Légalisation du cannabis : un « objet politique frontière » pour repenser le rôle de la transformation publique

Cannabis
©Lexica
Le 16 mai 2023

Le 24 janvier 2023, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) votait un avis favorable à la légalisation encadrée du cannabis récréatif, à l’issue d’un travail d’un an réalisé auprès d’une trentaine d’experts. Ce dernier anticipe les effets sur le contexte français d’un mouvement international de légalisation encadrée, amorcé notamment par les Etats-Unis, le Canada, l’Uruguay et bientôt l’Allemagne.

 

Les rapporteurs du CESE ont pris l’option de proposer un avis qui aille au-delà des constats connus de tous, en préconisant « un système d’encadrement général ». Il est question de sortir d’un statu quo et de faire évoluer la législation française vers une légalisation encadrée des usages de cannabis récréatif.

 

Nous avons interrogé ses rapporteurs Florent Compain et Elmo Eyriey, la députée Caroline Janvier (Renaissance) rapporteuse de la Mission d’information de l’Assemblée Nationale sur le Cannabis en 2021 et Ivana Obradovic directrice adjointe de l’Observatoire Français des Drogues et des Tendances addictives (l’OFDT).

 

Il en ressort que la légalisation du cannabis récréatif met en exergue un échec de la politique de prohibition française, mais aussi une difficulté à appréhender ce que appellerons dans cet article : « Objet politique frontière ». On pourrait définir un OPF comme un sujet qui conduit une société aux limites de ce qu’elle est en mesure de travailler sur ses propres imaginaires et sur des problématiques plus systémiques existant en arrière-plan du sujet annoncé. Enquête.

La politique prohibitionniste en échec et la tendance internationale à la légalisation

L’avis rendu par le CESE résulte d’une mission d’enquête d’un an, cordonnée par Florent Compain (Groupe Environnement et Nature) et Helno Eyriey (Groupe des organisations étudiantes et des mouvements de jeunesse) au nom de la Commission temporaire « Cannabis » présidée par François Naton (Groupe CGT). L’avis du CESE a été présenté et discuté en Assemblée plénière le 24 janvier 2023 et adopté avec 87 voix pour, 25 voix contre et 16 abstentions. François Naton explique lors de la conférence de presse « qu’après deux avis sur les conduites addictives, le CESE ne s’était pas emparé de manière franche et directe de la problématique du cannabis ». Les débats lors de la séance plénière font apparaître quelques controverses qui ne feront pas barrage au vote de l’avis. Elles portent sur le choix qui a été fait de ne pas procéder à une consultation de la population dans cet avis. Pour certains encore, les inconvénients des politiques de légalisation préexistantes à l’international, n’auraient pas été suffisamment prises en compte. Nous y reviendrons.

En attendant, ce qui a motivé l’auto-saisine du CESE est l’intuition du caractère inéluctable d’un retour de cette question dans le débat public français. Il se caractérise au cours de la dernière décennie par des chiffres de consommation record en Europe. L’avis s’appuie sur des données de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies de 2017 : 45% de la population française aurait déjà consommé du cannabis. Et 5 millions de personnes en consommeraient régulièrement. La moyenne est de 27% en Europe. Chez les 15-34 ans, selon les données de 2017, 21,8% avaient consommé du cannabis durant les 12 derniers mois, contre 15% en Europe. Pourtant la France est à ce jour, avec la Suède, le pays le plus répressif d’Europe. La Suède est pourtant considérée comme un pays ayant pour sa part plutôt réussi sa politique de prohibition en s’appuyant largement sur la prévention.

Selon Europol, l'Union européenne compte 22 millions d'usagers de cannabis qui dépensent neuf milliards d'euros par an. Cela en fait le plus grand marché illicite de l'Union européenne. Par ailleurs un rapport Européen de 2020 souligne que le marché du cannabis est en pleine mutation, avec le développement de produits à fortes teneurs en THC (les résines de cannabis actuelles contiennent environ deux fois plus de THC qu’il y a dix ans), la disponibilité de produits commerciaux à base d’extrait de cannabis (CBD), la croissance des produits de synthèse enfin.

