Souriez, vous êtes nudgé. Comment le marketing infiltre l'État

Audrey Chabal
Le 2 avril 2021

C'est le titre volontairement interpellant d'une enquête fouillée à paraître le 8 avril prochain, réalisée par la journaliste économique indépendante Audrey Chabal, qui a cherché à comprendre comment et pourquoi l’État a utilisé le nudge, ces « coups de pouce pour aider à prendre la bonne décision », durant la crise sanitaire pour nous faire accepter certaines contraintes.

 

Son hypothèse : la pandémie a accéléré le recours à cet outil des sciences comportementales plus subtil que la publicité mais qui peut parfois flirter avec la manipulation. Elle démontre notamment que le nudge est devenu, avec la crise sanitaire, un instrument au service de la communication politique. Son essai, à la fois vivant et bien documenté, comprend de nombreux témoignages et interviews des acteurs du nudge en France (la cellule comportementale de la Direction interministérielle de la transformation publique, la BVA Nudge unit...).

Nudge

Comment est née l’idée du livre ?

Alors que je travaillais pour un média économique, j’ai rencontré, à plusieurs reprises, la notion de nudge, très américaine au départ, dans le domaine du management. En 2017, avec la remise du prix Nobel à Richard Thaler, je me suis penchée davantage sur le sujet, mon éditrice Sophie Caillat souhaitait, elle aussi, travailler sur ce thème. Mais nous ne savions pas très bien comment l’aborder. Puis est arrivée la crise sanitaire. Le discours d’Emmanuel Macron m’a tout de suite fait penser au paternalisme libertarien, la mouvance de Richard Thaler et Cass Sunstein les auteurs de « Nudge »[1], qui allie la prise de décision au nom du bien des citoyens et la responsabilité individuelle.

En avril 2020, j’ai commencé à faire les premières interviews exploratoires en contactant deux acteurs majeurs du nudge en France : Stéphane Giraud, un haut fonctionnaire à la tête de la cellule comportementale de la DITP (Direction Interministérielle de la Transformation Publique), et Eric Singler, le patron de la BVA Nudge unit, en Grande-Bretagne. Tout le monde était confiné, chez soi, en télétravail. Les deux experts m’ont parlé de manière très franche, ouverte, tout comme les différents chercheurs sollicités. En revanche, les ministères et le service dinformation du gouvernement, contactés après le confinement, nont pas souhaité répondre à mes questions.

Les entretiens exploratoires ont confirmé ce que je pressentais : tant la DITP que la BVA Nudge Unit réfléchissaient à la mise en place de nudge pour faire accepter les gestes barrières, le masque, garder les distances de sécurité, inciter les gens à ne pas sortir, se laver les mains etc.

Quelle est votre définition du nudge ?

Ce terme anglais, utilisé dans langage courant, signifie « donner un coup de coude ». Pour les auteurs de « Nudge », il s’agit d’une méthode douce pour inspirer la bonne décision ou selon leurs termes, d’aspects de larchitecture du choix modifiant directement les comportements sans interdire aucune option. Le nudge oriente sans contraindre. L’exemple, le plus fréquemment cité, c’est la mouche au fond de l’urinoir pour inciter les hommes à mieux viser et réduire ainsi les frais de nettoyage. Les photos sur les paquets incitant les gens à ne pas fumer, ou proposer des assiettes de taille différentes en fonction de l’objectif souhaité (manger moins ou plus) sont d’autres exemples de nudge.

Pour remonter aux origines du nudge au sommet de l’État, il faut se rendre aux Etats-Unis en 1917. Il s‘agit de faire adhérer les citoyens à l’effort de guerre…

Si le terme nudge est nouveau, il s’agit d’un outil des sciences comportementales, au service de la communication politique. Aujourd’hui on parle beaucoup d’acceptabilité sociale. Pour revenir à l’exemple. En 1916, Woodrow Wilson s’est fait élire sur une promesse de campagne consistant à se maintenir à l’écart de la guerre. Un an après, les Etats-Unis entrent en guerre. Edouard Bernays publiciste américain intègre la Commission on Public Information (CPI), chargée par le président Wilson de faire accepter leffort de guerre aux Américains, sans les contraindre. On emploie alors des méthodes de relations publiques et de communication politique. Parmi elles, l’envoi dans les cinémas et les théâtres, de personnes, que l’on appellerait aujourd’hui des influenceurs, se levant avant les séances pendant quelques minutes pour prendre la parole et vanter les vertus de la guerre.

