Le droit et la justice sous l’impact du numérique : état des lieux

Justice prédictive
Le 28 juin 2018

La révolution numérique en marche dans le domaine du Droit ces dernières années s’intéresse plus récemment à la Justice, vivement encouragée en cela par les pouvoirs publics avec la loi pour une République numérique qui étend le mouvement d’ouverture des données aux décisions de justice. Si les problématiques posées par cette transformation numérique sont, quel que soit le domaine concerné, multiples et complexes, elles révèlent en la matière des enjeux spécifiques eu égard à la source (les juridictions) et l’objet (les droits des justiciables) des décisions de justice.

L’apparition des nouvelles technologies dans les juridictions n’est pas nouvelle. Elles offraient jusqu’alors des moyens nouveaux d’accéder ou de rendre plus facilement la justice (tenue de visioconférences, transmission des dossiers par voie dématérialisée, etc.). L’arrivée plus récente sur le marché de solutions utilisant l’intelligence artificielle, et présentées comme des moyens de rendre la justice à la place des juges, polarise désormais le débat autour de la justice prédictive.

Les nombreux rapports rendus en la matière, ainsi que le projet de loi sur la réforme de la Justice, entendent définir un cadre à cette justice numérique en gestation. Tantôt alliés, tantôt antagonistes : le numérique et la justice s’investissent et se désinvestissent mutuellement.

C’est dans ce contexte que le Club des juristes et la Cour de cassation se sont interrogés la même semaine sur cette rencontre entre le Droit, la Justice et le numérique.

Tandis que le Club des juristes, premier think tank juridique français, inaugurait avec brio le lancement d’un pôle numérique le 6 juin dernier, la Cour de cassation invitait 3 jours après à s’interroger sur les répercussions du numérique sur la fonction de juger, à travers une passionnante journée de colloque intitulée « Le juge et le numérique : un défi pour la justice du XXIe siècle ».

Les legal tech sont-elles les juristes de demain ?

Placé sous la responsabilité de Bruno Deffains, professeur à l'Université Panthéon-Assas et membre de l'Institut universitaire de France, le nouveau pôle numérique du Club des juristes est « une conséquence de l'arrivée des legal tech sur le marché du droit français ».

En effet, ces technologies appliquées au droit ont auparavant bouleversé l’activité et l’économie des cabinets d’avocats outre-atlantique, en proposant divers logiciels permettant par exemple l’automatisation de services juridiques. L'activité de conseil a ainsi été la première à connaître l'invasion massive du numérique. Et la France n’a pas échappé à la règle.

Ce pôle numérique réunit donc une vingtaine d’experts (avocats, juristes, universitaires, membres de legal tech, notaires, etc.), chargés de « proposer des analyses, des études et des approches originales en vue de comprendre et de faciliter la transition de la filière Droit vers ce nouvel environnement en s'appuyant sur l'expertise de professionnels de différents secteurs et d'universitaires. »

Il aura vocation à s’interroger sur les enjeux – évidemment économiques, mais pas uniquement – du développement des legal tech en France : quels sont les apports des legal tech ? Sont-elles amenées à rendre le Droit à la place des professionnels, à compiler le Droit à la place des éditeurs ? Quelle(s) valeur(s) et contenus sont-elles susceptibles de créer ou détruire ? À qui s'adressent-elles ? Les legal tech initient-elles un mouvement de privatisation de la Justice ? L’État doit-il les laisser faire ? Leur recours impose-t-il la mise en place d'une éthique particulière ? Qu’en est-il de la sécurité juridique ?

Quel avenir pour l’activité juridictionnelle face à la justice prédictive ?

De son côté, la Cour de cassation réunissait vendredi 8 juin, des professeurs d’université et des hauts magistrats, avec l’ambition d’identifier non seulement les opportunités offertes par l’immixtion du numérique dans la justice française, mais aussi ses dangers et dérives.

Plusieurs tables rondes ont présenté successivement les tendances à l’œuvre en la matière, que l’on peut regrouper autour des thématiques suivantes : l’apparition du numérique dans les juridictions, l’adaptation des droits existants, la formation d’un nouveau droit numérique ou le rôle du juge et de l’avocat et le devenir de la justice judiciaire.

Des premières réalisations de bases de données, d’échange de données, de compilation de jurisprudence, au foisonnement de lois et décrets instaurant une voie dématérialisée pour le traitement d’un acte ou d’une procédure, nous franchissons aujourd’hui une nouvelle étape avec la robotisation et son lot d’opportunités pour la justice.

À la Cour de cassation par exemple, les procédures civiles sont dématérialisées depuis plus de 10 ans. Si dans un premier temps, ces technologies ont permis, dans une certaine mesure, de faciliter l’accès au juge (dématérialisation des saisines), aux décisions de justice (mise en ligne), d’améliorer certains fonctionnements (en termes de délais ou de complexité de la procédure) et d’œuvrer, de manière générale, en faveur de la performance et de la transparence de l’activité juridictionnelle, les réflexions autour de l’intelligence artificielle, et son installation au sein des juridictions, nourrissent aujourd’hui de nombreux fantasmes et des inquiétudes que les experts réunis tentent, tout au long de cette journée d’études, d’éclairer.

L’une des origines clairement identifiée de cette nouvelle étape : l’arrivée sur le marché français de logiciels présentés comme des outils capables de prédire l’issue d’un procès, à la place du juge. Ces logiciels et plateformes de justice en ligne sont construits sur la base d’hypothèses de calcul préétablies au regard de décisions de justice précédemment rendues. Les algorithmes peuvent ainsi suggérer la solution d’un procès, dès lors que les faits de ladite affaire soumise au logiciel, correspondent à des décisions déjà rendues et collectées dans le logiciel.

