Florence Durand-Tornare, déléguée générale de l’association Villes Internet

Le 2 avril 2019

Florence Durand-Tornare s'est confiée à Horizons publics. Elle revient sur les 20 ans du palmarès Villes Internet, l'évolution des services publics numériques, le modèle français de ville intelligente ou encore la crise des Gilets jaunes et les nouvelles formes de participation citoyenne.

Florence Durand-Tornare

Fondatrice et déléguée générale de l’association Villes Internet (créée en 1999, plus de 400 membres en 2019) qui accompagne les collectivités sur les sujets du numérique et de l’Internet citoyen. Titulaire d’une maîtrise en communication, elle a travaillé pour les chaînes publiques avant de devenir productrice d’émissions de télévision de type talk-show (débats).

1 – Villes Internet, le palmarès 2019

Chaque année depuis 1999, Villes Internet décerne ses labels – allant d’une à cinq arobases (« @ ») – destinés à montrer l’engagement des villes et villages en matière de services publics numériques. Quelles sont les principales tendances de l’édition 2019 ?

Les collectivités sont, chaque année, depuis la première édition, toujours plus nombreuses à participer. C’est une bonne chose mais cela signifie aussi que ces acteurs ne sont pas tous au même niveau de culture numérique, ni au même niveau d’engagement. Beaucoup de sites sont interactifs mais il reste encore des sites dits « vitrine » centrés essentiellement sur la diffusion d’information. L’utilisation de tout le potentiel des instruments numériques, avec de vraies transactions en ligne (un service rendu, dématérialisé de bout en bout), avec l’utilisation des objets connectés et l’analyse de la donnée est très inégale selon les territoires.

Les citoyens sont en avance dans leur capacité à être agile au regard de ce que les villes leur proposent en matière de services publics numériques. Tout ceci fait que le numérique ajoute à la fracture territoriale classique : les métropoles assurent un service numérique urbain stable alors que les habitants des zones périurbaines et rurales n’ont pas accès aux meilleurs services numériques. Le problème, en fait, ne tient pas seulement aux 13 millions de personnes qui n’y ont pas accès pour des raisons d’illectronisme, la transformation numérique cohérente et équitable des organisations publiques est toujours en question. Seulement, personne ici ne dispose des chiffres, ou ne souhaite les communiquer… Je soupçonne donc que beaucoup plus de 13 millions de personnes sont touchées par la fracture numérique.

Parallèlement, bonne nouvelle, le nombre de villes labellisées « cinq arobases » augmente, celles dont on prouve que les actions numériques couvrent les besoins fondamentaux de services publics. Historiquement, les villes démarraient par un label « une arobase », voire une simple mention d’encouragement pour les moins avancées, et puis elles progressaient : c’était de loin la catégorie la plus nombreuse. En 2019, on voit un grand nombre de communes françaises, près de 2 000, qui ont généralisé la culture numérique en interne, en posant pour toute refonte de processus la question de l’innovation numérique possible. Cela reflète une démocratisation importante de l’accès aux services commerciaux du secteur privé via les smartphones et coïncide avec une succession de volontés fortes de la part des trois derniers gouvernements qui ont installé des ministres aux commandes – le premier secrétaire d’État chargé du Numérique a été nommé en 2008 –, ainsi qu’avec la progression du nombre d’élus au numérique dans les villes.

2 – Un socle de services numériques essentiels

La palette des services proposés par les collectivités a sans doute profondément évolué en quelque vingt ans. De quelle façon ?

Les dossiers présentés aujourd’hui n’ont effectivement plus rien à voir avec ceux des premières éditions. Mais, phénomène intéressant, on observe qu’il existe au-delà de ces évolutions un « socle de services essentiels de base », lesquels se retrouvent dans beaucoup de collectivités. Dans ce socle, par exemple, figure le service d’inscription à la cantine scolaire que toutes les administrations souhaitent proposer. D’une manière générale, au fil des années, cette base de services essentiels s’est élargie, comme le montrent les résultats du travail d’analyse portant sur 20 000 actions recensées par Villes Internet (sur un total de 35 000). L’étude a été menée par le mathématicien, philosophe et sociologue Michel Authier, l’inventeur du concept de l’arbre de connaissances comme représentation des savoirs. Pour résumer son propos, il y a des similitudes et des « fertilisations d’action » d’une collectivité à l’autre, quel que soit le contexte, autour d’un certain nombre de services numériques, par exemple, ceux liés à l’identité, à l’emploi ou à la démocratie locale.