Plusieurs pays ont entrepris une démarche de légalisation au cours de ces dernières années, annonçant ainsi un changement de trajectoire dans la lutte contre les impacts économiques, sociaux et sanitaires liés aux usages de ce stupéfiant. L’Uruguay a ouvert la voie de la légalisation du cannabis récréatif et de sa culture personnelle dès 2013. Depuis 2012, 21 Etats américains ont suivi cette voie, ainsi que le Canada en 2018. Mais surtout, à la fin de l’année 2022, le chancelier allemand détaillait la mise en œuvre d’un projet de légalisation annoncé quelques temps auparavant par le ministre de la santé Karl Lauterbach. Ce changement de pied modifierait alors la donne en Europe.

Les arguments en faveur de la légalisation

Ivana Obradovic de l’OFDT rappelle « qu’il y a une grande confusion dans les termes », et une forte vivacité du débat en France autour de ce sujet. « On peut parler communément de décriminalisation, de légalisation, de dépénalisation sans toujours bien comprendre ces termes. Parfois certains disent être pour la légalisation mais sans savoir ce que c’est. En réalité dépénaliser le cannabis, cela veut dire que la production et la détention du produit restent interdits, mais on décide de réduire ou de supprimer la peine d’emprisonnement et d’alléger les sanctions pénales associées à la consommation et la détention de petites quantités de cannabis ». A contrario, la légalisation signifie que l’usage, la vente, la production sont autorisés pour les adultes et légalement encadrés. Parfois, la production personnelle (auto-culture à domicile) est aussi permise, mais toujours dans des cadres et des proportions bien définies par la loi. En revanche, dans tous les pays qui ont légalisé l’usage non-médical de cannabis, la vente et la consommation restent interdites pour les mineurs.

Les arguments en faveur de la légalisation sont nombreux. Il est question d’une perte de sens pour l’action des services de police, avec de millions d’heures dédiées à la chasse aux consommateurs de stupéfiants et bien moins à la lutte contre les grands trafics. Il est question de tribunaux engorgés dont les réponses pénales et les injonctions de soin qu’ils prononcent ne sont pas associés de moyens d’accompagnement suffisants ou sont jugés inefficaces par les experts, dans le cas de l’incarcération par exemple.

Florent Compain, rapporteur de l’avis Cannabis du CESE, constate que la politique française « s’est faite de manière désordonnée depuis la loi de 1970, avec une évolution législative tous les six mois depuis cinquante ans, mais pas de réelle politique globale ». De fait, sur plus de 250 000 infractions aux stupéfiants constatées (70 000 en l’an 2000), 90% ont pour origine l’usage du cannabis. « Il y a un niveau de répression qui est énorme. C’est une amende forfaitaire délictuelle, avec inscription au casier judiciaire » rappelle-t-il. Les rapporteurs mettent particulièrement l’accent sur les effets de la répression auprès d’une partie de la jeunesse impliquée dans des trafics, mais aussi de la population générale. Les rapporteurs invitent ainsi à s’interroger à nouveau sur la nuance entre consommation et emprise. « À ce jour, on ne pénalise pas l’emprise, mais l’usage » constate Florent Compain, dans la mesure où l’on reste positif après plusieurs jours, voire semaines, dans le cadre d’un dépistage classique.

Enfin, l’échec de la répression est aussi visible à travers la taille de ce marché parallèle, et la manière dont certains quartiers sont impactés socialement et quotidiennement par son économie et ses règles. En 2021, une mission d’information trans-partisane de l’Assemblée nationale a été conduite par Romain Réda, député LR, dans le contexte de pandémie. Elle s’accompagnait d’une consultation citoyenne en ligne et portait sur le cannabis thérapeutique, le chanvre bien être (CBD) et le cannabis récréatif. Elle aboutissait à des constats comparables à ceux du CESE. La députée Caroline Janvier (Renaissance), rapporteur du volet « Cannabis récréatif » y constatait déjà l’échec d’une politique consistant à s’en prendre aux consommateurs, au lieu de s’attaquer en priorité aux trafics. La banlieue écoperait ainsi d’une triple peine, sociale, sanitaire, pénale. « Pour certains gamins, leurs meilleures perspectives de gain, c’est la drogue, pour des salaires qui sont de 600 à 1000 euros par mois » et avec des prises de risques conséquentes nous explique-t-elle. La jeunesse des quartiers est ainsi la première à faire l’objet de sanctions, d’amendes délictuelles. « On les enferme dans ces situations, et on fait ainsi le jeu de la montée de la radicalisation ».

