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L’avenir, si loin, si proche

Le 9 avril 2021

La politique est si paradoxale… Les citoyens veulent des élus nouveaux mais adorent les recettes anciennes. Ils veulent du changement tout de suite alors que les projets, par nature, prennent du temps. La prospective est prise dans cette tenaille. Et si le chemin le plus court vers l’avenir serait d’en faire… sans le dire !

La vie politique est un jeu de cache-cache. Le futur élu le sera à partir d’un programme, où l’on ne comprendrait pas qu’il reste en deçà, réfrénant ses envies de réforme, de renouveau. Dans le même temps, à trop éveiller l’espoir chez le citoyen, les retours à la réalité sont parfois rugueux et entraînent un désaveu plus fort encore auprès des aficionados de la première heure. Depuis la nuit des temps, la démocratie a toujours eu du mal à expliquer aux citoyens comment elle fonctionnait. Le temps administratif est bien plus long que celui de la politique et rien n’est pire, en politique comme ailleurs, de faire trop attendre celle ou celui qui vous a accordé sa confiance. Les directions prospectivistes qui fleurissent dans les collectivités territoriales sont prises dans cette tenaille. La crise sanitaire a rappelé avec force l’importance d’anticiper l’avenir des territoires. Mais les tensions persistent entre la nécessité de se projeter et l’obligation d’afficher des résultats rapprochés dans le temps pour s’inscrire dans la durée.

La prospective protégée par la stratégie

Camille Bouron, directeur stratégie et coopérations territoriales à l’agglomération de La Rochelle, est souvent dans la pédagogie quand il croise les élus : « Quand j’ai pris la responsabilité de ce service il y a deux ans, j’en ai changé l’intitulé. J’ai pris conscience qu’il n’était pas simple de faire de la prospective à La Rochelle. C’est une notion complexe, peut-être trop conceptuelle. C’est pour cette raison que j’ai changé “prospective” par “stratégie”. »

Pourtant, La Rochelle n’a rien d’une ville refermée sur elle-même et dont l’avenir rime avec crainte : « Nous souhaitons rendre possible un territoire zéro carbone, être en avance de dix ans par rapport aux objectifs fixés par l’État en 2050. Nous allons inventer des politiques publiques, qui auront leurs effets positifs. L’antépénultième président de l’agglo, Michel Crépeau1 était, dans sa vision, la prospective incarnée. »

Qu’est-ce qui clocherait, alors ? « Sans attendre d’effets immédiats des projets engagés, les élus en espèrent au moins des conséquences à moyen terme. Or, la prospective est une démarche qui peut être très éloignée des attentes concrètes et immédiates des citoyens. Quand ces derniers perdent leur emploi ou sont fragilisés pour diverses raisons, leur dire que ça pourrait aller mieux dans vingt ans peut être perçu comme une non-réponse. » La démarche prospectiviste doit donc s’inscrire dans une visée qui se perçoit dans le présent : « Prenons l’année 2020. La Rochelle est une ville de tourisme et de culture, deux thèmes indissociables de son avenir. Autant dire que la crise sanitaire de covid-19 réinterroge l’acquis et les projets. Chez nous comme ailleurs. »

La fabrique du « commun »

Bâtiment, mobilités, hydrogène, etc. Le territoire zéro carbone rochelais travaille sur les thématiques en vogue. La démarche participative est cependant plus marquée : « Nous devons embarquer la population dans ce projet. Nous avons mis en place un comité citoyen d’une trentaine de personnes, dont la composition est renouvelée chaque année. Leur mission est d’assurer le relais avec la population. » Les forces vives du territoire sont aussi fortement mobilisées. L’agglo bien sûr, mais aussi l’université, Engie, le Crédit agricole, Alstom ou encore la Ligue de protection des oiseaux ! 130 partenaires en tout, venus d’horizons si divers qu’ils doivent écrire ensemble le fameux « commun », ou l’« en-commun », propre au philosophe Achille Mbembe.

