise en question du préfet, institution vilipendée pour son césarisme congénital par Jules Ferry.

Toutefois, à rebours de l’image d’un corps préfectoral immédiatement démocratisé sous les injonctions de Gambetta, l’accès des « couches nouvelles » aux sous-préfectures doit attendre la Belle Époque : cette mue profite à la bourgeoisie provinciale des talents, l’usage de la détention d’une licence en droit pour débuter dans la carrière précédant l’exigence légale établie en 1928 et l’instauration du concours de chef de cabinet par le décret du 31 janvier 1935. Si les recommandations et l’engagement restent présents, la domination des juristes méridionaux distingue la préfectorale des grands corps si parisiens et coutumiers de la reproduction sociale. La professionnalisation se renforce sous l’influence de la disparition des épurations entre 1877 et 1940 et par la pression de l’Association de prévoyance et d’assistance qui, à défaut de syndicat, contribue à arracher des garanties de déroulement de carrière. Les dispositions législatives libérales appliquées aux réunions et aux campagnes électorales en 1884 assainissent le rôle du sous-préfet, dorénavant moins soupçonnable de manipulation de la volonté populaire. Toutefois, les attaques en règle redoublent, alimentées par Jèze qui estime cet « informateur politique » disqualifié par un « vice radical » dans son rôle primordial de « conseiller légal des communes ». Une floraison de propositions de lois, liées à des coupes budgétaires, préconisent l’abolition de tout ou partie des arrondissements, des sous-préfets voire, au nom de l’idée régionale, du département et de son administrateur unique. Ce rituel est contré par le développement de l’esprit de corps et par des contre-feux allumés par la place Beauvau qui coordonne une riposte doctrinale alimentée par les thèses universitaires de jeunes sous-préfets. En pratique, des réseaux d’administrateurs se constituent dans le sillage de grands élus aptes à favoriser la carrière de leurs protégés, des Cochery à Montargis à Brisson dans le Berry.

Stabilisation et professionnalisation se font pour le plus grand bonheur des sous-préfets, vivier et tremplin devenus progressivement obligés pour accéder à une préfecture (91 % des préfets sont d’anciens sous-préfets à la veille de 19145).

La loi d’orientation relative à l’administration territoriale de la République du 6 février 1992 affirme une primauté inédite du préfet de région sur ses collègues des départements.

Le sous-préfet, avocat-conseil des maires de villages

Le sous-préfet bénéficie de cette inscription dans un réseau, et l’affirmation de son rôle d’« avocat-conseil » des maires ruraux renforce son assise, matérialisée jusqu’en 1940 par sa préséance à la tête du conseil d’arrondissement. Les titres Ier et II de la loi du 5 avril 1884 consacrent sa tutelle de droit commun des municipalités désormais élues. En réalité, sauf rare cas de conflit, le sous-préfet est incité à gagner la confiance des petits notables par l’écoute, le conseil, l’appui dans le traitement des affaires, en une sorte de cogestion officieuse ou de « procuration d’action ». Outre la publicité des séances municipales qui donne au sous-préfet connaissance des débats, les délibérations lui sont adressées sous huitaine sur un registre qu’il paraphe, ouvrant le délai de trente jours durant lequel il signale au préfet les délibérations litigieuses et les demandes en annulation reçues des contribuables de la commune. Parallèlement, le sous-préfet signale les administrateurs à suspendre, voire à révoquer. Il agrée les nominations effectuées par le maire aux emplois communaux, reçoit un mémoire exposant les motifs de toute action judiciaire exercée à l’encontre d’une commune et a qualité pour rendre exécutoire les états dressés par le maire pour les recettes municipales.

Préfets des « années noires »

Le régime de Vichy marque une rupture dans ce compromis entre le modèle napoléonien et la légitimité élective des notables. La mise à l’écart de cette synthèse républicaine se manifeste dès l’automne 1940 avec une épuration des préfets jugés complices des « professionnels de l’élection ». Elle « décapite » le corps et promeut de jeunes ambitieux (Bousquet dans la Marne) des ingénieurs (Morane dans le Loiret), des marins et des militaires6. Révocations, mises à la retraite anticipée ou en disponibilité visent à régénérer un corps diagnostiqué malade du virus du radicalisme. Au total, à l’été 1941, 82 des 87 postes préfectoraux sont occupés par de nouveaux titulaires, et 80 préfets ont été sortis des cadres, « dépolitisation » préalable à la diffusion de « l’esprit nouveau » de la Révolution nationale.

