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L’administration partagée des communs en Italie : une possibilité avant la pandémie, une nécessité pendant (et après) la crise

Le 10 juillet 2021

Avec la pandémie du covid-19, les pactes de coopération locaux ont démontré leur pertinence et leur efficacité en permettant aux collectivités de co-construire avec les habitants des réponses d’urgence face à la crise sanitaire.

Résumé

Depuis une dizaine d’années, on assiste en Italie à l’invention de la société du soin depuis les territoires. Les acteurs clés de ce nouveau paradigme politique sont en premier lieu les agents techniques qui garantissent l’accompagnement et la continuité de l’action publique. Côté société civile, on constate un phénomène nouveau avec un engagement des citoyens pour le bien commun en dehors des cadres associatifs traditionnels. Les terrains d’engagement sont principalement l’amélioration de l’environnement urbain mais aussi le décloisonnement dans l’usage des espaces publics ou institutionnels, comme l’école. Ces nouvelles pratiques citoyennes ont progressivement trouvé leur cadre légal : d’abord dans la Constitution italienne sous la notion de « subsidiarité horizontale » puis dans le cadre des règlements d’administration partagée initiés avec la ville de Bologne en 2014 par le think tank Labsus. Depuis, un véritable mouvement a vu le jour au niveau national avec près de 4 000 pactes de collaboration conclus entre les citoyens et les administrations locales autour de la régénération des communs urbains, qu’ils soient matériels ou immatériels et notamment numériques. Avec la pandémie du covid-19, les pactes locaux ont démontré leur pertinence et leur efficacité en permettant aux collectivités de co-construire avec les habitants des réponses d’urgence face à la crise sanitaire et en direction des publics les plus fragiles et les plus impactés. Le système d’administration partagée s’impose donc comme une innovation institutionnelle majeure qui offre une véritable alternative aux formes traditionnelles, trop souvent technocratiques, de gestion administrative territoriale. À tel point qu’on peut légitimement conclure que la démocratie participative doit être avant tout contributive et qu’elle implique un changement profond de culture politique.

Les horizons publics, privés, du tiers secteur, des groupes informels et des individus pendant la pandémie ne sont plus les mêmes qu’auparavant. Après la crise économique et financière de la fin des années 2000, la caring society (ou société du soin) a commencé à prendre de plus en plus forme et cohérence. La société de consommation étant certainement le modèle dominant, une effervescence d’expériences très variées dotées d’un nouvel ADN a commencé à régénérer villes et territoires du monde occidental, devenant souvent une source d’inspiration politique. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Tout d’abord, comme nous venons de l’évoquer, un nouveau sujet est apparu : la société du soin. La dernière photographie que notre laboratoire pour la subsidiarité a pris de ce nouveau paradigme politique en Italie remonte à 2019 et donnait à voir des engagements très contrastés. Sur le front de l’administration publique, nous avions 75 % d’agents publics avec des rôles techniques, 13 % de cadres avec des responsabilités à la fois techniques et politiques, et seulement 12 % d’élus. Ce protagonisme de la partie technique des municipalités locales est stratégique puisque les responsables politiques changent, tandis que les agents publics restent ce qui augmente la durabilité possible des processus participatifs. Du côté de l’engagement citoyen, la majorité est représentée par des associations formelles (34 %) ce qui ne constitue pas une surprise. Ce qui semble plus étonnant en revanche, c’est qu’un cinquième correspond à des groupes informels et un autre cinquième à des citoyens individuels. Ainsi, on peut avancer que, pour le soin, des biens communs activent des gens qui, très probablement, n’ont jamais été impliqués dans la politique, ni dans la vie associative, et peut-être même pas dans des initiatives tout simplement collectives. Comment interpréter ces données ? C’est peut-être l’un des rares aspects encourageant de la société liquide théorisée par Zygmunt Bauman2, à savoir une sorte d’individualisme sain caractérisant notre ère postmoderne ? Ainsi, il y a beaucoup d’Italiens qui, sans s’engager dans des associations, agissent néanmoins dans la perspective de l’intérêt général. Il faut également souligner dans la même perspective qu’un citoyen actif sur dix appartient au secteur privé. Nous voilà donc face à un dilemme historique : les sujets voués à poursuivre des intérêts particuliers peuvent-ils également choisir de poursuivre des objectifs d’intérêt général ?