La tentation de raccourcis faisant passer ces logiciels comme des outils susceptibles de remplacer le juge ferait basculer le service public de la justice que nous connaissons, basé sur la recherche de la vérité et le rendu par un (ou des) juge(s) d’une décision, vers un système de justice industrialisée.

De l’avis des experts présents, la justice prédictive véhicule tout de même plus de fantasmes que la réalité ne dénombre d’usages concrets et opérationnels. Et ces logiciels seraient davantage en pratique des outils susceptibles d’orienter la décision du juge en mettant à sa disposition différents outils d’aide à la prise de décision, avec notamment des statistiques issus de recoupement de données. Quelques-unes des illustrations étayées lors des tables rondes de l’après-midi dénoncent à cet égard la fiabilité de certains de ces outils, dont les calculs proposés en solution confondent moyenne et médiane, et corrélation et causalité. Le juriste aurait à cet égard bien des leçons à apprendre au technicien !

Toutefois, leur immixtion dans la justice interroge plus encore sur la manière dont ils pourraient alimenter (augmenter) ou au contraire transformer (et réduire) l’activité juridictionnelle.

Le recours à de tels logiciels peut sembler rassurant dans la mesure où ils visent l’obtention d’une solution unique et identique dans des affaires répondant à des critères similaires. Selon le professeur Soraya Amrani-Mekki, cette harmonisation des décisions de justice, permettrait de « combattre le mythe de la tombola judiciaire » selon lequel les décisions seraient différentes au gré des mutations des magistrats. À terme en revanche, il emporterait un risque d’uniformisation de la justice en raison d’un assèchement du raisonnement juridique, par une reproduction systématique des décisions de justice.

Plus encore, l’existence de décisions de justice prédites, prévues ou prévisibles risquerait de laisser la place à une justice plus conservatrice, en décalage avec la réalité, dans la mesure où ce mécanisme suppose d’une part de raisonner à droit constant, sans aucune loi nouvelle ni revirement de jurisprudence, d’autre part de disposer d’un volume de décisions suffisamment important pour constituer un corpus de décisions dans lequel le logiciel pourra puiser.

Cette « factualisation » du droit nous rapprocherait du modèle anglo-saxon fondé sur le système de précédent, même si elle répond, selon le projet de réforme, appuyé par le président de la République, à l’objectif de « désengorger les juridictions des contentieux considérés comme des petits litiges ».

Aux États-Unis, alliée à la politique pénale de détermination des peines de prison, l’utilisation d’algorithmes dits « prédictifs », déterminant en réalité une tendance de récidive d’un criminel, est une méthode en cours depuis très longtemps. Elle a d’ailleurs mené, selon certaines études, à la sur-incarcération des jeunes noirs américains. Très récemment, la validité du logiciel COMPAS (Correctional Offender Management Profiling for Alternative Sanctions), utilisé par les tribunaux pénaux américains, est remise en cause.

Pour Jean-Paul Jean, président de chambre à la Cour de cassation, la justice dite « prédictive » n’est en fait qu’un prolongement des modèles développés en criminologie qui tendaient à évaluer la dangerosité des individus, à partir de critères préétablis.

Loin de l’astrologie judiciaire telle qu’elle se pratiquait au XVIe siècle, la France connaît bien plus récemment des usages fondés sur les statistiques ou les tarifs. C’est le cas notamment en matière criminelle (avec les jurés d’assises qui fonctionnent sur des calculs de probabilité) ou encore dans le contentieux routier ou celui des assurances.

La réforme en cours consisterait donc à passer à une échelle plus globale qui fonderait la justice sur un système de barèmes acceptés ou imposés, dans lequel le recours au juge ne serait plus nécessaire en premier recours. Notons à nouveau qu’en matière pénale, plusieurs types de procédures adoptent déjà cette philosophie de justice acceptée, négociée ou imposée (comparution immédiate, comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, etc.). La justice prédictive trouverait donc son terrain dans la justice amiable.

Les risques et dérives d’une telle transformation seraient non plus de rechercher, pour chaque affaire spécifiquement, une décision de justice à l’issue d’un travail de collecte d’informations et d’interprétation par le juge à la lumière des faits et des textes de lois, que l’avocat viendrait en toute contradiction discuter, mais bel et bien d’obtenir des solutions à l’issue d’un calcul mathématique de type « bilan coût-avantages ».

Ce bouleversement remet en effet en cause le travail des juges et des avocats, qui devront alors exercer le contradictoire sur le résultat d’un algorithme issu d’un langage technique. Le coût de cette bataille judiciaire pour instaurer, puis décrypter cet algorithme n’a pas encore été étudié…

Pour l’heure, selon le projet de loi de réforme de la justice, le système de justice prédictive qui semble se profiler serait en fait une justice amiable, une justice d’adhésion laquelle inciterait, en matière civile notamment, à solutionner les contentieux de masse et les petits litiges, en demandant aux parties d’accepter la solution proposée, celle-ci n’étant plus jugée en droit mais le résultat d’un calcul mathématique, dans lequel le juge et l’avocat pourront avoir du mal à trouver leur place.

À cet égard, l’exemple des Pays-Bas qui ont expérimenté en début d’année le système de « e-court » est édifiant : l’initiative de création de ces plateformes de justice s’est arrêtée à peine quelques mois plus tard, dans la mesure où les jugements n’étaient pas publiés et l’identité du juge inconnue.

La collision entre la justice et le numérique n’a pas encore entraîné la réinitialisation du processus juridictionnel.

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