L’argument principal justifiant une reprise en main de la production et la diffusion du cannabis porte évidemment sur l’impact sanitaire de la consommation pour les jeunes. Il est aujourd’hui avéré que plus l’usage du cannabis commence tôt, plus il y a de dommages potentiels sur le développement du cerveau, et plus la consommation de long terme est favorisée. Un facteur aggravant est la circulation de plus en plus importante sur le marché illégal, de produits non contrôlés, coupés, avec des taux de THC trop élevés.

Les propositions du CESE

Les rapporteurs du CESE ont pris l’option de proposer un avis qui aille au-delà des constats connus de tous, en préconisant cette fois-ci « un système d’encadrement général ». L’enjeu est de sortir du statu quo actuel et de faire évoluer la législation française vers une légalisation encadrée des usages de cannabis récréatif. Mais « par légalisation, nous entendons bien un encadrement strict » rappelle Florent Compain. Cette légalisation commence par de premières mesures de dépénalisation d’urgence. Elles visent à augmenter la prévention en direction des jeunes notamment, à déplacer les efforts sur la répression des trafics visant les mineurs. Il s’agirait de ne plus sanctionner pénalement l’usage et la culture du cannabis à titre personnel, et de revoir le dépistage du cannabis au volant. Le second volet consisterait à organiser un débat visant à construire un nouveau modèle d’encadrement basé sur « un développement massif de la prévention dans une logique globale d’acquisition de conscience psychosociale, afin que chacun soit en mesure de prendre les bonnes décisions » précisent les rapporteurs.

Il serait ainsi question de procéder à une refonte complète de la législation, en la fondant sur la prévention et mes politiques de réduction des risques auprès des jeunes en priorité. La légalisation permettrait alors la coexistence de différentes filières de production, dédiées à l’usage du cannabis médical et récréatif. Mais pour Elmo Eyriey « l’objectif serait de ne pas créer de géant de la distribution. Pour éviter cela, il faut produire bio, avec des licences limitant les surfaces d’exploitation, pour ne pas qu’il y ait de gros acteurs qui prennent une domination sur le marché en France ». Ce cas de dérive s’est déjà présenté aux Etats-Unis avec l’apparition d’enseignes comme Good Weed, une entreprise ayant pignon sur rue et faisant de la publicité de manière décomplexée. Pour les rapporteurs c’est « exactement ce qu’il ne faut pas faire ». C’est la raison pour laquelle la distribution serait, pour le CESE réalisée via des points de vente dédiés, interdits aux mineurs et contrôlés à l’entrée, avec notamment un affichage obligatoire des taux de THC et des profils aromatiques sur les produits. Les personnels seraient formés et la publicité interdite.

En attendant, qu’en sera-t-il du marché historique et des passerelles entre les deux ? L’Etat de New-York a pris la décision audacieuse de réserver ses franchises à des personnes ayant un casier judiciaire pour consommation ou vente de stupéfiants. Florent Compain note qu’une non prise en compte de ce facteur social a nécessairement un impact sur le rapport de force entre les deux marchés. « En Californie, 75% du marché est resté au marché illégal. Au Canada, cela a été aussi une erreur de fermer l’accès aux anciens dealers. Dans les dernières études, 50% du marché était encore aux mains des dealers et trafiquants. Ce sont des questions de justice sociale qui se posent ». Car à la fin la question est de savoir : « Que va t-on faire pour réhabiliter ces quartiers ? ». Il note à son tour qu’hormis les grossistes, les niveaux de rémunération des revendeurs se situent autour du smic, mais avec en prime une délinquance associée. « Donc il ne faut pas les exclure de ces futurs marchés. C‘est ce que pensent les pays qui se sont engagés dans cette voie. ». A noter que l’avis du CESE préconise une mesure forte en amont : le vote d’une loi d’amnistie pour l’ensemble de la population ayant un casier pour usage de cannabis. L’objectif de ces mesures serait au final « d’assécher les trafics illégaux » et de réduire ainsi l’impact sanitaire et social des usages actuels du cannabis, en priorité sur la jeunesse. Cette filière générerait une fiscalité, dont une partie serait dédiée à la prévention, à la recherche sur le cannabis, à la réhabilitation des quartiers.