Pourtant, si le numérique et la dématérialisation facilitent la transversalité, nous constatons également que les fameux silos, eux, perdurent. Ils sont simplement devenus plus poreux. Au sein d’une entité, l’organisation générale reste la même, avec sa forme pyramidale, ses spécialistes, ses logiques liées à la formation des personnels, etc. Mais sur le terrain les dynamiques de transversalité se développent en ce qui concerne la production même du service. Une direction des services informatiques (DSI), par exemple, aujourd’hui organisée pour être sobre et durable, n’achète plus dix « logiciels d’inscription à quelque chose » pour chacun des services qui en fait la demande, elle opte pour un dispositif technique fonctionnant à la manière d’un produit en « marque blanche », utilisable tant pour la cantine scolaire, que pour le cinéma, la piscine, etc.

3 – Une fracture numérique à prendre en compte

Dans son rapport public « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics », du 14 janvier 2019, le Défenseur des droits pointe le risque d’une fracture territoriale liée notamment à la qualité des équipements et des connexions. Comment y faire face ?

Rappelons-nous que lorsque l’ONU a déclaré en 2012 que l’accès à Internet était un droit fondamental pour les êtres humains, la France n’a pas suivi. Mais déjà, à cette époque, des alertes avaient été lancées sur le risque de voir la fracture sociale aggravée par le numérique. Que le Défenseur des droits s’intéresse à la fracture numérique n’est au fond pas nouveau. Nous, nous préférons parler d’exclusion par le numérique et je ne joue pas sur les mots. Julien Denormandie, ministre délégué chargé de la Ville et du Logement, l’a lui-même dit lors de la cérémonie de remise de nos labels, le 29 janvier 2019 que le numérique est une cause de fracture sociale et de fracture numérique. Une grande partie de l’assistance en a été étonnée. Mais, il le dit d’autant plus fortement qu’il est en charge de la cohésion des territoires et du logement, de ce qu’on appelait autrefois la politique de la ville. Cette inquiétude sur la fracture numérique a été amplifiée par la volonté du Gouvernement de dématérialiser l’ensemble des services en 2022 et de mettre rapidement fin aux systèmes classiques d’accès.

Il faut se dire qu’une partie de la fracture numérique peut perdurer. Je le ressens de plus en plus et pour des raisons diverses. Certains territoires, par exemple en montagne, ne seront jamais connectés via la fibre, il faudra se tourner vers le satellite, aujourd’hui très onéreux.

Les territoires n’étant pas tous connectés, on n’y arrivera pas. Il faut se dire qu’une partie de la fracture numérique peut perdurer. Je le ressens de plus en plus et pour des raisons diverses. Certains territoires, par exemple en montagne, ne seront jamais connectés via la fibre, il faudra se tourner vers le satellite, aujourd’hui très onéreux. Et puis, ne l’oublions pas, une partie de la population refuse le numérique, comme d’autres ne passent pas le permis de conduire (quelque 20 % des adultes, selon certains observateurs, une proportion qui ne cesse d’augmenter notamment au regard de l’écologie). Vu l’impact croissant du numérique dans nos vies, on peut très bien imaginer qu’une frange non négligeable de la population (5 % ? 10 % ? 15 % ?) refusera d’être connectée, pour des raisons liées à l’environnement, à la santé, au refus du « traçage » et des manipulations commerciales ou idéologiques… Cela nous oblige, aujourd’hui, à concevoir, pour dans vingt ans, des services publics offrant la possibilité d’éditer du papier au bout d’une chaîne servicielle interne totalement dématérialisée. Laissons les gens remplir un formulaire papier s’ils en ont envie, ça n’empêchera pas de dématérialiser la totalité de nos systèmes d’information.