Camille Bouron sait que ce n’est jamais gagné. Comme Célia Escurat, directrice générale des services (DGS) de la communauté de communes de Haute-Corrèze Communauté : « C’est une démarche que je considère comme prioritaire, mais j’ai l’impression d’être la seule, confie-t-elle. » Un poste de directeur de la qualité, de l’évaluation et de la prospective a été créé dès 2017, au moment de la fusion de la collectivité : « Mais l’agent est parti, il ne se sentait pas à l’aise avec ces thématiques, indique-t-elle. » Une direction « de mission » a été créée en 2019. Pierre Chevalier, le président, y croit, « il est visionnaire ». Mais ça ne suffit pas, les préoccupations plus terre à terre prennent le dessus. « Nous avons fait appel à un cabinet extérieur pour nous accompagner. Ça a été positif : hydrogène, chanvre thérapeutique, deux priorités d’avenir ont été identifiées. Mais l’exercice de projection a remué les élus. L’horizon prospectiviste se situe dans vingt ans : « Nous ne serons plus là », assurent les élus, même les plus jeunes.

L’avenir, lui, est là ! En 2030, 3 000 actifs corréziens seront partis à la retraite ; il est donc impératif de créer de la désirabilité sur ce territoire. « Mais “on ne veut pas de bobos parisiens” me disent certains élus. Avec le projet Hyperloop qui, s’il était mené à bien, relierait Paris à Limoges en trente minutes dans les vingt ans, la Haute-Corrèze changerait forcément de configuration sociologique. Comment fait-on ? J’ai le sentiment que la fierté territoriale de notre territoire s’enracine dans le fait de rester ce que nous sommes. Ainsi perçue, la prospective s’apparente à une menace culturelle, conclut Célia Escurat. »

Prospective interterritoriale

Grenoble-Alpes Métropole n’a pas peur de la prospective. « L’acculturation est bien avancée », assure Clément Frossard, chargé de mission prospective au sein de la mission Stratégie et innovation publique de la métropole. « La principale difficulté est de faire comprendre aux élus que la projection vers le futur ne s’apparente pas à un prolongement des projets présents, en vue de les améliorer, mais peut reposer sur des bases renouvelées, assure-t-il. » Il faut un certain doigté pour faire de la prospective sans le crier sur tous les toits. « Nous faisons de la veille prospective. Je nous définis un peu comme le bureau d’études interne de la métropole Grenoble-Alpes. Dans tous les domaines, de la participation citoyenne au mode projet, de l’observation à l’innovation publique, nous avons un chargé de mission capable d’accompagner les services. » C’est dans les projets de territoire issus de la loi Voynet2 que la prospective trouve sa raison d’être institutionnelle. Ces projets ont été analysés par l’Assemblée des communautés de France (AdCF) : « La principale difficulté relève souvent de l’atterrissage concret de ces démarches, précise Clément Frossard. » La stratégie bas carbone ouvre cependant un champ à la démarche prospectiviste dont Gaston Berger, « le papa de la prospective » dans les années 1950, assurait qu’elle visait à réunir différents acteurs sur des « valeurs communes ». « L’objectif est de faire que l’action engagée dans la semaine ait une influence positive pour le monde dans lequel nous vivrons dans trente ans, ajoute Clément Frossard. »

Quelle banane acheter ?

Ce n’est pourtant pas le volontarisme politique qui manque à l’agglo grenobloise. Mais le territoire n’est pas un isolat, coupé du monde. « Ainsi, quand on lance le plan climat en 2005, précise Clément Frossard, l’objectif est atteint en 2020, notamment, si j’ose dire, grâce à la crise économique de 2009-2010, qui a permis de réduire notablement les émissions de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, l’objectif est de réduire à l’orée de 2030 de 50 % les émissions de CO2. Or, seul un scénario de rupture permettrait de relever ce défi. 50 % de nos émissions totales de carbone sont importées, donc liées aux comportements de consommation : il faudrait donc que le citoyen prenne conscience qu’il ne doit plus acheter sa banane en bas de chez lui et qui arrive de très loin. Reste à savoir où il achètera sa banane… car si cette dernière est produite localement (admettons que le réchauffement climatique nous le permette), sa production pèsera sur le bilan carbone du territoire ! C’est un cercle vicieux, mais il est nécessaire d’y entrer pour tendre vers un avenir plus supportable sur un plan climatique, décrit le chargé de mission. « Il reste encore de la marge pour favoriser des comportements vertueux, le tri, le vélo, laisser la voiture au garage, etc. Mais sur les services, la tâche est plus ardue. Prenons le textile, indispensable, il faudrait relocaliser mais cela aurait pour effet d’alléger mon bilan carbone importé mais d’augmenter le bilan carbone endogène. Il faudrait donc calculer le coût en bilan carbone des jeans importés de Chine et de ceux que l’on fabriquerait en France et trancher politiquement. La mondialisation impose une vision macro de la prospective. Je rappelle juste à titre indicatif que si un accord n’avait été trouvé sur le Brexit, les Britanniques auraient été en rupture de stock de papier toilette sous les huit jours ! »