En complément, la rationalisation et la revalorisation de la fonction préfectorale sont poursuivies par la loi du 23 décembre 1940. La subordination des directeurs de services départementaux au préfet est rappelée avec force, mais entravée par les ministères techniques. Appelés à laisser les détails des affaires à leurs bureaux pour redevenir des « guides » et des « constructeurs », les préfets sont débarrassés de tout lien matériel et financier avec les « oligarchies départementales » grâce à la revalorisation et à la recentralisation de leurs indemnités de fonctionnement (Circ. de Peyrouton, 15 oct. 1940). De même, l’étatisation du personnel des préfectures favorise son épuration et instaure un monopole disciplinaire en faveur du préfet (D., 4 déc. 1941).

La suspension des conseils généraux, la suppression de l’élection des conseils municipaux dans les villes de plus de 2 000 habitants et l’ajournement des élections tournent la page des « cent cinquante années d’erreur », particulièrement aggravées par « vingt ans d’erreurs et de folies ». Le préfet administre à nouveau seul, simplement éclairé par une commission administrative de 7 à 9 membres nommés par le ministre, pendant que les maires également nommés, épurés des francs-maçons, des juifs et des naturalisés, doivent refléter la « France éternelle » des pères de famille nombreuse, des corporations et des œuvres privées de bienfaisance. L’intérêt du pouvoir pour « ses » préfets se matérialise par leur convocation régulière dans le but d’établir avec le maréchal Pétain un lien personnel.

Paradoxalement, face à l’inflation des circulaires adressées aux maires, la situation des préfets se complique au point que le pouvoir central prend conscience de la nécessité d’un nouvel échelon de contact entre l’État et la population, relais de substitution aux élus. La loi du 16 septembre 1941 établit les « agents administratifs cantonaux », destinés à devenir les « ingénieurs-conseils pour les maires du canton et des informateurs politiques ». Leur recrutement suppose une formation au sein des écoles régionales d’administration dont le prototype est conçu à Orléans par le préfet régional Morane. Le recrutement des chefs de cabinet de préfet est réformé sur le principe du concours national, afin de rompre avec l’usage des interventions politiques et de la faveur, et du stage de un an destiné à renouveler les cadres sur des critères avant tout politiques et de caractère (Circ., 13 janv. 1942).

Cette professionnalisation et le souci de proximité sont d’autant plus attendus que la création des préfectures régionales bouleverse le cadre traditionnel de l’action du corps. La loi du 19 avril 1941 crée 11 préfectures régionales en zone occupée, 7 en zone libre. En effet, si Pétain avait annoncé dès juin 1940 la nomination de « gouverneurs placés à la tête des grandes provinces françaises et ainsi l’Administration sera concentrée et décentralisée », le recul de l’influence maurrassienne et le pragmatisme imposé par les difficultés du ravitaillement poussent à maintenir l’échelon départemental ; le soin est laissé au Conseil national d’imaginer les contours et le nombre des régions à confier à des « superpréfets » régionaux, assistés de l’intendant de police et de celui aux affaires économiques, portés par un vocable fleurant bon l’Ancien Régime. Plus menaçants encore aux yeux des préfets, la présence de commissaires, propagandistes idéologiques de la Révolution nationale, de la Légion française des combattants et pire, à partir de janvier 1943, de la Milice, directement rattachée à un secrétaire général. L’obligation du serment d’allégeance personnelle au chef de l’État, la suppression de l’Association du corps préfectoral, la brutalité des épurations déstabilisent une administration soumise à des ministres éphémères (5 titulaires). Les préfets de Vichy poursuivent une mission impossible, agents d’un pouvoir asservi à l’occupant et qui leur demande de faire appliquer des décisions de plus en plus impopulaires et détestables (ravitaillement, rafles, STO, chasse aux francs-maçons et traque des résistants), sans pouvoir compter sur un personnel municipal coopératif. La fin du compromis avec les notables, « faute majeure » du régime, « trou par en bas » de l’Administration, isole les préfets (Du Moulin de Labarthète). Le Comité de libération nationale informé par Michel Debré ne juge compatible avec la République restaurée qu’une vingtaine de membres sortants du corps, fustigeant la « poignée de traîtres » fusillés à la Libération, cultivant la mémoire des héros de la Résistance (Moulin, Bollaert, Scamaroni) et oubliant la majorité attentiste pour dégager la voie aux jeunes préfets porteurs des idées de la Résistance (Sudreau, Pisani), désormais sortis de l’École nationale d’administration.