4 – Gilets jaunes, réseaux sociaux et intelligence collective

Le mouvement des gilets jaunes oblige les responsables politiques, et d’une manière générale le pays tout entier, à s’interroger sur des notions essentielles telles que la représentation démocratique, le débat citoyen, la solidarité sociale, etc. Quel regard portez-vous sur ces événements ?

Ces événements nous montrent que les réseaux ont été un formidable moteur de mobilisation. Sans eux le mouvement actuel n’aurait pas été aussi rapide et probablement aussi généralisé territorialement. Nous avons ici, véritablement, une représentation du réseau humain dans le réseau numérique. C’est sans doute la première fois que cela se produit dans le monde. Les manifestants des Printemps arabes ont, avant eux, beaucoup utilisé les réseaux, mais plutôt dans une logique de bouche-à-oreille, tandis qu’en France la logique a été de se dire : « On va se retrouver entre personnes qui ne se connaissent pas. On se donne rendez-vous et on discute sur ce qui ne nous convient pas. Chacun de nous a un ressenti, exprimons-le ! » Les personnes n’ont pas attendu les cahiers de doléances pour cela, même si en l’occurrence des ordinateurs auraient été préférables, là où pouvait le faire, pour l’analyse des doléances et surtout pour leur prise en compte.

Même si je comprends que les dégâts humains et matériels aient pu polariser l’attention et choquer, il ne faut pas oublier, non plus, le succès de l’intelligence collective développée à cette occasion. Je retiens de ces mobilisations, pour avoir analysé une partie des doléances, la qualité de l’expression des personnes, y compris sur les réseaux sociaux, l’originalité des idées, l’inventivité, la créativité pour être efficace et répondre aux problèmes, le pragmatisme des propositions et la capacité à les mettre en concurrence. On le voit également dans les commentaires sur les réseaux sociaux mais aussi sur les ronds-points et dans les vidéos.

Cet aspect multimédia des réseaux sociaux nous permet de mieux voir l’intelligence collective et de la comprendre : l’intelligence collective s’exprime par le biais de différents canaux (radio, images podcast, infographie, caricatures, etc.). On a vu que les angles de vue se multiplient et que la réalité ne se réduit pas à des images qui passent en boucle à la télévision. Cette multitude des points de vue conduit, contrairement à ce qu’on pense, à plus de vérité sur l’événement. Par exemple, lorsqu’un des leaders du mouvement est blessé à l’œil, on apprend d’abord par une vidéo qu’il a perdu son œil, puis par une autre qu’il ne l’a pas perdu, puis par une troisième qu’il donnait rendez-vous à d’autres membres du mouvement au moment de l’attaque et ainsi de suite. En agrégeant ces vidéos – c’est du collectif – on se fait une idée plus précise de la réalité. C’est toute la différence entre une photo et un panoramique. Il suffit d’avoir le courage de rassembler tous les morceaux qui traînent ici et là, dans une logique d’enquête individuelle citoyenne.

5 – Les élus au numérique en Congrès

Le premier Congrès national des élus au numérique s’est tenu les 29 et 30 janvier 2019, à l’initiative de Villes Internet. Une motion y a été adoptée, présentant la vision des élus du réseau. Quel bilan tirez-vous de cette première édition ?

Nous sommes très contents de cette initiative. Depuis deux à trois ans, nous avions la conviction que le numérique devenait un sujet politique, au sens « changement de société », « choix de société », etc. Pour autant, affirmer que le choix technologique est un choix politique ne nous suffisait pas. C’est ainsi que lors de notre dernière assemblée générale et de notre conseil d’administration, nous avons proposé d’organiser un débat politique, de discuter d’une motion qui montrerait les éléments de cohérence de ces politiques locales, au-delà de la disparité des typologies de villes.

