Revue
DossierLe deuil : cette expérience commune mais ignorée des services publics
Le projet de loi relatif à l’accompagnement de la fin de vie a replacé la mort dans l’espace public. Cependant, les débats ont occulté l’impact de la perte d’un proche sur les personnes qui restent après le décès et aucune mesure publique de soutien des endeuillés n’a véritablement émergé. Une invisibilisation qui s’inscrit dans une longue tradition d’ignorance du deuil par les pouvoirs publics.
Résumé
Les travaux que nous menons avec des acteurs qui accompagnent le deuil (tels que l’association Dialogue et solidarité, les institutions de prévoyance ou l’organisme commun des institutions de rente et de prévoyance [OCIRP]) font ressortir l’absence de politique publique transversale en faveur des personnes endeuillées. Certes, des cadres réglementaires existent notamment autour de la question des funérailles, des successions ou des congés en entreprise, mais ils ne concernent finalement qu’une période resserrée de la vie de l’endeuillé et très rapprochée du moment du décès du proche.
En revanche, pas de dispositifs publics globaux s’inscrivant dans le temps pour aider les personnes endeuillées à mieux vivre avec la perte et ce qu’elle implique en termes économiques, sanitaires ou sociaux. Qu’est-ce qui explique ce manque, alors que le deuil est une expérience on ne peut plus universelle ? Quelques éléments de réponse dans cet article.
On vit la mort du proche, mais on vit surtout avec la mort du proche : la période de deuil dure, d’après les endeuillés, entre trois et cinq ans. Et pour certains d’entre eux, le deuil ne se termine jamais.
Nous connaîtrons tous le deuil. Vivre la mort d’un proche est une expérience humaine. Chaque année, en France, environ 600 000 personnes meurent, laissant 3 millions de Français endeuillés1.
Que proposent les pouvoirs publics pour soutenir, accompagner, aider les personnes endeuillées ?
Parmi les pertes d’un proche, c’est la mort du conjoint ou d’un enfant qui nous affecte plus2. Ces deuils ont un impact sur la santé tant physique que mentale et peuvent conduire à des comportements à risque (surconsommation de tabac, d’alcool ou encore de médicaments), à un isolement social et à des épisodes dépressifs. Le deuil présente également des conséquences collectives : trente-quatre jours en moyenne d’arrêts maladie sont pris chaque année par une personne endeuillée, soit, à l’échelle du pays, 700 millions d’euros d’indemnités versées par la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM)3.
On vit la mort du proche, mais on vit surtout avec la mort du proche : la période de deuil dure, d’après les endeuillés, entre trois et cinq ans. Et pour certains d’entre eux, le deuil ne se termine jamais.
Que proposent les pouvoirs publics pour soutenir, accompagner, aider les personnes endeuillées ? Vu le caractère quasi inéluctable du deuil, on pourrait s’attendre à une réponse systématique et universelle, au même titre que ce que garantit notre système de protection sociale aux moments charnières de la vie : quand la famille s’agrandit, les caisses d’allocations familiales (CAF) proposent accompagnements et allocations aux parents ; en cas de maladie, la sécurité sociale rembourse les soins ; et quand on vieillit, on peut – encore – prétendre à une retraite… Mais quid quand nous mourrons ?
Certes, il existe des réponses d’ordre patrimonial, professionnel et administratif, dont voici un panorama rapide et nécessairement incomplet. Citons, par exemple, le cadre réglementaire relatif aux successions ou les dispositions concernant les pensions de réversion. Évoquons également ce qui est prévu pour les salariés, même si cela est réduit à la portion congrue. On pourrait, en effet, imaginer, qu’à l’instar des congés relatifs à la naissance d’un enfant, il serait permis aux personnes endeuillées de disposer de temps pour affronter la mort… En réalité, il faut se contenter de quelques jours : quatorze jours pour la perte d’un enfant de moins de 25 ans auxquels peuvent s’ajouter huit jours de congé de deuil, et trois jours pour le décès du conjoint. En ce qui concerne les funérailles, des aides existent également : la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), France Travail ou la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) peuvent participer aux frais d’obsèques pour les personnes avec peu de ressources financières, mais sous certaines conditions et au prix de nombreuses démarches administratives. On saluera enfin le travail mené par la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la Direction de l’information légale et administrative (DILA) qui a abouti à l’édition du Guide des principales démarches à réaliser lors du décès d’un proche.
