Revue
DossierL’école française à l’épreuve de la crise sanitaire : quels enseignements tirer ?
Avec la crise sanitaire, le système éducatif français, comme les autres pays, a dû pour la première fois se montrer souple, agile et capable d’adaptations rapides et sans précédent, avec un usage massif du numérique. Les élèves eux-mêmes, leurs parents et les enseignants se sont mobilisés comme jamais pour assurer la continuité pédagogique. Mais cette période a été aussi révélatrice des dysfonctionnements et failles de notre École, avec la nécessité de faire évoluer les temps scolaires et hors scolaires, l’accompagnement des élèves, de recomposer ses métiers et de les professionnaliser, de revoir la gouvernance, encore trop verticale, pour favoriser l’autonomie. Entretien croisé entre Alain Bouvier et Claude Bisson-Vaivre, qui coordonnent ce dossier d’Horizons publics.
Claude Bisson-Vaivre
Inspecteur général de l’Éducation nationale honoraire, Claude Bisson-Vaivre est ancien médiateur de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur. Agrégé d’économie et gestion, proviseur, inspecteur d’académie, directeur de services départementaux de l’Éducation nationale, sous-directeur au ministère de l’Éducation nationale. Auteur de plusieurs rapports et articles, il est actuellement président du conseil de l’Institut supérieur du professorat et de l’éducation (INSPE) de Caen et vice-président de l’association française des acteurs de l’éducation (AFAE).
L’École est le domaine du temps long et les changements n’y produisent pas d’effets sur le court terme, quel que soit le rythme qu’on y met. La crise a été un déclencheur de conscience plus qu’un accélérateur, même si les prémices d’évolutions étaient en gestation depuis quelques temps », selon Claude Bisson-Vaivre.
Alain Bouvier
Alain Bouvier, docteur d’État en mathématiques pures, professeur des universités, a fait de nombreux séjours dans des universités étrangères, comme professeur invité, avant de prendre des responsabilités managériales en France, que ce soit au sein des Instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques (IREM), des missions académiques à la formation des personnels de l’Éducation nationale (MAFPEN), des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), puis en tant que recteur d’académie.
Il a terminé sa carrière universitaire comme professeur en management public à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de l’université de Poitiers et à l’École supérieure de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESENESR). Il est depuis 2006 professeur associé à l’université de Sherbrooke et collabore à l’Institut d’administration des territoires (IADT) de Clermont-Ferrand.
Alain Bouvier a présidé un certain nombre d’associations professionnelles, nationales et internationales. Il a été, et est encore, membre d’un certain nombre d’instances nationales, comme le Haut conseil de l’éducation et le comité parlementaire de suivi de la loi de refondation de l’École1.
Directeur de la collection Profession cadre service public, qu’il a créée en liaison avec le réseau des Écoles de service public (RESP), Alain Bouvier est rédacteur en chef de la Revue internationale d’éducation de Sèvres (RIES).
Pour Alain Bouvier, « de précieuses alliances entre parents d’élèves et enseignants se sont nouées pendant la crise sanitaire. Mais combien de temps tiendront-elles encore ? »
Quels principaux enseignements faut-il tirer de la crise sanitaire pour le système éducatif ?
Alain Bouvier – Je réponds à cette question et aux suivantes essentiellement en référence au très particulier système éducatif français, qui me fait souvent évoquer à son sujet « l’École à la française » pour bien marquer sa forte singularité. Pourtant, comme dans la majorité des pays, le système éducatif français s’est montré résilient, mais jusqu’à quel point ? C’est une importante question, car les apparences sont souvent trompeuses. Par rapport à sa traditionnelle rigidité bureaucratique, l’École française a dû se monter flexible, capable d’adaptations rapides et sans précédent, avec un usage massif du numérique qui était peu utilisé jusque-là sur le plan pédagogique. Enfin, de précieuses alliances entre parents d’élèves et enseignants se sont nouées. Mais combien de temps tiendront-elles encore ? Les défauts, un moment écartés reviennent très vite. Les parents d’élèves peuvent se retrouver sur le paillasson ! De plus, l’accompagnement des élèves, jusque-là réservé à l’action d’associations à but non lucratif d’appui aux élèves, mais aussi aux officines privées commerciales au chiffre d’affaires impressionnant, a fait son apparition dans les pratiques pédagogiques des enseignants français. Souhaitons que cet effet soit durable !
