Inviter le public à participer à la prospective territoriale : véritable ouverture ou faux semblant ?

Le 10 août 2018

Sous des labels différents, beaucoup de collectivités locales ont lancé des démarches de prospective, de concertation, de consultation visant à réfléchir de manière stratégique à l’avenir de leur territoire. Ces approches s’hybrident au point que l’on ne sache plus dans certains cas s’il s’agit de dispositifs de prospective ou de débats publics. Quand les collectivités renouvellent leur manière de penser et de débattre de leur avenir.

Paradoxalement, alors que cette convergence naît en grande partie des déficits chroniques de l’expertise à orienter l’action publique, ces différents processus ont renforcé l’emprise de la technostructure et la technologie : la prospective participative se résume souvent à de petits ateliers rassemblant dix acteurs para-institutionnels dans un entre-soi consommé. Quant aux débats publics on ne compte plus les dispositifs pédagogiques pour « former les citoyens », ni les divers outils numériques (des serious games à la réalité augmentée) visant à « aider les citoyens à bien se représenter les choses »… Mais de quoi parle-t-on ? Qui décide des choses qu’il faudrait se représenter – ou non –, et qui décrète ce que signifie « bien » penser ? Au-delà des outils que recouvrent ces pratiques émergentes, ce qu’il faut clarifier, ce sont les défis à relever pour que ces approches de prospective et de participation citoyenne gagnent en maturité et répondent véritablement aux espoirs qu’elles suscitent.

L’ampleur des attentes est proportionnelle à la mutation sociétale qui est devant nous : si la question n’est plus « comment mieux gérer » mais « où atterrir » pour reprendre l’expression de Bruno Latour1, la dimension anthropologique des sujets qui nous entourent devient central. Crise environnementale, inégalités économiques et sociales, migrations, etc., tout sujet même local – surtout local ? – peut être une formidable occasion d’exploration et de refondation de valeurs et repères culturels. La question démocratique est partout derrière cet enjeu. L’écoute et la considération de tous les acteurs deviennent indispensables pour décentrer les discussions. La mobilisation de toutes les expertises, scientifiques ou citoyennes, la mise en dialogue de tous les points de vue deviennent incontournables pour dégager des visions communes et des perspectives d’actions.

La prospective peut s’enrichir de la participation et réciproquement, mais réussir cette convergence ne va pas de soi… N’oublions pas que le point de départ est que la prospective, comme la participation, sont en crise !

Ce rapprochement doit donc être l’occasion d’un double dépassement : il ne s’agit pas d’importer les défauts de l’une pour moderniser artificiellement l’autre mais de refonder des pratiques de façon conjointe. C’est un nouveau type de démarches et de standards qu’il faut déployer.

Une double crise de l’expertise et de la participation

La prospective a été historiquement construite comme un exercice d’ouverture, de décloisonnement des savoirs, d’articulation entre les mondes de la connaissance et de l’action, de mise à distance du présent, pour prendre en compte le temps long et ses processus complexes de transformation. Il s’agissait de « comprendre l’avenir et non pas de l’imaginer », pour reprendre les mots de Gaston Berger… Avant tout affaire d’experts, dans le champ territorial comme dans le champ sociétal, elle n’a souvent laissé aux citoyens qu’une place marginale, préférant le travail entre acteurs clés et reconnus comme légitimes.

La participation des habitants s’est quant à elle progressivement invitée dans toutes les politiques publiques mais plutôt sur un mode informatif et, le plus souvent, sur des objets bien précis, loin de l’esprit d’ouverture et de questionnement des sujets propre à la prospective. Les enquêtes et débats publics sont menés selon une logique de porter à connaissance : ils concernent des projets (opérationnels ou réglementaires) dont il faut discuter les effets induits et ils visent avant tout à permettre la réaction de ceux (individus ou associations) qui pourraient se sentir lésés. Il s’agit donc – à grand renfort de documents et de pédagogie – de permettre aux particuliers de se mobiliser sur le sujet en fonction de leurs usages et leurs intérêts propres…

Dans les deux cas, les rôles des citoyens et de l’expertise sont très clairs : le citoyen a un droit d’interpellation, l’expert a un devoir de chercher et partager la vérité. Ces deux figures sont largement dépassées et en crise en ce début de XXIe siècle.

La légitimité de l’expertise à « comprendre » le monde est triplement interrogée. La complexité croissante des informations à traiter bouscule les certitudes les mieux établies et oblige à repenser les processus de production des savoirs. Les experts ne sont plus considérés comme seuls détenteurs d’une vérité scientifique mécanique, mais plutôt pris dans des rapports de pouvoir et des systèmes épistémologiques qui les enferment et les empêchent de voir les réalités de façon alternative. Les savoirs scientifiques eux-mêmes sont mis en concurrence avec des savoirs profanes, liés aux usages, aux pratiques situées, qui se révèlent tout aussi utiles lorsqu’il s’agit non seulement de connaître, mais bien de construire les territoires de demain et se frotter au politique.