L’essor des biens communs

Deuxièmement, un nouvel objet s’est imposé : les biens communs. Comme le dit Nicola Capone, élève du juriste Stefano Rodotà, les biens communs sont « plus que publics et plus que privés ». Comme nous le savons bien, dans la sharing society (ou société du partage), l’objet de l’attention des gens passe du droit de propriété au droit d’usage. Qu’un bien soit de propriété publique ou privée, cela passe au second plan. Lorsque les ressources communes sont de plus en plus rares, la priorité est que chacun puisse les utiliser sans les gaspiller : personne ne doit mourir, par exemple, de soif, de faim ou de la pollution de l’air ; parce que l’eau, la nourriture et l’air pur sont des biens communs. Il y a plus d’un demi-siècle, l’éthologue Garrett Hardin portait son attention sur la diminution des biens communs, alors que la population mondiale continuait de croître3. Le prix Nobel d’économie a été attribué à Elinor Ostrom en 2009 pour ses études sur la gouvernance vertueuse des ressources communes dans différentes communautés pilotes autour du monde, ayant comme objet des biens créés par l’homme. L’expérience italienne part d’ici, du soin des biens communs au sens large : en Italie, le soin porté aux espaces verts – comme les parcs, jardins et parterres de fleurs – est au premier plan (50 %), suivi par les places et rues co-gérées comme biens communs (18 %), puis les écoles (8 %), etc. Qu’est-ce que cela signifie de considérer l’école comme un bien commun ? Si de 8 h 00 à 16 h 00, l’école fonctionne comme service public, de 16 h 00 à 22 h 00 on peut l’ouvrir à une utilisation dont les règles sont décidées de manière partagée, s’adaptant, par exemple, aux besoins d’espace et de socialité de tous les habitants du quartier et des associations locales.

Vers un règlement d’administration partagée

Troisièmement, une nouvelle méthode a fait ses preuves : l’administration partagée. Théorisée en 1997 de manière indéniablement anticipatrice par le professeur de droit administratif et président de Labsus, Gregorio Arena, elle dessine un scénario positif basé sur « la coopération entre l’administration et les citoyens ». Cette méthode recherche « une plus grande harmonie entre l’administration et certaines caractéristiques positives de la société italienne, riche en ressources, animée, active, entreprenante, capable de faire face à toutes sortes d’obstacles, y compris ceux créés par une bureaucratie qui semble souvent tout faire pour empêcher le déploiement de ces capacités au lieu de les soutenir » 4. Quatre ans plus tard, en 2001, le principe de subsidiarité horizontale est introduit dans la Constitution italienne : « État, régions, villes métropolitaines, provinces et municipalités favorisent l’initiative autonome des citoyens, individuels ou associés, afin qu’ils accomplissent des activités d’intérêt général, sur la base du principe de subsidiarité. » Selon Gregorio Arena, la subsidiarité horizontale est un principe extrêmement riche de potentiel à la fois théorique et pratique, mais cette richesse risque de se perdre s’il n’y a pas d’instruments techniques et juridiques capables de « traduire » les potentialités du principe en déclinaisons pratiques dans le fonctionnement quotidien des administrations italiennes, en particulier locales. En juin 2007, le ministre de la Justice charge la commission Rodotà d’élaborer un projet de loi pour la réforme des règles du Code civil sur les biens publics, et la commission ouvre le débat autour des biens communs. Quels sont les biens communs ? Le sens que Labsus en donne est le suivant : il s’agit de ces biens qui « si enrichis, enrichissent tout le monde, si appauvris, appauvrissent tout le monde » 5 et qui agrègent une communauté qui en prend soin. Dans la plupart des cas, on les entend comme des biens matériels (l’espace, le bâtiment, les arbres, les animaux) et immatériels (la socialité, l’offre de services, la mémoire collective, la biodiversité). Mais cette définition a l’inconvénient de considérer les biens communs d’une manière trop abstraite et passe-partout, comme s’ils étaient des entités qui produisent, on ne sait trop comment, des effets positifs ou négatifs sur la vie des gens. Il y a cependant des dispositifs que chaque habitant peut comprendre et utiliser. Durant le printemps 2014, un règlement municipal aussi simple qu’ingénieux – rédigé par Labsus et l’administration de la ville de Bologne – parvient finalement à traduire, pour ainsi dire, le principe de « subsidiarité horizontale » en une série d’articles : le règlement pour l’administration partagée des biens communs6.

Il n’est pas nécessaire d’attendre des incendies pour coopérer au soin des biens communs entre sujets publics, privés, du tiers secteur, habitants individuels, groupes spontanés et associations informelles.

