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L’Australie explore le potentiel de la recherche et développement sociale

Le 29 novembre 2021

La France n’est pas la seule à tenter de structurer un écosystème pérenne autour de la recherche et développement (R&D) sociale. Dans d’autres pays, comme le Canada ou l’Australie, des acteurs tentent, collectivement, de se mettre en mouvement. C’est le cas Chris Vanstone, chef de l’innovation au The Australian Centre for Social Innovation (TACSI). Avec plusieurs de ses collègues, il vient de terminer la rédaction d’un livre blanc sur la R&D sociale dont nous vous proposons de découvrir les conclusions dans cette interview accordée à Horizons publics. Selon lui, la R&D sociale a besoin de financement pour affiner les idées, pouvoir les expérimenter et construire des preuves que cela fonctionne.

Quelle définition donnez-vous à la R&D sociale ?

Selon moi, la recherche et développement (R&D) sociale est une activité de recherche et développement qui est sociale par ses fins et ses moyens. Des écosystèmes de R&D sociale efficaces combinent deux choses. La première, c’est de vouloir intentionnellement imaginer, développer et diffuser des innovations qui créent des résultats sociaux. La seconde est une prise de décision « alimentée par les personnes » à tous les niveaux avec comme sujets : les futurs souhaitables, le financement et les innovations spécifiques à la R&D sociale.

Nous devons créer les espaces pour imaginer l’avenir que nous voulons. Ils doivent être des espaces délibératifs, participatifs mais aussi créatifs.

Quel est le processus derrière la rédaction de votre livre blanc ?

C’est l’aboutissement d’un processus d’exploration sur plusieurs projets et sur plusieurs années. Il comprend une réflexion sur ce à quoi ressemblerait un écosystème d’innovation sociale pour l’Australie, mais aussi une revue de la littérature sur la R&D sociale, une exploration de ses avantages économiques et beaucoup de débats. Nous nous sommes nourris également de la frustration permanente face aux répétitions d’échecs lors des réformes que nous avons vus passer au cours de la dernière décennie. Notre conviction est qu’il doit y avoir un meilleur moyen pour progresser sur des problèmes sociaux difficiles.

Je pense qu’il y aurait peut-être lieu de créer un nouveau type d’institution publique, du moins pour l’Australie, une institution où les gens rêvent de l’avenir qu’ils souhaitent, puis assurent la gestion des activités de recherche et de développement pour nous y amener.

Quels sont les membres qui ont participé à sa rédaction ?

Le document a été créé avec certaines des institutions les plus importantes et les plus connues d’Australie dans tous les secteurs. Il y a une véritable diversité des acteurs. C’est une indication de la pertinence du sujet. Les partenaires comprennent notamment l’université RMIT, le plus grand établissement d’enseignement supérieur d’Australie1, Uniting2, un grand fournisseur de services ainsi que Donkey Wheel3 et Equity Trustees4, deux fondations philanthropiques passionnées par l’innovation.

Quelles sont vos conclusions dans ce livre blanc ?

Je pense que la conclusion ayant le plus résonné chez les personnes travaillant dans le secteur social en Australie, c’est que les autres secteurs ont des activités de R&D bien organisées. Les ressources dans la plupart des industries sont performantes. Par exemple, c’est le cas dans le secteur de la santé ou de l’agriculture. Ce n’est pas le cas dans le secteur social ! Et cela malgré le fait que des secteurs comme l’éducation et la santé sont parmi nos plus grandes industries. Nous concluons qu’il y a donc beaucoup à apprendre de l’organisation de la R&D en sciences et en entreprise. Cela rejoint notre deuxième conclusion. Ce qui fonctionne pour la science et le commerce aurait besoin d’être adapté pour s’attaquer à des problèmes sociaux difficiles. La R&D dans ces industries n’embrasse pas la complexité des défis sociaux. La R&D peut renforcer les points de vue sur la culture dominante, mais la R&D sociale doit servir, surtout, à ceux qui sont marginalisés. La R&D a une longue histoire de création d’un futur que les gens ne souhaitaient pas forcément. Pensez à l’impact involontaire des médias sociaux, de la santé mentale ou de la démocratie, ou si vous vous éloignez davantage, de l’impact de la société industrielle sur la planète. Chez nous, par exemple, il est particulièrement important pour toute réflexion sur un avenir meilleur de créer des systèmes de progrès qui décolonisent. Il faut soutenir l’autodétermination des aborigènes et des insulaires du détroit de Torres, et valoriser les systèmes de connaissances autochtones. Les systèmes de R&D scientifiques et commerciaux ne le font certainement pas dans leur conception actuelle.