Ces dispositions ont le mérite d’exister, mais elles restent atomisées et peinent à constituer des réponses transversales, universelles et systémiques. Autant de preuves que le deuil demeure un quasi impensé des politiques publiques. Situation paradoxale, notamment à un moment où les réflexions sur la fin de vie irriguent la société : si l’on prévoit un cadre réglementaire pour permettre aux personnes de décider de leur mort, pourquoi ne pas penser à leurs proches qui restent en vie ? Et puis rappelons que, d’ici 2035, la France comptera un nombre plus grand de décès que de naissances. Un « death-boom » 4 qui engendrera mécaniquement un accroissement du nombre d’endeuillés.
Alors, comment expliquer cette forme d’invisibilisation du deuil et des endeuillés dans les politiques publiques ?
Le tabou de la mort jusque dans la chose publique
« Disparition », « trépas », « grand voyage », etc. : les stratégies lexicales sont nombreuses quand il s’agit de ne pas nommer la mort. On le sait, en France comme dans la plupart des sociétés occidentales, nul ne veut se confronter à l’expérience ontologique de la mort. La crise du covid-19, traversée il y a quatre ans, n’a-t-elle pas été le paroxysme de ce que l’historien Philippe Ariès a nommé « le déni social de la mort en Occident » 5 ? Comment oublier les décès solitaires des personnes âgées dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EPHAD) confinés, les rites funéraires empêchés et les funérailles publiques confisquées ? La rationalisation et la sécularisation de notre société ont abouti à une invisibilisation extrême de la mort, de ses représentations et par extension du deuil. Plus de vêtements ou de brassard noir pour signifier que l’on est en deuil. Pas d’avis de décès placardés dans la rue comme dans certains autres pays européens. La mort a disparu de l’espace public et a du mal à émerger en tant qu’objet politique.
Les pouvoirs publics en retard sur les citoyens
Les quelques fois6 où la mort est inscrite à l’agenda politique, l’extrême prudence est de mise, de crainte de fragmenter la société autour de cette question jugée a priori polémique. Le dernier exemple en date est celui du projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie (on notera au passage les détours sémantiques pour éviter soigneusement de parler de « mort » dans l’intitulé du texte). Sans cesse reportées par le président de la République, cette loi et ses dispositions sont pourtant soutenues par une majorité de Français7. Les citoyens tirés au sort pour participer à la Convention citoyenne sur la fin de vie sont d’ailleurs allés plus loin que le projet de loi lui-même8. Le portage politique est donc plutôt fébrile et à la traîne par rapport à l’opinion publique.
D'ici 2035, la France comptera un nombre plus grand de décès que de naissances. Un « death-boom » qui engendrera mécaniquement un accroissement du nombre d’endeuillés.
Pas de statut politique de l’endeuillé
L’absence de consensus politique sur ce que peut recouvrir le deuil peut également expliquer l’inexistence d’une politique publique transversale de soutien aux endeuillés. « Être en deuil », ce n’est pas un statut social, contrairement à celui que nous confèrent les administrations à certains moments de la vie : les différentes catégories de demandeurs d’emploi sont ainsi définies par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) ; les aides financières concernant la perte d’autonomie sont calculées à partir de la grille d’autonomie gérontologique groupes iso-ressources (AGGIR) ; les allocations familiales sont en fonction du nombre d’enfants du foyer. Mais pour le deuil ? Quels critères choisir pour soutenir une personne endeuillée au travers d’une politique publique ?