Une multiplication des pactes de coopération

Aujourd’hui environ 250 municipalités et deux régions italiennes ont adopté ce règlement, avec très peu de modifications locales, et d’autres encore sont en train de l’adopter. Dans un des articles du règlement, les acteurs publics font un choix crucial, celui de prévoir que « la collaboration entre les citoyens et l’administration passe par l’adoption d’actes administratifs non autoritaires » appelés « pactes de coopération » 7. Ils sont réglementés en détail et représentent « l’instrument par lequel la municipalité et les citoyens actifs conviennent de tout ce qui est nécessaire à la réalisation des interventions de soins et de régénération des communs ». Tous les pourcentages mentionnés ci-dessus font référence à une enquête menée par Labsus sur des centaines de pactes collectés en 2019. Dans son prochain rapport quantitatif sur l’année en cours, Labsus devra examiner un échantillon représentatif d’environ 4 000 pactes de coopération actuellement en vigueur. Les pactes de collaboration constituent l’articulation technico-juridique sur laquelle est basée l’alliance entre les citoyens et l’administration créant ainsi le cadre de l’administration partagée, le but n’étant pas (ou pas seulement) de compenser les lacunes des administrations grâce à l’intervention des citoyens mais de mieux faire face à la complexité des défis que le monde moderne pose à tous, aux administrations publiques comme aux citoyens.

Le covid-19, un accélérateur de l’administration partagée ?

Venons-en à la pandémie en cours qui nous interpelle tous au quotidien. La première question concerne le niveau de participation que nos démocraties s’imaginent pouvoir activer, voire désactiver. Face à l’urgence, certains responsables politiques peuvent adopter des attitudes technocratiques, privilégiant la participation des experts médicaux, socio-sanitaires ou économiques aux prises de décisions et actions de prévention face à la pandémie de covid-19 ; mais il y a aussi ceux qui commencent à se demander si nous ne sommes pas en train de réagir à cette crise au détriment de l’innovation. Or, nous avons conçu le système des règlements municipaux avant tout comme une innovation administrative porteuse de répercussions culturelles, environnementales et micro-économiques minoritaires mais importantes. Attention, il faut souligner que Labsus pousse vers l’administration partagée des biens communs : c’est tautologique, mais l’administration doit toujours être là, aux côtés des citoyens actifs et d’autres sujets qui agissent au nom de l’intérêt général. On ne fait pas de pactes de coopération sans horizons publics. Pendant ces temps difficiles presque tout le monde a compris que, sans l’État, une crise comme celle que nous vivons ne peut être affrontée. De nombreux processus participatifs se sont arrêtés pendant l’année 2020, par exemple, de nombreux cycles de budgétisation participative partout dans le monde. Évidemment, de nombreux pactes de coopération ont été interrompus aussi. Mais des dizaines ont été conçus comme nouvelles alliances pour répondre ensemble à la pandémie.

Pour citer deux exemples : dans la municipalité de Cesena en Émilie-Romagne, l’administration locale a signé des pactes avec des parents pour organiser des séances de cinéma en plein air dans les jardins publics afin que les enfants puissent y assister en s’installant confortablement à l’intérieur de boîtes en carton en forme de voiture respectant ainsi les distanciations sociales. La ville de Latina dans la région du Latium a co-organisé avec un réseau informel d’une quarantaine de psychologues une série de rencontres ouvertes à tous ceux qui ont besoin d’un accompagnement pour faire face à des problèmes de santé mentale individuels ou survenus en relation avec le contexte familial en difficulté. Les six premières années d’administration partagée des biens communs à travers des milliers d’expériences dispersées dans toute l’Italie, de la mégalopole de Milan à la commune sarde de quelques centaines d’habitants, ont été un terrain d’entraînement pour un nouveau type d’administration, et donc pour une nouvelle politique pluraliste et inclusive. Personnellement, je pense que les plus beaux pactes de coopération sont ceux qui font émerger les capacités des personnes traditionnellement exclues des processus participatifs, telles que les travailleurs agricoles des Pouilles qui, grâce au pacte, peuvent laisser leurs enfants dans une garderie à partir de 4 h 00, ou encore des ultras de football qui s’accordent avec la municipalité de Bologne pour mener des activités de garderie et sportives ouvertes à tous les habitants du quartier grâce aux infrastructures mises à leur disposition.

Le but de l’administration partagée n’est pas (ou pas seulement) de compenser les lacunes des administrations grâce à l’intervention des citoyens mais de mieux faire face à la complexité des défis que le monde moderne pose à tous, aux administrations publiques comme aux citoyens.