Comment réussir la mise en place d’un environnement propice à la créativité ?

Je suis heureux que vous ayez posé cette question, car la créativité et l’imagination sont une partie vitale de « l’infrastructure » qui doit être construite, et elle est trop facilement négligée. Je réfléchis à l’impact de la science-fiction sur la science et l’innovation commerciale lorsqu’il s’agit de l’informatique, d’Internet et de l’espace. Les deux sont profondément connectées. Les romanciers ont imaginé de nouveaux types de technologies et de modes de vie des décennies en avance sur les scientifiques et les ingénieurs. Nous devons porter le même genre d’attention à la création de fictions sociales. Il faut rêver des futurs que nous voulons, individuellement et collectivement ! Cela doit être intégré, et à un niveau assez fondamental. Une grande partie du récit social concerne ce qui est mauvais et comment les choses vont empirer ; cela ne doit pas être ignoré, mais nous devons également réfléchir à ce que nous voulons. Dans un écosystème social de R&D, ces visions doivent être créées par le public. Mais je pense que nous devons également intégrer ce genre de rêve dans l’éducation, nous avons besoin d’un public qui voit la valeur de l’innovation et de l’exploration sociale, de la même manière que le public s’intéresse à l’innovation technologique et à l’exploration spatiale. Peut-être que cela se produit déjà en France, mais je ne le vois pas se produire ici. J’ai été frappé par le travail de la « Mãori Futures Academy » pour développer la capacité d’innovation sociale chez les jeunes Maoris (Rangatahi). Un de leur chef a déclaré : « Nos jeunes ont la possibilité de faire des apprentissages en plomberie et en pose de drains. Pourquoi ne voudrions-nous pas qu’ils fassent un apprentissage pour changer le monde ? » Pourquoi mon enfant de 7 ans peut-il choisir d’aller dans un club de football et un cours de théâtre, mais pas dans un club « changer le monde ».

Pour avancer, il faudrait donc des espaces où nous imaginons collectivement l’avenir que nous voulons avoir ?

Nous devons créer les espaces pour imaginer l’avenir que nous voulons. Ils doivent être des espaces délibératifs, participatifs mais aussi créatifs. Je pense qu’il y aurait peut-être lieu de créer un nouveau type d’institution publique, du moins pour l’Australie, une institution où les gens rêvent de l’avenir qu’ils souhaitent, puis assurent la gestion des activités de R&D pour nous y amener. Cela pourrait signifier que le public établit des priorités, alloue des fonds, gère le développement de la main-d’œuvre, oblige les bénéficiaires à rendre des comptes. Et si ces institutions pouvaient travailler avec une vision à long terme afin d’englober de nombreuses générations et d’éviter le court-termisme des cycles électoraux, cela serait une très bonne chose.

Quel est le rôle de l’échec dans les expérimentations et tests qui doivent permettre de prototyper des solutions ?

L’échec est essentiel au succès de tous les systèmes de R&D. Ils créent de la valeur autant en identifiant ce qui ne fonctionne pas, que ce qui fonctionne. Le seul véritable échec est de ne pas apprendre de ce qui ne marche pas puis de répéter l’erreur ou de la financer quand même. C’est quelque chose qui arrive tout le temps si vous n’avez pas de bons systèmes de R&D. Dans les systèmes de R&D sociale, nous devons accepter un code d’éthique particulier pour soutenir une expérimentation sûre, l’échec ne devrait pas diminuer les chances de vie des gens. C’est tout à fait possible, cela doit juste être fait avec soin.

Pouvez-vous nous donner des exemples précis de projets liés à la R&D sociale développés en Australie ?

En Australie, nous voyons de plus en plus de processus de R&D alimentés par le peuple. Par exemple, plus d’un tiers des recommandations de la récente Commission royale sur le système de santé mentale de Victoria (le processus d’examen de statut et d’établissement de politiques le plus élevé en Australie) stipulent que les nouvelles politiques et services doivent être conçus de manière participative, par des personnes ayant une expérience vécue de maladie mentale. L’idée d’un processus de R&D alimenté par les personnes devient courante dans certains secteurs sociaux. Cependant, il y a beaucoup moins d’exemples de personnes qui réfléchissent à la manière de façonner des écosystèmes entiers pour la R&D sociale. Nous assistons à certaines réformes qui vont dans ce sens, par exemple, la récente réforme de l’enseignement post-secondaire (professionnel), encore une fois dans l’État de Victoria. Il y a une proposition de créer un réseau de laboratoires au sein du secteur pour développer et diffuser de nouveaux types d’enseignements et d’apprentissages, et également d’intégrer les étudiants aux processus de gouvernance et de conception.