Les arguments qui fragilisent à ce jour la légalisation

Les retours d’expériences concernant les contextes américains, canadiens et uruguayens sont encore récents mais déjà riches d’enseignements. Certains pointent des écueils qui devront être anticipés par une seconde cohorte de pays s’engageant dans la voie de la légalisation. En Uruguay par exemple, des banques ont refusé des prêts aux pharmacies qui pratiquaient la vente de cannabis pour éviter d’être poursuivies pour blanchiment, le cannabis étant toujours classé comme stupéfiant au niveau international. Par ailleurs dans les pays ayant légalisé la vente et l’usage du cannabis, si on observe une baisse de la consommation chez les mineurs, la tendance est systématiquement à l’augmentation de la consommation chez les adultes, en particulier après 25 ans. Ivana Obradovic le confirme mais note qu’il « est difficile de conclure que c’est directement imputable à la légalisation de la production. L’usage de cannabis baisse également dans des pays qui n’ont pas légalisé l’usage de cannabis à des fins non-médicales ». En attendant elle note qu’« Il y a, logiquement, un effondrement des interpellations pour usage et revente ».

Un autre élément récent peut venir renforcer les opinions des plus réservées sur le sujet. En France, si la consommation reste au-dessus de la moyenne européenne pour les jeunes, il s’avère quelle connaît une baisse depuis quelques années. « C’est un constat récent, mais en effet la tendance en France est un recul assez net de la consommation de cannabis, en particulier chez les jeunes » explique Ivana Obradovic. Les causes seraient à chercher du côté des périodes de confinement, qui ont offert « moins d’occasions de sortir, donc d’expérimenter, d’entrer dans la consommation ». Mais aussi, peut-être « les pratiques numériques et la transformation des sociabilités à l’adolescence qui, c’est une hypothèse, auraient pris le relais dans les expériences de socialisation ». Elle note encore qu’il existe un lien avec la dénormalisation du tabac, sachant que le cannabis en France est souvent consommé avec du tabac. « On est sur des générations nées avec l’interdiction de fumer dans les lieux publics, qui ont traversé l’enfance et l’adolescence dans un régime d’interdiction de la cigarette dans les lieux publics ». Par ailleurs, dans les études, « la cigarette est perçue comme un produit nocif, chimique, associé à l’idée d’une manipulation des industriels du tabac » note-t-elle. Ivana Obradovic souligne encore que « de plus en plus de jeunes ont un historique familial de décès du tabagisme et certains ont vu leurs parents essayer d’arrêter de fumer », ce qui a conduit à détériorer, à leurs yeux, l’image des produits à fumer.

En attendant, la consommation nationale de cannabis mais aussi d’alcool chez les jeunes reste élevée et pointe un problème de santé publique plus général. La recherche de ses causes diverses est sans doute une clé pour sortir du statu quo. La situation de stress et d’anxiété d’une partie significative de la jeunesse peut apparaître comme l’une de ces causes profondes. Elmo Eyriey, co-rapporteur de l’avis du CESE, nous confirme que ce sujet est bien remonté du terrain. « Cela rejoint complètement la préoccupation qui a été la nôtre et pour le coup, qui a été portée par tous les acteurs ». C’est pourquoi explique t-il : « On doit travailler sur le cannabis et sur l’ensemble des drogues et des addictions, comme l’usage des écrans, des jeux vidéo. L’enjeu pour les jeunes est de savoir comment on arrive à être un individu éclairé, qui va prendre de bonnes décisions ». Cela correspond à ce que les rapporteurs ont appelé dans leur avis, une démarche « holistique » sur les addictions et sur la couverture de l’ensemble du domaine (production, diffusion, usages). Pour ces derniers, il s’agit en effet d’une condition sine qua non de réussite d’une politique post-prohibitionniste.