Claude Bisson-Vaivre – Comme dans tout système replié sur lui-même, et l’École française en est un exemple achevé, la crise a révélé l’impréparation des acteurs à entrer dans une phase nouvelle et déterminante pour l’avenir de la société, mais après un temps de sidération, les acteurs ont su réagir. Les enseignants ont dû remiser leur vision de l’apprentissage qu’ils référaient souvent à leur propre histoire. Introduits au domicile des élèves par le numérique, ils ont perçu la diversité des conditions de vie et d’études de leurs élèves, imposant une remise en question de leurs pratiques et donnant corps au concept d’égalité des chances souvent utilisé, mais fort peu matérialisé. La faiblesse de la formation du personnel aussi bien initiale que continue – qui est constitutive d’un métier – a été mise à jour et invite à une réaction immédiate. Peut-être que la création des écoles académiques de formation continue et la réforme des maquettes de formation initiale sont une réponse. Encore faut-il que ceux qui ont la responsabilité de les mettre en œuvre soient culturellement prêts à le faire.
Cette crise sanitaire inédite que nous avons traversé – même si nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle vague – a-t-elle été un accélérateur des changements du système scolaire ?
Alain Bouvier – Nul ne peut douter que cette crise a, bel et bien, accéléré des processus déjà en cours, fait émerger de nouvelles pratiques pédagogiques et surtout créé, pendant les confinements, de nouvelles relations entre les parties prenantes, notamment des alliances entre les parents d’élèves et les enseignants. Ces changements vont-ils durer, voire s’amplifier ? Ce n’est pas sûr, tant les acteurs les plus rebelles aux évolutions, que je nomme les « statuquologues » 2, freinent des deux pieds depuis plus de deux ans, voulant tout faire pour revenir à « l’École d’avant ». Enfin, grâce à la crise, l’accompagnement que j’ai cité plus haut, qui a désormais droit de cité, trouve une place devenue honorable et devrait tendre à se développer quelque peu. Mais ne risque-t-on pas de bientôt revenir à des pratiques pédagogiques du siècle dernier ? C’est ma crainte.
Claude Bisson-Vaivre – L’École est le domaine du temps long et les changements n’y produisent pas d’effets sur le court terme, quel que soit le rythme qu’on y met. La crise a été un déclencheur de conscience plus qu’un accélérateur, même si les prémices d’évolutions étaient en gestation depuis quelque temps. Malgré tout il n’est pas certain que ces prises de conscience soient captées pour en faire des leviers de progrès dans l’accompagnement des élèves. Si la crise est un déclencheur, c’est parce que les personnels d’encadrement se sont saisi des opportunités qu’elles engendraient, les personnels de direction ou les directeurs d’école en premier lieu parce qu’en contact direct avec les familles, les inspecteurs dans un deuxième temps, qui ont dû répondre aux demandes d’enseignants désemparés par le manque de ressources pour adapter leurs pratiques. Finalement, je me demande si ce ne sont pas les personnels d’encadrement qui sont les plus conscients des changements à mettre en œuvre.
Comment le monde de l’éducation s’est-il adapté pendant la crise sanitaire ?
Claude Bisson-Vaivre – Sous la contrainte. Une fois l’effet de sidération maîtrisé, y compris par les personnels d’encadrement, localement, des dispositifs se sont mis en place à la marge ou de façon plus généralisée en fonction du dynamisme des équipes. Puis les réactions des élèves ont eu raison des doutes des plus résignés. Les propos que nous avons recueillis ont montré combien les élèves étaient attachés à l’existence de l’école, voire à sa sauvegarde en situation de crise ! Contre toute attente, ce sont les élèves et leurs familles, sans doute pour d’autres raisons en ce qui concerne ces dernières, qui ont introduit la notion de « continuité pédagogique ». Les uns comme les autres voulaient de l’école. Pour une fois le service public d’éducation a dû s’adapter à une demande insistante plutôt que d’attendre que les usagers se conforment à l’offre scolaire. C’était inédit dans un univers qui se considérait comme monopolistique. C’est dans ce contexte que le numérique a fait une véritable avancée dans la pédagogie même si sa maîtrise était en devenir pour un nombre conséquent d’enseignants. Pour une fois, les parents et les élèves ont été mieux écoutés, eux qui appelaient à davantage de coordination du travail donné, à une charge équilibrée, à la prise en considération des différences, au respect de l’éducation qu’ils donnaient, à une meilleure prise en compte de leur parole. Toutefois, on peut s’interroger sur ce qu’il restera sur le long terme. Ne voit-on pas aujourd’hui des formes de reprise de l’école d’avant ?