La participation est, de son côté, décriée par ceux-là mêmes qui l’ont analysée et défendue2 au motif qu’elle ne parvient pas à compenser les faiblesses de la représentation démocratique habituelle. Pour y pallier, il faudrait que les citoyens viennent et participent activement aux démarches proposées… Au-delà du cercle habituel des personnes engagées et omniprésentes dans les réunions. Sans cet élargissement aux citoyens ordinaires, la légitimité et l’utilité de ce qui est dit est aussi contestable que ce qui est porté par la puissance légitime. Voire plus, si l’on considère qu’il s’agissait justement de remédier aux limites démocratiques du mode représentation classique pour élargir les publics. Se faire plaisir dans un atelier où ne sont rassemblées que dix personnes et se retrouver captifs de leur seul point de vue ne peut pas être considéré comme un progrès de la démocratie. Cet échec à renouveler les publics et les cadres de pensée s’explique en partie par le fait que ces processus ont souvent été, en grande partie, factices. Il peut ne rien y avoir à discuter « en vrai » parce que tout a déjà été arbitré auparavant empêchant toute marge de manœuvre dans le débat public. Le processus en tant que tel peut même être conçu dès le début comme une manœuvre de communication, choisissant des formulations de débat orientées et des modes d’animation qui s’évertuent à contrôler la parole plus qu’à la libérer.

Prospective et débat public : une convergence inédite

La prospective et la participation se trouvent ainsi confrontées à des questions convergentes. Concernant la prospective, il s’agit d’ouvrir le champ des contributions à d’autres publics pour que l’ensemble des acteurs concernés par les enjeux engageant l’avenir d’un territoire ou d’une société puisse s’en saisir, fassent valoir leur expertise a minima politique du sujet et partagent une vision commune des actions à entreprendre… Il ne s’agit pas de congédier les experts légitimes, comme cela peut arriver dans certains cas dans une forme excessive de populisme mais d’assurer sa place à chacun, avec ses compétences, savoirs, responsabilité et de remobiliser la société civile dans un processus de construction politique et territoriale. Faute de parvenir à « comprendre » ce monde à partir de ses seuls outils, l’expertise doit s’ouvrir à d’autres expériences sensibles et politiques pour mieux l’imaginer… À cette condition seulement elle se donnera les moyens de le comprendre à nouveau.

Concernant la participation il s’agit de rouvrir largement les démarches, à la fois du point de vue des sujets et des publics. Ne pas s’enfermer dans des débats mobilisant uniquement ceux qu’ils intéressant a priori supposent de trouver, pour chaque sujet spécifique, des terrains où l’intérêt général est explicitement en débat. Les experts ne peuvent plus avoir la main sur la définition des mots, des objets, des sujets… si ce sont les valeurs qui comptent c’est aux experts de faire l’effort de traduction pour permettre des discussions qui associent tout le monde, intègrent les différents registres d’expertise et permettent à chacun d’apporter sa pierre « au bon moment » sans sombrer dans un maelstrom insensé. Derrière la formulation des sujets, la question des publics est ainsi centrale : il est impératif d’intégrer dans les démarches des objectifs qualitatifs (une grande diversité de personnes) et quantitatifs (pour prévenir les captations indues du débat)… et de considérer que la réunion publique n’est que le début du travail pour les experts et les décideurs, pas un simple passage obligé pour donner l’onction à leur réflexion !

Inviter enquêtes et interrogations prospectives dans les processus participatifs

La participation gagnerait ainsi à s’inspirer du processus prospectif : ce dernier passe par des moments de compréhension partagée de la situation, des moments de distanciation vis-à-vis des représentations ordinaires et de l’emprise du présent, des temps de reformulation et de priorisation des enjeux engageant l’avenir, des phases de réagencement des savoirs, des imaginaires, du jeu d’acteur, du cadre d’action, etc.3 Bien menée la prospective est un véritable travail d’enquête où l’on produit de la connaissance partagée, du capital social, de la confiance et de la capacité de débat et d’action collective.

L’apport de ce type d’approche au débat public est important : cela invite à installer les discussions en amont des projets, pour apprécier leur pertinence et leur intérêt, à discuter du « pourquoi » au lieu de débattre du « comment »4. Plus que des cahiers d’acteurs rédigés après coup pour contribuer à un sujet prédéfini, il s’agit de chercher auprès du grand public les différents regards qui peuvent exister sur la formulation même du sujet de débat et de son périmètre. Un débat public réussi nécessite un travail de préparation en amont de l’événement : contrairement à une opération de communication, il ne s’agit pas de trouver les bons concepts, la bonne salle et le bon animateur puis de réunir tout le monde pour que cela marche. Faute de travail prospectif préparatoire, nombre de débats ne parviennent pas à sortir de la banalité, de la plainte, du bavardage. Si l’on veut se poser les bonnes questions, celles qui engagent notre présent et notre futur, il faut autoriser à discuter des cadres qui permettent d’appréhender la situation territoriale… aux conditions des habitants ! Alors on peut comprendre les représentations qui pèsent sur les processus de transformation en cours et mettre à distance les représentations erronées, dépassées, biaisées… y compris celles des experts. Pour bien engager une démarche participative, il faut passer par la construction d’un champ problématique construit de manière prospective, le plus ouvert possible.