On peut faire un parallèle avec les Agences Régionales de Santé (ARS) en France faisant appel à des footballeurs pour rappeler l’importance des gestes barrières.

Un autre épisode marquant se déroule en 1929. Edouard Bernays est embauché par l’American Tobacos, afin de résoudre l’épineuse question qui affecte le géant du tabac : les femmes ne fument pas en public. Un psychanalyste explique qu’il s’agit d’un symbole phallique. L’expert en communication politique trouve une parade astucieuse. Il envoie des journalistes photographier des suffragettes allumant les « torches de la liberté », une manière d’associer la cigarette à l’émancipation des femmes.

Comment l’État se sert-il du nudge pour le « bien des citoyens » ?

C’est une question complexe puisqu’elle amène à se poser la question du bien et de la personne qui en décide. Les exemples souvent donnés concernent la santé et l’environnement. Ainsi pour réduire les déchets dans les villes, on met en place des poubelles « nudgées », à l’image des paniers de basket du Havre incitant les gens à viser et jeter les détritus à l’endroit indiqué. En termes de santé publique, on peut citer le slogans nudgés tels que « manger, bouger » ou « manger 5 fruits et légumes par jour » ou encore les escaliers piano produisant de la musique pour amener les personnes à monter à pied au lieu de choisir les escalators. Toutes ces recommandations ne contiennent pas d’obligation, ni de contraintes, mais une incitation forte de la part de l’État.

La déclaration d’impôts en ligne satisfait l’État car elle est plus simple et moins couteuse mais elle  exclut des personnes n’ayant pas accès à Internet ou rencontrant des difficultés pour se connecter. 

BVA conseille l'État durant la crise sanitaire

Durant la crise sanitaire, la BVA Nudge Unit a ainsi offert au gouvernement son expertise en sciences comportementales et ses conseils. Je dis « offert », car j’ai eu beau chercher un appel d’offre ou un quelconque contrat entre l’État et BVA à ce propos, je n’ai pas trouvé. Et pour cause : « nous avons travaillé pro bono », m’indique Éric Singler. Comprenez : gratos. En tous cas, de la fin du mois de mars 2020 à l’été. Tout aurait commencé par un texte publié par Éric
Singler sur Linkedin. Le patron de la BVA Nudge Unit raconte l’histoire dans Le Guide de l’économie comportementale 2020. Après la première allocution d’Emmanuel Macron, le 12 mars, appelant les Français à limiter leurs déplacements en raison de la circulation du virus, les citoyens passent leur week-end dans les parcs. Le 16 mars 2020, nouvelle adresse aux Français : le président de la République nous annonce que nous sommes en guerre et la France entre en période de confinement. Deux jours plus tard, Éric Singler constatant l’écart entre la situation (un virus très grave circule) et les comportements (les gens
profitent du soleil) en appelle, sur Linkedin, à la création d’une « task force ». Une cellule de crise basée sur les sciences comportementales. « Toute cette crise est une question de gestes », m’assène-t-il. Son « post » est lu par Ismaël Emelien, un proche d’Emmanuel Macron (qui avait été au premier plan de sa campagne présidentielle, avant d’être conseiller spécial à l’Élysée jusqu’à démissionner après l’affaire Benalla). Le trentenaire met en relation la BVA Nudge Unit et le ministère de la Santé. C’est ainsi qu’à partir du 20 mars 2020, une équipe spéciale au sein de la BVA Nudge Unit travaille directement avec Michaël Nathan, directeur général du Service d’information du Gouvernement (SIG) et Agnès Balle, ancienne de BVA et désormais à la tête du département analyses du SIG. Je précise que malgré mes multiples relances, le SIG n’a finalement pas répondu à mes questions. Autre précision, le SIG n’a pas découvert avec BVA l’intérêt d’utiliser les sciences comportementales durant la pandémie puisque l’équipe de Stephan Giraud, de la DITP, a commencé à plancher sur la question une semaine avant le post d’Éric Singler. (...)

Extrait page 108-109 de Souriez, vous êtes nudgé. Comment le marketing infiltre l'État

Vous évoquez les failles du nudge, à savoir qu’il n’est pas toujours efficace, et lorsqu’il l’est ce n’est que momentané. Alors finalement quel est l’intérêt pour l’État d’utiliser le nudge ?