A la recherche des fondements du statu qui concernant la législation du cannabis

Si l’on résume, le sens de l’histoire semble aller dans la direction de la légalisation encadrée du cannabis thérapeutique, de bien-être, et récréatif. Cette perspective découle du constat des impasses rencontrées par les politiques répressives. Aller vers la légalisation permettrait de réduire les risques sanitaires pour les plus jeunes, de réparer des injustices sociales pour les personnes pénalisées par la prohibition et une partie des quartiers et zones rurales impactés par les trafics de drogue, de reprendre la mains sur ces trafics. Cela permettrait de donner de l’air aux forces de police et judiciaires afin qu’elles se concentrent davantage sur les réseaux et les autres enjeux de sécurité et de justice. Cela permettrait enfin de créer une filière de production, bio, de produits de qualité et de récupérer des ressources fiscales et donc des moyens nouveaux, pour appréhender ce sujet dans sa globalité.

Cependant, un tel changement de paradigme nécessiterait d’assumer collectivement que l’usage du cannabis progressera inexorablement chez les adultes, et que les politiques de prévention et de réduction des risques pour la jeunesse auront en quelque sorte pour obligation de réussir, là où la prohibition a échoué. Il s’agira d’aboutir à ce que le rétrécissement du marché historique soit efficient, avec un impact positif pour les populations dépendant à ce jour de ce dernier. Enfin, d’empêcher que le marché légal ne dérive pas vers une industrialisation et une massification, à l’instar de ce que l’alcool et la cigarette ont connu dans leur histoire.

Ce qui caractérise la manière dont se pose cette question de société à ce jour, c’est que la majorité des experts, organismes de consultation, de prévention et de terrain, semble être désormais favorables à la légalisation du cannabis récréatif, pendant que le milieu politique dans sa globalité, et notamment la majorité gouvernementale, ne le sont pas. Si une partie de la gauche, du centre et plus à la marge de la droite républicaine, a pu se prononcer pour la sortie du statu quo, on peut remarquer qu’aucun candidat n’aura fait de ce sujet une question première lors des précédentes élections présidentielles. Les tentatives concrètes ont davantage lieu dans l’ombre des campagnes et dans les coulisses parlementaires. A la suite de la Mission parlementaire dédiée à ce sujet, en novembre 2021, la France Insoumise soumettait son propre projet de Loi. À la rentrée 2022, les écologistes proposaient à travers un amendement, que la légalisation se fasse dans le cadre du PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale). En février 2023, nous demandions à Caroline Janvier, députée Renaissance, où en était la question au sein de la majorité parlementaire. « Au point mort » nous avait-elle répondu, tout en signalant que les prises de positions comme celles du député LR Romain Réda étaient le signe d’un certain changement. Seulement quelque temps après, le contexte avait déjà basculé de nouveau. Le PLFSS qui comprend la si décriée réforme des retraites, ne se révèlera pas être le cadre le plus approprié pour une telle réforme. Par ailleurs, suite à l’accident très médiatisé de Pierre Palmade, le ministre de l’intérieur Gérard Darmanin proposera de durcir la législation en retirant 12 points de permis à tout conducteur ayant consommé de la drogue. C’est à ce titre un autre fait divers, à savoir l’overdose d’héroïne d’une adolescente, comme nous le rappelle Caroline Janvier, qui fut à l’origine de la législation du 31 décembre 1970, actuellement en vigueur. « Ce n’est jamais bon lorsqu’une loi est conçue sur l’émotion…il faut prendre le temps de la réflexion » nous expliquait-elle avant même la survenue de ce nouvel événement.

Pourquoi la question de la légalisation du cannabis est un objet « objet politique frontière » ?