La déconcentration régionale

À la Libération, le thème des libertés locales occupe une place restreinte dans un contexte marqué par l’urgence du quotidien et par la volonté de rétablir un État fort. Le maintien du commissaire régional de la République aux pouvoirs exceptionnels de police et de justice ne peut être que provisoire devant les inquiétudes manifestées par les préfets et les récriminations des conseillers généraux. La Constitution de la IVe République rappelle le caractère indivisible de la République, mais porte la promesse décentralisatrice du transfert de l’exécutif départemental du préfet au président du conseil général (art. 87), espoir reporté par le climat de grève insurrectionnelle. Ce contexte pousse la troisième Force à maintenir une autorité supra-départementale avec les 8 inspecteurs généraux de l’Administration en mission extraordinaire (IGAME) directement rattachés au ministre de l’Intérieur. Claudius-Petit définit la politique d’aménagement du territoire par une meilleure répartition des ressources et des activités entre la « congestion » parisienne et le « vide » provincial. La planification se déploie dans le cadre des 21 circonscriptions d’action régionale délimitées par l’arrêté du 28 octobre 1956. Parallèlement, la cohérence des actions de l’État dans le département est renforcée par le décret du 26 septembre 1953 portant déconcentration administrative, première étape de l’élargissement de la primauté du préfet sur l’ensemble des chefs de service extérieurs.

Le sous-préfet bénéficie de cette inscription dans un réseau, et l’affirmation de son rôle d’« avocat conseil » des maires ruraux renforce son assise, matérialisée jusqu’en 1940 par sa préséance à la tête du conseil d’arrondissement. Les titres Ier et II de la loi du 5 avril 1884 consacrent sa tutelle de droit commun des municipalités désormais élues.

Avec la République gaullienne, la DATAR relance cette politique en s’appuyant sur une déconcentration qui renforce le préfet de région (D., 14 mars 1964). Mai 1968, crise dans laquelle Maurice Grimaud incarne la compétence tranquille du corps préfectoral, convainc le général de Gaulle d’inscrire la participation dans le cadre régional. L’échec du projet référendaire porté par Jean-Marcel Jeanneney le 27 avril 1969 est lourd de conséquence pour la région, le Président Pompidou limitant les ambitions de la loi du 5 juillet 1972 à créer un établissement public spécialisé et consultatif. Il faut attendre l’alternance de 1981 pour surmonter les craintes d’éclatement de l’unité nationale exprimées par Michel Debré devant le contrôle préfectoral a posteriori sur les actes des municipalités et des présidents de conseils généraux (L., 2 mars 1982). Si le corps préfectoral vit à nouveau difficilement le passage à l’appellation « commissaire de la République », le décret du 29 février 1988 rétablit le titre de préfet, toujours en charge de l’intérêt national. La loi d’orientation relative à l’administration territoriale de la République du 6 février 1992 affirme une primauté inédite du préfet de région sur ses collègues des départements. Tant la gestion des fonds européens que la définition des priorités des contrats de plan État-région ou encore la délimitation des intercommunalités, désormais obligatoires, continuent à donner, au début du xxie siècle, un rôle central au préfet de la République, dans un dialogue constant avec les grands élus au sein de la conférence territoriale7.

  1. Cet article est tiré de l’ouvrage : Kada N. (dir.), Dictionnaire encyclopédique de la décentralisation, 2017, Berger-Levrault, p. 836-841.
  2. Madelin L., Histoire du Consulat et de l’Empire, 1938, Hachette.
  3. Deharbe K. et Ortolani M., Intendants et Intendance en Europe et dans les États de Savoie. xviie-xixe siècles, 2016, ASPEAM-Serre.
  4. Biard M., Les Lilliputiens de la centralisation des intendants aux préfets, les hésitations d’un modèle français, 2007, Champ Vallon, La chose publique.
  5. Rouban L., « Les préfets de la République, 1870-1997 », Cahiers du CEVIPOF 2000, n26.
  6. Baruch M.-O. et Duclert V. (dir.), Serviteurs de l’État. Une histoire politique de l’administration française (1875-1945), 2000, La Découverte, L’espace de l’Histoire.
  7. Bernard P., Le Préfet et la République. Le chêne et l’olivier, 1992, Economica, Mieux connaître ; Allinne J.-P. et Carrier R., Préfet et développement local, 2002, Dalloz, Thèmes et commentaires.
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