Je souhaite conclure ma contribution avec les mots de Donato di Memmo, qui coordonne l’administration partagée des biens communs à Bologne au sein d’un bureau dans lequel travaillent avec lui sept agents publics. Je l’ai interviewé pour mieux comprendre son point de vue par rapport à son travail pendant la pandémie, et il m’a répondu ainsi : « Tout le monde a fait de mauvais rêves. Cet automne, j’ai brutalement pris conscience que nous n’étions pas au bout d’un mauvais rêve mais que le cauchemar était plus réel que jamais et destiné à durer. La seule chose à faire était, comme dans les moments difficiles, d’ouvrir le garde-manger et d’essayer de faire bon usage des fournitures cognitives et émotionnelles que j’avais réussi à mettre de côté au fil du temps. La municipalité dispose d’informations importantes sur les bénéficiaires potentiels des interventions urgentes et pouvait donc anticiper et légitimer les initiatives d’aide au sens large. Il m’a semblé clair que tout le travail accompli par la municipalité ces dernières années pour se préparer à collaborer avec les citoyens portait ses fruits. Malgré tous les problèmes critiques – travail à distance, vie de famille bouleversée, etc. – nous nous sommes révélés être un interlocuteur présent et flexible pour accueillir, stimuler et amplifier les ressources créées par la communauté pour la communauté. Jamais avant cette première urgence, il n’était apparu aussi fortement que la municipalité devait tout mettre en œuvre pour adapter le langage et la logique de la bureaucratie à une réalité qui exigeait rapidité, souplesse et certitude. J’ai donc pu apprécier les solutions rendues possibles par le règlement pour la protection des biens communs. Je pense tout d’abord à la définition même des “biens communs” qui, en incluant les biens immatériels et numériques, nous a permis de ramener à la réglementation une série très diverse de collaborations autrement difficiles à encadrer. Enfin, je pense à la disposition réglementaire qui, avec une certaine prévoyance, envisage la possibilité de nouvelles simplifications procédurales en cas de situation d’urgence. Bref, le choix de configurer le fonctionnement de la collectivité en mode collaboratif s’est avéré correct : nous n’avions pas besoin d’une pandémie pour le comprendre, mais certainement le stress généré par celle-ci était une épreuve précieuse pour en apprécier pleinement l’ampleur. » 8

La démocratie contributive, une nouvelle étape

C’est en France que j’ai entendu pour la première fois parler de « démocratie contributive » 9 et, durant les cinq dernières années, j’ai souvent utilisé cet adjectif pour décrire le processus de changement démocratique en cours en Italie. D’un point de vue théorique et pratique, il s’agit d’une étape nouvelle et importante parce que le débat sur la participation se focalise souvent – en France comme en Italie – sur la délibération, alors que la question ne regarde pas toujours et seulement « comment est-ce qu’on décide avec les habitants et quelles actions d’intérêt général mener ensemble ? » mais aussi « comment est-ce que les habitants peuvent contribuer effectivement à prendre soin des communs ? » Un expert de droit administratif français m’a dit une fois qu’il y a un seul cas dans lequel un citoyen français peut contribuer à agir à parité avec les responsables publics et c’est le pompier volontaire quand la ville est en feu. Je me rends bien compte que, en raison de l’attitude dirigiste de la culture politique et administrative française, l’Italie que je viens de décrire constitue une grande provocation. Je pense toutefois qu’il n’est pas nécessaire d’attendre des incendies pour coopérer au soin des biens communs entre sujets publics, privés, du tiers secteur, habitants individuels, groupes spontanés et associations informelles.

  1. Laboratoire pour la subsidiarité actif dans toute l’Italie (Labsus) : www.labsus.org
  2. Zygmunt Bauman a notamment théorisé la « société liquide », un concept qui se penche sur le flux incessant de la mobilité et de la vitesse, caractéristique de notre modernité. Bauman décrit une société « en voie de liquéfaction avancée », où les relations humaines deviennent flexibles plutôt que durables, tant au plan personnel qu’au plan collectif,
  3. Hardin exprimait son pessimisme face à l’impossibilité de trouver des formes de gestion capables de les sauvegarder dans son article « La tragédie des communs » (“The Tragedy of Commons”, Science déc. 1968).
  4. Pour un historique de la notion d’administration partagée en Italie, voir le texte (en italien) Arena G.,“L’amministrazione condivisa 18 anni dopo. Un’utopia realizzata”, https://www.labsus.org/2015/02/amministrazione-condivisa-18-anni-dopo-utopia-realizzata/
  5. https://www.labsus.org/2015/10/il-principe-il-rospo-ed-i-beni-comuni/
  6. Voir les ressources en ligne des règlements adoptés par les villes italiennes sur le site Internet de Labsus : https://www.labsus.org/i-regolamenti-per-lamministrazione-condivisa-dei-beni-comuni/
  7. https://www.labsus.org/category/beni-comuni-e-amministrazione-condivisa/patti-collaborazione/
  8. https://www.labsus.org/2020/05/amministrazione-condivisa-per-ricostruire-litalia-parliamone/
  9. Fonda, « Démocratie contributive : définition et enjeux », La tribune Fonda déc. 2016, n232, https://www.fonda.asso.fr/tribunes/democratie-contributive-une-renaissance-citoyenne
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