La question de la légalisation du cannabis n’est pas un sujet de transformation publique en lui-même. Cependant, il met à jour une situation de blocage complexe qui s’avère soulever des enjeux de transformation plus profonds. La question de la légalisation du cannabis, telle qu’elle se présente dans ses paradoxes actuels, mettrait à jour, ce que nous pouvons appeler un « Objet politique frontière ». Il s’agirait d’un problème de société, sans solution politique de court terme, qui mettrait à jour les limites de ce qu’une société est en mesure de questionner et de résoudre sur un plan plus systémique. En effet, organiser une légalisation du cannabis récréatif, dont les effets positifs finiraient par être significativement supérieurs aux effets négatifs, supposerait en réalité, de faire tomber plusieurs « murs sociétaux » en arrière plan. Le premier serait relatif aux causes profondes du mal être de la jeunesse. Le second à l’amélioration effective des politiques des quartiers prioritaires. Le troisième serait lié à la capacité du politique et de l’institution à savoir « lâcher prise » pour avancer sur des sujets complexes.

En ce qui concerne la jeunesse, faisons l’hypothèse que la prévalence de l’usage de drogues et d’alcool chez les mineurs est en partie liée à son mal-être, et que ce mal-être serait en partie lié à la manière dont cette jeunesse vit sa scolarisation. De nombreuses études (comme celle de nosservicespublics.fr de 2021), font ressortir un sentiment général de perte de sens du métier d’enseignant. Les enquêtes PISA ont mis en exergue par le passé que les élèves français étaient ceux qui avaient le moins confiance en eux, parmi les pays de l’OCDE. L’OFDT a publié en mars le résultat de l’enquête ESCAPAD, menée auprès des jeunes de 17 ans en 2022, qui montre notamment une détérioration des indicateurs de santé mentale chez les jeunes. « Les troubles dépressifs et anxieux se sont aggravés chez les jeunes de 17 ans » nous explique Ivana Obranovic. Si l’on peut supposer qu’il existe une corrélation entre les causes multiples du mal-être de la jeunesse (sociales et sociétales, scolaires, éco-anxieuses…) et la consommation d’alcool et de drogues, il reviendrait à l’institution de s’interroger sur la part qu’elle détient elle aussi, dans la fabrication de ce mal-être. En ce qui concerne la politique de la ville, assécher le marché illégal serait une chose. Mais avec quels impacts sur les populations vivant de ces trafics ? Sachant que les enjeux sociaux et culturels caractérisés par la « situation des quartiers populaires » s’avère être l’une des sources de conflictualité politique majeure, là encore, réussir la légalisation du cannabis ne supposerait d’engager une refonte ambitieuse de la vision sociale et interculturelle de la République et de la politique des quartiers.

Enfin, le cannabis a été historiquement associé à des mouvements de jeunesse révolutionnaires, notamment après 68. Même si depuis, les études ont montré que l’âge moyen des usagers est passé de 25 à 32 ans et concerne aussi de plus en plus les seniors pour des raisons thérapeutiques, « légaliser le cannabis » va dans le sens inverse de l’imaginaire sécuritaire, qui prédomine à ce jour dans le débat public. Nous interrogeons Caroline Janvier sur ce sujet. « La perte de contrôle, le laxisme, je pense que c’est le cœur du problème (…) Souvent les pays qui légalisent comme le Portugal, le Mexique, se posent la question, parce qu’ils sont débordés. Là, nous sommes débordés par l’aspect sanitaire. Cela paraît donc une évidence de dépénaliser. Mais quand on a que le prisme de la sécurité, c’est contre-intuitif. Mais ce qui est intéressant est de constater que les discours virilistes, l’approche sécuritaire, avec des mots très durs, ne convainquent pas les Français. Les Français ont le sentiment que les choses ne s’améliorent pas. Ils demandent des actes. La balle est dans le camp des politiques » explique t-elle.

Enfin, le lien entre cannabis et schizophrénie constituerait paralyserait aussi le débat. Pour Ivana Obradovic de l’OFDT : « C’est toujours compliqué la question de la causalité entre cannabis et schizophrénie. Quand on regarde, il y a huit fois plus de consommation de cannabis chez les schizophrènes. Ils consomment plus de drogue, parce qu’ils cherchent à soigner leurs troubles anxieux, notamment, par de l’automédication. (…) Ce qui est solidement établi, c’est qu’il y a un plus grand risque d’aggravation d’une évolution vers la schizophrénie quand on commence à fumer du cannabis jeune. Cet argument revient beaucoup dans le débat public mais il faut le présenter de manière nuancée, compte tenu des controverses scientifiques sur ce sujet ».