La fête des voisins

Et puisque les dynamiques territoriales, à l’instar du fameux nuage de Tchernobyl, ne s’arrêtent pas aux frontières administratives, l’agglo grenobloise a décidé de donner un coup de main à sa voisine, Saint-Marcellin Vercors Isère communauté. « L’initiative du dispositif est partie de Futuribles, association nationale de prospective qui fait référence depuis les années 1960. Le dispositif a été financé par la métropole grenobloise. Trois thématiques ont été abordées : alimentation-agriculture, emploi-mobilités, énergie. Le but était de travailler sur les transformations de ces thématiques et, en filigrane, de révéler des réciprocités avec la métropole. Élus, membres du conseil de développement, agriculteurs, habitants y ont pris part. On a “formé” les cerveaux des élus, si j’ose dire. Difficile d’évaluer les retombées mais la communauté de communes a décidé de rejoindre le plan alimentaire interterritoriale (PAIT), ce qui est une première pierre à l’édifice. De nouvelles proximités de travail sont nées. Nous devons aussi travailler sur l’interdépendance de nos territoires, conclut Clément Frossard. »

  1. Maire de La Rochelle de 1971 jusqu’à sa mort en 1999.
  2. L. n99-533, 25 juin 1999, d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire et portant modification de la loi n95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire.

Alix Roche

« Nous nous sommes dotés d’une stratégie régionale de la connaissance »

Directrice déléguée à la délégation connaissance planification transversalité de la région Sud, Alix Roche explique comment la région s’est appropriée la prospective pour préparer le territoire aux enjeux futurs.

En France, les élus régionaux sont compétents pour l’élaboration de grands documents stratégiques de planification régionale mais également de programmation sur des périodes de cinq à six ans, contrat de plan État-région (CPER), programmes structurels européens, etc. Pour construire ces stratégies, ils s’appuient sur un ensemble d’études produites/pilotées en direct ou dans le cadre de partenariats qui enrichissent la connaissance du territoire régional, de son activité, des dynamiques à l’œuvre. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’études prospectives, mais plutôt d’éléments de compréhension, de connaissance, voire de prolongement de tendance, comme nous avons pu le voir sur les projections démographiques de l’Insee. En Provence-Alpes-Côte d’Azur, nous nous sommes dotés depuis plusieurs années d’une stratégie régionale de la connaissance qui s’appuie sur des partenariats publics-publics permettant de faciliter la construction d’une vision commune sur la situation du territoire régional, de sa population, des tendances lourdes, des dynamiques à l’œuvre. Sur la base de ces travaux, les élus régionaux se sont pleinement engagés dans l’élaboration des documents stratégiques de planification et de programmation, témoignant de leur prise en compte des études prospectives et travaux conduits. Les principales illustrations sont les suivantes : nous avons élaboré le Schéma régional d’aménagement et de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET), approuvé par le préfet de région le 15 octobre 2019. Ce document intitulé « Avenir de nos territoires » a été le premier SRADDET de France. Avec 68 objectifs et 52 règles, ce document offre un cadre de référence en matière d’aménagement du territoire dans une vision à 2030-2050 sur 11 domaines, pour l’ensemble des acteurs du territoire en charge de la planification locale. Les fondements de ces stratégies ont été construits à partir des éléments prospectifs et prévisionnels connus tels que les projections démographiques de l’Insee, par exemple.