Alain Bouvier – En France, le monde de l’éducation, qui emploie 1,3 million d’acteurs adultes, dont 850 000 enseignants (pour 12,5 millions d’élèves), est complexe et bigarré. Dès le premier confinement début 2020, la crise a brutalement mis sous le regard de tous (« le roi est nu », disais-je ailleurs3) que l’on pouvait distinguer trois populations d’enseignants : le « ventre mou », en gros la moitié d’entre eux qui, sans enthousiasme mais avec sérieux « faisaient le job » ; un quart « d’innovateurs engagés », impliqués sur les réseaux sociaux, débordants d’idées, utilisant les outils préférés des élèves, comme TikTok, et surtout affichant une très grande disponibilité, même les soirs et les week-ends ; enfin, un autre quart, les « statuquologues » déjà cités, regroupant ceux qui ne vivent que par les circulaires, les règles et les normes, qui sont hostiles à toutes formes d’innovations, vivent le pied sur le frein et surtout tiennent les parents d’élèves à l’écart de la classe et de la pédagogie. En réalité, ils font de même avec leurs collègues innovateurs qui, durant cette longue période écoulée, déjà plus de deux ans, étaient heureux de ne pas avoir à les croiser dans la redoutable salle des professeurs où ils font régner la terreur de leurs oukases !
Allons-nous progressivement vers une École en mode hybride (présentiel/distanciel) ?
Claude Bisson-Vaivre – Je veux rester prudent dans la réponse car cela dépend des acteurs. Certains très impliqués dans l’usage des nouvelles technologies ont été confortés, voire avalisés et valorisés dans leurs pratiques par la crise. Ils ont été ainsi invités à les poursuivre et les partager. La majorité des enseignants n’est pas dans cette logique et s’ils ne sont pas accompagnés et soutenus, la crainte d’échouer et l’insécurité induites par de nouvelles méthodes sont susceptibles d’entretenir la nostalgie de l’avant plutôt que de les ouvrir à de nouvelles formes scolaires. Et puis, j’appelle à la prudence, car l’hybridation est un processus : l’essentiel, dans la révolution de notre système éducatif, réside davantage dans le sens que l’on donne aux enseignements, dans la différenciation des approches pour mieux considérer le jeune dans l’élève. La forme doit accompagner le sens et non l’inverse. L’enjeu pour l’École n’est pas de répondre à la question « comment ? » qui trouverait une réponse notamment dans l’hybridation, mais à la question « pourquoi ? » pour que l’École redevienne celle qui soutient la République.
Alain Bouvier – Il serait stupide de penser que l’École formelle et sa forme scolaire des trois siècles derniers va être remplacée en quelques semaines ou quelques mois par une École hybride. Il serait tout aussi irréfléchi de croire que cette période ne va pas laisser quelques traces durables, voire plus. On verra se pratiquer de plus en plus, lentement mais surement, des modalités hybrides d’enseignement sur un spectre d’activités allant en s’élargissant progressivement. Dans un premier temps, elles s’appuieront sur les éléments les plus traditionnels et porteront sur tout ce qui concerne le cœur de la pédagogie : l’aide aux devoirs, la préparation des examens, l’accompagnement des élèves en difficulté, pour des classes inversées, l’enseignement des disciplines rares, les langues vivantes, des échanges internationaux ; peu à peu, l’exceptionnel deviendra banal. Il restera alors, dans chaque cas, à préciser de quelle École hybride on parle. Ce ne sont pas de simples juxtapositions d’activités qui importent (un peu de distanciel, un peu de présentiel, à nouveau du distanciel, etc.), ce sont les articulations dûment réfléchies, entre les diverses modalités d’apprentissage pour les élèves, appuyés par leurs parents et les associations extrascolaires.
Selon Alain Bouvier, « l’évaluation est encore le point le plus faible des pratiques françaises ; c’est assez vrai dans les fonctions publiques. Cela appelle aussi, disions-nous, de nouveaux métiers, donc une tout autre formation initiale des enseignants et de leur encadrement. »
Quels sont les freins à lever pour moderniser l’action de l’Éducation nationale ?