Bien que la perte d’un être cher soit une expérience universelle, elle recouvre des réalités et des vécus très divers, selon le lien avec la personne décédée, les circonstances de la mort (suicide, longue maladie, mort brutale, etc.), les attitudes de l’entourage de l’endeuillé, etc. Le deuil est, sans conteste, une expérience profondément singulière, ce qui rend difficile son traitement par des politiques générales et la mise en place de mesures uniformes. Comme l’écrit Camille Collin, doctorante au centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) : « [Cette difficile standardisation du deuil] est une raison pour laquelle les parlementaires ont des difficultés à traduire cette réalité politiquement. » 9 Des députés ont bien tenté d’inscrire dans un cadre réglementaire des dispositions en faveur des endeuillés, mais leur proposition de loi10 est restée dans les limbes de l’Assemblée nationale. Et encore une fois, il s’agissait de mesures plutôt techniques concernant le cercle professionnel : allongement de la durée du congé de deuil et élargissement des profils de personnes pouvant y prétendre, création d’un « référent deuil » dans les organismes, etc.
La difficulté des pouvoirs publics à appréhender l’endeuillé au-delà de l’instant t de la perte
La pluralité des vécus du deuil vient percuter l’approche sectorielle des politiques publiques et la perception souvent monolithique qu’elles ont de leurs destinataires. Or, le deuil peut avoir, sur du long terme, des conséquences sur l’ensemble des sphères de la vie intime, familiale et professionnelle. D’une certaine manière, il amplifie, complexifie, aggrave ou change la façon de vivre certaines situations ou certains moments de la vie, là aussi universels : les rentrées scolaires peuvent être plus difficiles pour un enfant ayant perdu son parent ; l’adolescence de son fils ou de sa fille est plus compliquée à appréhender pour un parent ayant perdu son conjoint ; les anniversaires peuvent renvoyer au vide laissé par une sœur décédée, etc. Tout cela vient interroger la capacité des pouvoirs publics à envisager les bénéficiaires de leurs politiques comme des individus complexes et non uniquement comme des administrés. Le deuil, comme souvent pour les vulnérabilités, suppose ainsi que les pouvoirs publics nationaux et locaux sortent de leur fonctionnement habituel en silos et optent pour des dispositifs de soutien localisés, multidimensionnels et modulables qui interviennent tout au long de la vie de l’endeuillé.
Des innovations côté collectivités
À cet égard, on peut observer que certaines collectivités s’essaient à réintroduire la mort et le deuil dans leur agenda politique. On peut citer la démarche de dialogue citoyen autour des obsèques civiles, lancée en 2023 par Nantes Métropole et la ville de Nantes ou l’échange autour des nouveaux modes de sépulture porté par la ville, la métropole et les pompes funèbres intercommunales de Grenoble.
On peut observer que certaines collectivités s’essaient à réintroduire la mort et le deuil dans leur agenda politique.
Ces initiatives sont à saluer parce qu’elles contribuent à rendre à nouveau visibles la mort et le deuil dans l’espace et le débat publics. Cependant, elles restent pour le moment assez confidentielles.
Quelles perspectives pour inscrire l’accompagnement des endeuillés dans une action publique plus transversale et empathique ?
Plusieurs pistes émergent des travaux que nous avons pu mener autour de la question du soutien aux endeuillés11. D’abord, côté méthode, il semble incontournable de faire avec les premières personnes concernées et de s’intéresser à leurs usages, leurs trajectoires et leurs récits de vie pour identifier avec elles les moments critiques qui nécessitent l’intervention des pouvoirs publics, et ce bien au-delà des funérailles et des quelques jours suivant la perte du proche. Deuxième enjeu : intégrer véritablement la notion de « multi-vulnérabilités » des endeuillés aux démarches de conception de l’action publique, dont ils seraient destinataires. Comme nous l’avons rappelé, un endeuillé n’est pas uniquement une personne souffrant de la perte d’un être cher : il continue de vivre après le décès de son proche, et son parcours de vie est souvent jalonné de difficultés amplifiées par le deuil. Faire de ces multi-vulnérabilités le point cardinal de l’élaboration d’aides aux endeuillés, c’est se donner collectivement plus de chance d’atterrir sur des dispositifs de soutien multidimensionnels et adaptés aux situations vécues.