Pour faciliter la mise en œuvre du SRADDET sur le territoire, des instances territoriales de dialogue présidées par les élus régionaux ont été instaurées par Grands territoires (espaces provençal, rhodanien, alpin azuréen) et associant les élus locaux. Le SRADDET vient étoffer et conforter en termes de planification, le plan climat « une COP d’avance », qui fixait déjà depuis quelques années une exigence de résultats à court terme avec une vision à vingt ans. Plus de 100 actions avec un effort global de la région de plus de 1,3 milliard d’euros, représentant jusqu’à 30 % du budget régional, lui ont permis de franchir d’importantes étapes dans la lutte contre le changement climatique : Provence-Alpes-Côte d’Azur est ainsi devenue la première région de France pour la surface agricole en bio, la première pour ses ports propres certifiés par l’AFNOR, mais également la première région d’Europe pour la mise en circulation d’autocars électriques sur grande distance.

Les élus régionaux ont également approuvé le 17 décembre 2020, le contrat d’avenir pour 2021-2027 document contractuel préparatoire à la nouvelle génération de contrat de plan État-région, prenant en compte également les mesures du plan de relance déconcentrées. Ce contrat se fonde, entre autres, sur l’évolution en profondeur de notre modèle de développement économique, social, territorial et environnemental, autour de priorités qui structureront le nouveau contrat de plan État-région 2021-2027. Près de 5 milliards d’euros financeront l’ensemble de ces actions de 2021 à 2027. Ce contrat a été signé par le président de la région et le Premier ministre le 5 janvier 2021.

Yohann Zermati

« Il était nécessaire de sortir de l’approche en silos si fréquente et si préjudiciable sur les enjeux territoriaux »

Directeur adjoint de l’Observatoire du Grand Paris Sud-Est Avenir (GPSEA), Yohann Zermati revient sur la création du conseil prospectif et le lancement des rencontres Territoires de demain, et plus récemment avec la crise sanitaire, Imaginons l’après. Autant d’initiatives pour remettre la prospective au centre de l’attention et associer les habitants à l’exercice.

Après plusieurs années consacrées à la structuration du jeune établissement public territorial, GPSEA a initié une démarche prospective territoriale. Pilotée par la direction de l’Observatoire, cette mission est venue compléter les vocations initiales d’observation et d’assistance à maîtrise d’ouvrage interne. À l’origine de cette volonté, un constat s’impose : la difficulté des services territoriaux, et même plus largement des acteurs du territoire, à « lever la tête du guidon ». En d’autres termes, le traitement des dossiers, pour lesquels une urgence succède à une autre, est tel que la collectivité dans son ensemble s’offrait peu l’occasion de prendre de la hauteur et de réfléchir à des enjeux qui pourraient rapidement l’impacter. Il était nécessaire de globaliser des réflexions et de sortir de l’approche en silos si fréquente et si préjudiciable sur ces enjeux territoriaux.

Ainsi, à l’automne 2019, deux structures ont été lancées : une instance interne et des rencontres partenariales. Composé d’une quinzaine d’agents volontaires, garantissant une diversité des points de vue et des expériences, le conseil prospectif s’est réuni pour mener plusieurs exercices prospectifs sur des thèmes aussi variés que la gratuité, la dématérialisation des services publics, la crise démocratique ou la crise économique. En complément, des rencontres prospectives Territoires de demain ont créé un nouvel espace d’échanges et de réflexions intersectoriels avec la société civile. Les sessions organisées ont confirmé les besoins de dialogues entre acteurs territoriaux et l’opportunité d’éclairer des thématiques transversales avec des points de vue très divers.

Engagé dans cette dynamique, GPSEA a également souhaité réagir à la crise sanitaire en proposant à ses agents, dès mai 2020, une démarche participative et prospective interne. Imaginons l’après a ainsi permis, grâce à une participation multi-canaux, de recenser plus de 1 000 propositions et d’en tirer une centaine de mesures qui va structurer l’action territoriale du nouveau mandat. Fort de ces expériences concluantes, GPSEA prévoit de les conforter pour développer la fonction prospective en son sein et, par cela, mieux anticiper les enjeux de demain relatifs à ses politiques publiques.

Pour aller plus loin

Pour en savoir plus : sudestavenir.fr

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