Claude Bisson-Vaivre – Sans ambiguïté, il faut changer le mode de gouvernance tout en maintenant le cadre sinon la norme qui fait que l’éducation est nationale. La centralisation et la verticalité du processus de décision vont à l’encontre de la prise en compte de la proximité et des ressources qu’offrent les collectifs de travail en écoles et établissements ou en bassins. La circulation top-down de l’information prend la forme d’injonctions parfois contradictoires parce que la richesse du local est ignorée. Il ne s’agit pas d’affranchir le système éducatif d’un cadre national au risque de le régionaliser ou le départementaliser voire de le privatiser comme certains le craignent – l’éducation doit rester nationale – mais il faut donner de la flexibilité et de l’adaptabilité aux mises en œuvre des normes et des réformes. C’est une question d’efficacité. La co-gestion avec les organisations syndicales est sclérosante et bloque toute initiative qui ne serait pas validée par ces dernières. Elle enferme dans un carcan idéologique les différences et les identités professionnelles, elle occulte trop souvent les volontés de progrès d’équipes éducatives engagées. À mes yeux, il y a contradiction entre la revendication de la liberté pédagogique et la volonté de ne pas différencier les personnels plus engagés que les autres. Attention à ce que l’égalité de traitement, sans doute légitime, n’entraîne pas un immobilisme suicidaire pour le métier d’enseignant. On peut craindre que la désaffection, amplifiée par sa surmédiatisation, ne trouve aussi son origine dans le discours égalitariste. S’il n’est pas question d’ignorer les droits syndicaux des personnels, il faut en reconsidérer le portage et les finalités dans les processus de décisions.
Alain Bouvier – Les freins à lever sont nombreux et surtout très puissants, car expérimentés de longue date. À mes yeux, l’essentiel est de diminuer radicalement toute la bureaucratie, en allégeant de façon considérable la technostructure et son troupeau de mini-mammouths, qui freine plus qu’elle n’encourage ! En responsabilisant le terrain, en accordant une grande autonomie au bout de la chaîne, on encouragera l’émergence de véritables responsabilités collectives, quasiment absentes jusqu’à présent. La pratique de retours d’expériences, que j’appelle de mes vœux, au niveau horizontal, sur le terrain, devrait aider à repérer et supprimer la majorité des points faibles de notre système éducatif.
« Partie prenante d’un système social large, l’École doit recomposer ses métiers et les professionnaliser en donnant du sens aux missions et en responsabilisant les acteurs », estime Claude Bisson-Vaivre.
Est-ce que l’innovation pédagogique sera suffisante pour préparer l’École au monde qui vient ? Ne faut-il pas privilégier une approche systémique ?
Alain Bouvier – Dans une approche systémique, la préparation de l’École du futur appelle de nouveaux métiers. Elle se fera par des innovations, des retours d’expériences et des évaluations, au niveau horizontal, là où l’essentiel se conçoit, se prépare, se met en œuvre à travers des réseaux, dans des approches réticulaires. L’évaluation est encore le point le plus faible des pratiques françaises ; c’est assez vrai dans les fonctions publiques. Cela appelle aussi, disions-nous, de nouveaux métiers, donc une tout autre formation initiale des enseignants et de leur encadrement. Enfin, cela nécessite du développement professionnel. Il est actuellement totalement absent dans le système éducatif français qui se distingue donc des autres par de nombreuses singularités, dont celle-ci.
Claude Bisson-Vaivre – Avant toute chose, gardons-nous de voir dans l’innovation pédagogique la solution aux maux de l’École. De plus, il y a risque à culpabiliser des enseignants qui n’innoveraient pas en référence à une norme édictée, alors que leurs approches, traditionnelles, sont à la fois respectueuses de chaque élève et porteuses de réussite. Par ailleurs, on a trop longtemps considéré que l’École pouvait répondre à tout, ou tout au moins qu’elle était son propre recours. La réalité est tout autre et les contraintes économiques et sociales sont des facteurs qui influencent la réussite des élèves. Partie prenante d’un système social large, l’École doit recomposer ses métiers et les professionnaliser en donnant du sens aux missions et en responsabilisant les acteurs. La pédagogie est un vecteur qu’il s’agit de mettre constamment au service de ces objectifs. Pas davantage, même si c’est déjà beaucoup.
- L. no 2013-595, 8 juill. 2013, d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République.
- Bouvier A., Sur l’École à la française. Propos d’un mocking bird, 2021, L’Harmattan, Aurora.
- Ibid.