Florent Compain, rapporteur du CESE, élargit la question lorsqu’il rappelle que « depuis l’aube de l’humanité, l’homme a toujours cherché à atteindre des niveaux de conscience modifiée ». De fait, quand bien même la cigarette et l’alcool font davantage de morts que le cannabis à ce jour, la question du passage d’un produit « dit stupéfiant » dans la norme sociale, ferait toucher du doigt une frontière mentale difficile à négocier à ce jour. Elle pourrait être liée à la peur qu’inspire pour tout gouvernement conservateur, la notion même de « lâcher-prise » sur cette matière qu’est la conscience. Un lâcher-prise éducatif, s’il s’agissait de travailler de manière bien plus efficiente à l’émancipation des consciences, à la construction d’un sens commun, au développement de l’esprit critique. Un lâcher-prise socioculturel, s’il s’agissait d’assumer jusqu’au bout des « altérités culturelles et sociales », comme composantes à part entière d’une République se voulant laïque et égalitaire.

Le rôle de la transformation publique dans l’analyse des imaginaires politiques inhibiteurs

La légalisation du cannabis est sans doute l’un des nombreux objets politiques frontières de notre époque. En regardant ce sujet sous l’angle de la solution pure, on pourrait se dire que si l’école devenait un jour un « temple du sens et de l’émancipation effective des consciences », les banlieues un point de départ « d’une seconde copie » de la laïcité, et la vie politique une « audace philosophique réelle bornée par de la prudence », alors il serait peut-être possible dans cette société, qu’une population consomme légalement du cannabis, sans qu’un gouvernement n’ait à en perde son mandat, et sans provoquer d’épidémie de schizophrénie. Mais pour y arriver, il serait nécessaire d’avoir questionné les « maux communs » qui paralysent à ce jour le traitement politique lucide et responsable de ces questions.

Nous suggérons que le « mal commun » principal, situé derrière cet objet politique frontière, est relatif à la peur inspirée par une « perte de contrôle » de la part du politique et de l’institution, avec des conséquences non maîtrisables. Si cette peur est parfaitement légitime à certains égards, elle est aussi aveuglante et explique sans doute le statu quo actuel. Car dans les faits, les usages principaux du cannabis sont à ce jour une réponse par le festif à des aspirations de construction de lien social et de plaisir, par le curatif à des questions de souffrances physiques et psychiques, et par l’économique à des difficultés sociales et un rêve « de l’argent facile », très partagé dans la société, des quartiers aux traders, en passant la spéculation immobilière et la loterie. La législation insatisfaisante des usages du cannabis et des drogues en général  évoquerait une difficulté collective à repenser avec profondeur la relation entre sécurité collective et liberté collective dans un Etat de droit. D’ailleurs le conflit sur les retraites, considéré par l’historien Pierre Rosanvallon comme la plus grande crise démocratique française depuis la Guerre l’Algérie, aura probablement été victime, en arrière-plan, de ce même « mal commun ».

En attendant, il est fort probable que les fondements théoriques autorisant la déconstruction de ces objets politiques massifs ou « maux communs », n’existent pas encore. Ainsi, à la lueur de ce sujet, la discipline de la transformation publique ne pourrait-elle pas justement, se donner pour mission, d’identifier, puis de comprendre la nature de ces objets politiques frontières, des structures imaginaires bloquantes qu’ils révèlent, et qui inhibent des innovations publiques et des prises de responsabilités de long terme ? Notamment, ne doit-elle pas être devenir une discipline capable d’évaluer scrupuleusement, autant les bénéfices que les risques du contrôle et du lâcher-prise dans la gestion publique et politique ? Sinon, quel autre domaine ou science, serait à jour en mesure d’engager ce passionnant et travail ?

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