Ce préalable est tout aussi fondamental pour rassembler la plus grande variété possible de points de vue et ouvrir la discussion à tous, notamment les publics les plus fragiles. Il s’agit que le débat se fasse aux conditions les plus favorables pour tout le monde, sans donner une prime aux plus informés et sans pour autant que les gens ne soient « formatés » en amont : ce n’est pas à une catégorie d’experts d’imposer son langage, il faut trouver le terrain d’expression commun, charge ensuite à chacun de réimporter dans sa discipline ce qu’il a entendu et de faire l’effort de compréhension et de traduction indispensable.

Peut-on encore faire de la prospective territoriale sans participation ?

La prospective peut, de son côté, tirer de la participation un mode d’écoute, de confrontation des savoirs, d’ouverture à une plus grande diversité de systèmes de pensée et de représentation du monde. Produire de la connaissance et une vision commune dans l’entre soi des experts et des acteurs territoriaux légitimes est une chose ; parvenir au même résultat en intégrant une plus grande diversité de points de vue, d’intérêts, de situations sociales et culturelles relève d’une autre gageure. Cela oblige l’expertise à un retour réflexif sur elle-même, à une interrogation critique des valeurs implicites sur lesquelles ses savoirs, ses hypothèses ou ses raisonnements sont assis alors même que l’on vit dans un monde où ce sont précisément ces socles qui sont mis en discussion. Cela redonne du sens au travail des experts. Certains peuvent mal vivre ce dessaisissement, mais la plupart trouvent cet exercice stimulant : cela donne plus de sens aux chiffres et analyses qu’ils produisent. Il y a un monde entre d’une part, un rapport faisant état des données et justifiant de choix stratégiques de manière mécanique, reproductible d’un territoire à l’autre et, d’autre part, la mise en débat d’une diversité de représentations savantes et ordinaires visant à dépasser les controverses, à établir un langage commun, à partager non seulement des idées mais une expérience de construction délibérative collective. Les résultats à en attendre ne sont pas commensurables. Cette mobilisation de la population débouche sur une relance du débat public et, plus fondamentalement, sur une revivification de la démocratie territoriale. Dans de tels dispositifs, les citoyens retrouvent le droit à la parole, redeviennent acteurs. Ils deviennent à leur tour légitimes pour penser et construire les conditions de leur vie ensemble, comprendre et imaginer un avenir commun… ce qui relève de l’essence même de la prospective territoriale.

Cette participation doit toutefois obéir à des règles précises, sinon elle ne sera qu’un habillage coûteux et inutile, au mieux un exercice de communication habile, utile à court terme mais qui continuera à miter la confiance dans nos institutions démocratiques.

Quelques règles doivent être répétées : un sujet ouvert et une approche par les valeurs plutôt qu’un sujet fermé et technique ; un dispositif de terrain pour attraper tous les publics ; une scénographie et un déroulé qui permettent au moins un large temps d’expression de tous avec tous et non une parcellisation des débats – même si ce temps peut venir dans un second temps pour approfondir certains sujets ; un ou des experts en position d’analyse, d’interprétation, de réaction pour marier les registres d’analyse ; un travail approfondi de débriefe et d’étude de ce qui est dit. La réunion n’est pas la fin du travail de concertation, mais le début du travail d’élaboration.

Dans les deux cas, le processus est long, engageant, difficile et nécessite du temps. C’est le temps nécessaire à une sorte d’apprentissage collectif qui donne la capacité de penser, de débattre de construire le futur commun, une manière opportune de refaire territoire.

1. Latour B., Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ?, 2017, Éditions La Découverte ; interview dans ce même numéro d’Horizons publics.
2. Voir, par exemple, les travaux d’éric Blondiaux et de Jean-Michel Fourniau.
3. Interview de Cordobes S., « La prospective territoriale devient prospective urbaine pour mieux saisir les enjeux d’un monde en mutation », Les cahiers de la fonction publique oct. 2017,
no 380.
4. Gilli F., « Quand des citoyens se réapproprient leur quartier – Applemont, Le Havre », Revue Projet 2018, no 363.
5. Gilli F., « Participation : et si on changeait enfin les règles du jeu ? », Métropolitiques, 19 févr. 2018.

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