Les élus intéressés se réunissent en congrès, entre eux, et seuls. Les propos d’au moins 120 d’entre eux ont été retenus, soit par vidéo, soit via des outils numériques de collecte. Quelque 600 visiteurs se sont connectés sur le site et 40 s’y sont véritablement exprimés. Des propositions solides, ajoutées sur place, le tout étant travaillé par le biais de « cartes mentales », sans oublier, pendant ces deux jours de congrès, de nouveaux témoignages recueillis par des différents canaux. Puis le travail de rédaction de la motion s’est opéré. La co-rédaction s’est déroulée exclusivement entre élus. Nous avons été complètement transparents, du début à la fin. Sur notre site, il est possible de voir toute la richesse (et les représentations) de ce qui a été dit grâce à une restitution intégrale de l’expression des élus.

Quelques chiffres clés du label 2019

  • 20e édition du label Villes Internet en 2019 ;
  • 234 collectivités participantes ;
  • 168 villes ;
  • 13 territoires représentant 287 communes ;
  • 53 villages ;
  • 16 régions représentées ;
  • 7 Villages Internet ont reçu 5 @ : Montvendre, Bras-sur-Meuse, Ottmarsheim, Forges-les-Eaux, Pugnac, Sauternes, Floure.

6 – Villes intelligentes, le modèle français

Ville Internet a participé à la mission confiée par, notamment, le ministre des Affaires étrangères en janvier 2017 à Akim Oural, élu à la mairie de Lille et président du groupe numérique de la Commission nationale de la coopération décentralisée. Le but en était d’explorer les pistes d’un modèle français de ville « servicielle » et « attentive ».

Là encore, un sujet qui nous tient à cœur. Dans le cadre de cette mission, un rapport a été rendu le 5 juillet 2018, intitulé « Vers un modèle français de la ville intelligente partagée » (accessible via le site diplomatie.gouv.fr). Y sont rappelés des éléments importants à connaître, par exemple que le terme de « ville intelligente », traduction de l’expression « smart city », est un concept commercial avant d’être un concept politique. Il n’est une réalité territoriale nulle part. Sa définition, en fait, varie selon l’objectif – social, économique, universitaire, politique, etc. – que l’on se donne.

Pour résumer, dans ces travaux, nous sommes revenus sur les différentes typologies existantes en termes de ville intelligente. Il y a ainsi le modèle états-unien de la ville « calculée » ou « data city » et sa logique de rentabilité, de chiffrage, etc. L’approche indienne, elle, est toute autre. C’est celle de la « ville sortie de nulle part », conçue dans le cadre d’un programme de création de 100 villes, ex-nihilo, sur des territoires vides et dont certains projets sont soutenus par l’Agence française pour le développement. Ici, il s’agit de s’appuyer sur l’intelligence numérique pour bâtir la ville, en y associant des entreprises spécialistes. En l’occurrence, la donnée, dans une logique de vitesse et d’intensification, est destinée à permettre localement la production, les échanges et la commercialisation de produits et services. Mais ces villes n’accueilleront que des personnes dont le profil va permettre ce fonctionnement : telle cité d’un million d’habitants accueillera, par exemple, tant de profils X ou Z, afin que s’y déroule telle ou telle activité, etc. Des villes très élitistes donc, avec un risque très fort d’exclusion sociale de masse. Entre ces deux modèles bien sûr toutes les nuances se retrouvent.

Quant à la France, aucune de ces logiques n’anime l’une des treize métropoles considérées comme les fers de lance dans ce domaine. En fait, la situation est « partagée » dans le sens où nous ne trouvons nulle part de « concentration de ville intelligente » mais plutôt des innovations réparties sur l’ensemble du territoire, qu’il s’agisse de zones urbaines, périurbaines, voire rurales. Si l’on pouvait, par exemple, regrouper l’ensemble de nos collectivités labellisées « cinq arobases » et leurs innovations, cela donnerait une grande ville intelligente, sociocentrée, démocratique et partagée en ce qui concerne ses objectifs, le tout dans une économie dont on peut attendre qu’elle soit durable même si le sujet reste en question. La ville française intelligente est dispersée mais elle existe. Telle est la logique de ce rapport ouvert dont la prochaine édition pourrait viser à généraliser des initiatives nouvelles ou existantes pour aboutir à l’émergence d’un presque « territoire national intelligent ».

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