C’est en quelque sorte une rustine. Pour reprendre l’exemple de la pandémie, au début, nous n’avons ni masque, ni gel hydroalcoolique, ni vaccin, ni traitement. L’État se retrouve sans rien, il fait donc appel aux sciences comportementales pour avoir un impact direct et immédiat sur les gens. On leur demande de garder leurs distances, de se laver les mains, de confectionner des masques et de les porter. Dans un premier temps le nudge fonctionne car il est ludique, nouveau et qu’il agit comme une sonnette d’alarme. Les Français respectent les distances, les marquages au sol et les différents panneaux de signalisation, ils se lavent les mains avant d’entrer dans les magasins.

Mais, les experts des sciences comportementales reconnaissent eux-mêmes que le nudge ne fonctionne qu’un temps. Ils le comparent à la bonne résolution de début d’année.

Arrêter de fumer ou se mettre au sport, cela fonctionne au début puis les mauvaises habitudes reviennent rapidement.  Pour que le nudge soit efficace, il faut sans cesse le réactiver.

Pouvez-vous décrypter des exemples de coups de pouce employés pour des mauvaises raisons (mercantiles, individuelles, politiques) ?

Lorsque l’on parle du mauvais nudge, on tombe dans le « sludge », littéralement la boue. Les papas du nudge l’ont d’ailleurs anticipé et consacré une partie de leur ouvrage à « la pente savonneuse du nudge », à savoir l’utilisation de cet outil pour de mauvaises raisons.

Le mobilier urbain anti-SDF constitue un exemple parlant et visuel de sludge. On n’interdit pas en soi de s’asseoir à l’entrée d’un bâtiment, en revanche le mobilier urbain fait de cactus, de piques, ou de morceaux de béton pousse les SDF à s’installer ailleurs. Cet argent public est destiné à pousser la misère ailleurs sans résoudre le problème de mal logement.

Les formulaires administratifs en ligne sont utilisés pour éviter la fraude fiscale aux allocations. Mais cela va rendre le remplissage des documents tellement compliqué que les personnes les plus démunies, illettrées, ou parlant mal le français se trouvent dans lincapacité de faire une demande daide à laquelle ils ont pourtant droit.

Des recherches sont actuellement menées par la cellule comportementale de la DITP pour évaluer et réduire l’intensité de ces sludges. Cela parait invraisemblable mais jusqu’à aujourd’hui lefficacité réelle de ces mesures sur la fraude na jamais été mesurée !

Aux Etats-Unis, Cass Sunstein a été missionné par l’administration Biden pour travailler sur cette question problématique du sludge. Pour citer un exemple sur ce continent, on peut parler des frictions mises en place pour réduire l’accès à l’avortement. En proposant plusieurs rendez-vous médicaux espacés de plusieurs semaines, on espère que la femme va se décourager ou dépasser la date limite au-delà de laquelle elle peut avorter.

Vous parlez des dark patterns, du sludge concernant plutôt Internet… Pourriez-vous expliquer ses mécanismes ?

Les entreprises privées ont saisi l’intérêt des sciences et de l’économie comportementales et possèdent, pour les plus importantes, des cellules dédiées. En matière de RGPD, ces entreprises mettent en ligne des formulaires complexes, orientant le choix vers le bouton « j’accepte » au lieu d’aller lire les termes d’utilisation des données. Cela pose la question du consentement non éclairé. Autre exemple très parlant, les formulaires d’abonnement. Deux clics suffisent pour s’abonner à une revue ou un service en ligne. En revanche se désabonner suppose une procédure complexe passant souvent par l’envoi d’un courrier recommandé.

L’écueil des théories comportementales selon vous se trouve dans la vision individualiste de la société. Vous indiquez deux pistes pour en sortir « l’empowerment »[2] et « l’agency ». Comment cela pourrait-il se mettre en place concrètement ?

Avec le nudge, on fait porter la responsabilité à l’individu tout en étant paternaliste, ce qui est assez contradictoire. Cette suppression de la rationalité de lindividu me choque et me déplaît. On a l’impression qu’un marionnettiste, l’architecte du choix pense ce qui est bien et bon pour le citoyen, tout en lui faisant croire, qu’il est responsable et doit agir. À travers « l’empouvoirement à la française », le citoyen deviendrait un acteur de la décision publique et politique. Cela pourrait passer par des collectifs de quartiers, des réunions avec des décideurs publics, des référendums, des votes.

[1] R. H. Thaler et C. R. Sunstein, Nudge : comment inspirer la bonne décision, Vuibert, 2010, édition poche Pocket, 2012

[2] L'empowerment (prononcé en anglais : [ɪmˈpaʊərmənt]), ou autonomisation, ou encore capacitation, est l'octroi de davantage de pouvoir à des individus ou à des groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles ils sont confrontés. Source : Wikipedia

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