Quels domaines pourraient bénéficier d’une R&D sociale mieux financée ? Est-ce uniquement le social ou également l’écologie, par exemple ?

Je pense qu’une approche sociale de la R&D pourrait nous aider à faire des progrès significatifs sur nos défis les plus urgents ; qui, dans la plupart des cas, sont à la fois sociaux, environnementaux, politiques et économiques. Un processus participatif peut créer un environnement qui permettra à un gouvernement d’investir des domaines où il n’oserait pas aller autrement. Par exemple, des processus délibératifs ont ouvert des progrès sur des réformes qui sont dans l’impasse depuis des décennies. C’est le cas de l’avortement et l’égalité des droits de mariage en Irlande.

Comment permettre aux chercheurs et expérimentateurs de la R&D sociale d’être mieux connectés à l’échelle mondiale ?

Nous faisons face à de nombreuses inefficacités dans la résolution des problèmes sociaux. Les défis sociaux sont très contextuels, mais il y a encore beaucoup à apprendre d’ailleurs. En Australie, nous voyons rarement des États apprendre les uns des autres, ou même des organisations au sein des mêmes États apprendre les unes des autres. Il n’y a pas l’infrastructure, et souvent la dynamique du marché pour les prestataires de services décourage activement l’apprentissage et la collaboration avec les autres. Les vaccins contre le covid ont été développés à un rythme record, en partie parce qu’il existe déjà une infrastructure mondiale pour partager les connaissances. Les immunologistes du monde entier sont connectés et ont pu s’appuyer sur le travail des uns et des autres. Nous savons donc que ce genre de système d’apprentissage global est possible, si nous le créons.

Je pense qu’une approche sociale de la R&D pourrait nous aider à faire des progrès significatifs sur nos défis les plus urgents ; qui dans la plupart des cas sont à la fois sociaux, environnementaux, politiques et économiques. Un processus participatif peut créer un environnement qui permettra à un gouvernement d’investir des domaines où il n’oserait pas aller autrement.

Quel rôle la France peut-elle jouer pour faire avancer la R&D sociale ?

Je pense que nous devons chacun faire ce que nous pouvons pour obtenir des avancées, puis nous rejoindre et apprendre les uns des autres afin de nous inspirer les uns des autres. Je pense que nous avons fait un excellent travail pour faire avancer les processus de R&D axés sur les personnes ici en Australie. Au Canada, ils ont fait un excellent travail pour réaligner le financement sur les étapes de l’innovation. Au Pays basque, ils commencent tout juste un mouvement avec l’intention explicite de faire avancer la R&D sociale. Je pense que le défi pour nous tous est de créer suffisamment d’expériences dans un domaine particulier – que ce soit la santé mentale, le logement ou l’avenir du travail, pour montrer qu’une approche de R&D sociale est une véritable alternative aux cycles habituels qui fait se succéder l’échec, la réforme et la répétition.

Le Canada engagé dans une démarche similaire

Au Canada, Jason Pearman, chercheur à l’université d’Alberta, a mené des recherches similaires à celles de Chris Vanstone. Il partage de nombreuses analyses avec son collègue australien dans un rapport Forging the Missing Link. Rédigé pour offrir des preuves aux acteurs du secteur et mettre en avant les prochaines étapes aux possibles financeurs mais également aux décideurs, le rapport démontre qu’il faut augmenter le soutien à la R&D sociale et à l’innovation sociale. Pour Jason Pearman, « bien investir dans la R&D à mission sociale était important avant le covid, mais maintenant c’est essentiel ».

Son rapport reprend une étude d’un an réalisée en cinq volets comprenant des enquêtes sur les besoins et les capacités de la R&D sociale ou encore des visites de terrain. Elle conclut que la R&D sociale ne peut être qu’un « sport collectif » car la valeur de la R&D est « maximisée lorsqu’il y a une masse critique d’organisations qui la réalisent de la bonne manière ». Et même si ses recherches mettent en évidence « un désir universel de mener des recherches, de développer et tester des solutions pour accélérer un processus de transformation sociale », il y a pour lui un potentiel non atteint par cette R&D. Il faudrait notamment passer d’un ensemble de structures pionnières à une utilisation plus généralisée chez l’ensemble des acteurs sociaux. Traduction de sa volonté : construire un écosystème plus important et bénéficiant de plus de soutiens financiers et structurels.

  1. https://www.rmit.edu.au/about
  2. https://www.uniting.org/home
  3. http://donkeywheel.org/
  4. https://www.eqt.com.au/
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