Une autre piste à explorer serait le développement de coopérations interministérielles autour du deuil. Les premiers ministères concernés pourraient être ceux de la santé, de l’économie et de l’éducation pour travailler en priorité sur des campagnes de sensibilisation et d’outillage des professionnels dans les hôpitaux, les entreprises et les écoles. Sont à envisager des collaborations entre l’échelon national et le niveau local, notamment entre services déconcentrés, organismes tels que les CAF et collectivités (départements et communes en première ligne). Et si l’on entend adopter une approche systémique, il semble intéressant d’associer les institutions de prévoyance qui proposent des solutions d’action sociale à leurs bénéficiaires endeuillés et connaissent très bien leurs problématiques.
Les bonnes pratiques dans d’autres champs, privilégiant la construction de parcours d’accompagnement pensés à partir de moments charnières, sont à regarder de près pour inspirer des dispositifs de soutien aux endeuillés. À cet égard, l’exemple de la métropole aidante à Lyon est instructif par son approche globale de l’aidant et parce qu’elle oriente et accompagne les personnes en fonction d’un croisement de critères : situation du proche aidé, problématiques rencontrées, disponibilités ou lieu de résidence de l’aidant, etc., le tout pour permettre à ce dernier de construire un parcours adapté à sa situation.
À quand, une action publique qui aiderait les endeuillés à mieux appréhender les 1 000 premiers jours du reste de leur vie ?
Citons enfin l’initiative gouvernementale autour des 1 000 premiers jours, qui accompagne les parents pas à pas, de la grossesse aux 2 ans de leur enfant, grâce à un travail conjoint d’une multiplicité d’acteurs intervenants sur les champs de la santé, de la parentalité ou encore de la petite enfance.
Si un tel dispositif global et adaptable a été pensé pour la naissance, pourquoi ne serait-il pas possible pour la mort et le deuil ? À quand, donc, une action publique qui aiderait les endeuillés à mieux appréhender les 1 000 premiers jours du reste de leur vie ?
- Recueil des données d’état civil, 2024, Insee.
- CREDOC-EMPREINTES-CSNAF, Les Français face au deuil, étude, 2019.
- CREDOC-EMPREINTES-CSNAF, Les Français face au deuil, étude, 2021.
- Pison G., « France 2022 : l’écart entre les naissances et les décès se réduit », Population et sociétés mars 2023, no 609.
- Ariès P., Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen Âge à nos jours, 1975, Points, Histoire.
- Deux lois fixent le cadre législatif de la fin de vie : L. no 99-477, 9 juin 1999, visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, et L. no 2016-87, 2 févr. 2016, créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, dite « loi Claeys-Leonetti ».
- 96 % des Français sont favorables à la légalisation de l’euthanasie (IFOP, Le regard des Français sur la fin de vie, étude, 2024).
- Sur la question du suicide assisté ou de l’euthanasie, par exemple, la Convention s’est prononcée pour une mise en place conjointe des deux, considérant que choisir une des deux solutions ne répondrait pas à la diversité des situations rencontrées.
- Collin C., « De l’expérience personnelle à une catégorie de l’action publique : les endeuillés dans les débats parlementaires », Revue des politiques sociales et familiales 2024/1.
- Proposition de loi relative au deuil et à l’accompagnement des personnes endeuillées du 15 mars 2022.
- Les Beaux Jours co-animent des démarches de design social autour du soutien aux parents survivants, de la santé mentale des personnes endeuillées ou encore de la création d’un centre de ressources national sur le deuil.