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Les 4 Fantastiques, une alliance indispensable pour piloter les transitions

L’Agora des 4 Fantastiques est un exercice réflexif et narratif pour muscler le jeu coopératif des territoires en transition.
Le 27 juillet 2022

On ne peut pas mener les transitions avec ambition sans une alliance des élus, des agents, des agents de l’État territorial et des acteurs socio-économiques du territoire. Ce sont les 4 Fantastiques de la transition, 4 acteurs pivots indispensables pour créer une dynamique de transition multi-acteurs, constituée autour d’espaces de pilotage partagés.

Les territoires sont sur toutes les lèvres, devenant l’alpha et l’oméga des politiques publiques. Mais que se cache-t-il derrière les « territoires » ? Pour la Fabrique des transitions, les territoires ne sont pas des espaces délimités par une juridiction ou des strates administratives. Ce sont des communautés humaines tissées de relations, structurées par des interactions, des règles et des rôles. Les territoires sont pensés comme des écosystèmes multi-acteurs.

Le parti-pris est d’identifier, dans ces écosystèmes, les acteurs pivots et stratégiques qui sont à même de porter et d’accélérer les dynamiques de transitions. Précisément, de développer des « écosystèmes coopératifs territorialisés » 1 (voir encadré, p. 34). Si beaucoup pensent aux élus, ou aux collectivités au sens large, l’acteur public par exemple n’a pas le monopole de l’intérêt général : il faut aussi savoir mobiliser les acteurs privés, ou encore l’État territorial, souvent grand oublié.

Ces écosystèmes sont donc formés par l’alliance des 4 acteurs pivots indispensables pour conduire les transitions territoriales, à savoir les élus, les agents des collectivités, les agents de l’État déconcentré et les acteurs socio-économiques du territoire2. En quelque sorte, ce sont les 4 Fantastiques des transitions !

On peut tirer le fil de la métaphore. L’élu, par exemple, serait Mister Fantastique, le leader, le chef d’orchestre au sein de la collectivité qui fixe le cap et arbitre. L’agent, lui, est représenté par la Chose : celle ou celui qui va s’appuyer sur son expertise technique pour structurer les projets décidés par l’exécutif. Il incarne la force sur le long terme, car il est le garant de la réalisation des projets. L’État, c’est la Femme invisible : il est partout mais on a du mal à réellement qualifier qui il est. Pourtant, c’est lui qui crée des champs de forces (parfois invisibles) et contrôle l’application des normes. C’est la figure tutélaire ! Enfin, l’acteur socio-économique, c’est la Torche : il incarne la dynamique territoriale et entrepreneuriale (que ce soit au sein d’organisations privées, d’associations ou de collectifs citoyens organisés), sans laquelle le territoire s’éteint ! Il a une expertise d’usage, challenge les acteurs publics et les interpelle.

Évidemment, comme toute métaphore, ces grandes catégories sont schématiques et imparfaites. Par exemple, la catégorie des acteurs socio-économique est vaste et composite. Si on voulait aller jusqu’au bout de la logique, il faudrait mobiliser tout le panthéon des super-héros Marvel ! Ces catégories ne sont pas non plus figées : selon les spécificités de chaque territoire, certains acteurs sont amenés à jouer un plus grand rôle. Si cette classification n’épuise pas le réel, elle permet néanmoins de constituer des délégations d’acteurs stratégiques en distinguant les rôles, les costumes et les fonctions pivots essentiels.

Les enjeux de gouvernance territoriale

Il y a plusieurs influences à l’origine de cette grille de lecture des 4 Fantastiques, au-delà du plaisir coupable de faire référence à l’univers des super-héros : les travaux sur la gouvernance territoriale de Pierre Calame3 ou les modèles économiques territorialisés de Christian du Tertre4, par exemple. Mais aussi, une certaine lecture de la théorie des parties prenantes.

Dans les années 1980, les logiques néolibérales alors dominantes affirmaient que la raison d’être des entreprises privées était de faire du profit. En formulant la théorie des parties prenantes, Edward Freeman répond que le but de l’entreprise est en premier lieu de répondre aux besoins des stakeholders – les « porteurs d’intérêts » – c’est-à-dire toute personne concernée par les décisions prises par l’entreprise. Il y a deux idées forces derrière : la prise en charge collective et adéquate des intérêts particuliers est une condition nécessaire à la réalisation du profit et, au-delà des logiques de concurrence, l’action collective nécessite une conception participative de la stratégie commune à travers des temps de négociations invitant à la coopération.

Les 4 Fantastiques reprennent cette grille de lecture pour l’adapter à l’échelle des territoires, avec un côté ludique assumé pour mieux s’emparer du jeu d’acteurs. Et elle invite à un réel changement de lunettes pour décentrer son regard. Chaque acteur – collectivité locale, État déconcentré, organisations associatives ou privées – est son propre agencement de parties prenantes. Mais les stakeholders des uns sont les stakeholders des autres ! Ou pour pasticher la formule, on est tous le « porteur d’intérêt » de quelqu’un. La difficulté majeure, dès lors que l’on cherche à mobiliser l’ensemble des acteurs dans des démarches de transitions, est d’arriver à prendre en compte ce maillage-là, où chaque entité peut être à la fois sur les deux faces d’une même pièce et intégrer ses parties prenantes à sa logique de gouvernance… tout en faisant partie des dynamiques de gouvernance de ses partenaires !

Dès lors, c’est une nouvelle question qui émerge et à laquelle s’intéresse la Fabrique des transitions : quelle gouvernance pour un écosystème d’entités elles-mêmes tissées en nœuds de parties prenantes ? À quoi ressemblerait la « gouvernance écosystémique » de ces réseaux de gouvernances particulières ?

C’est bel et bien une approche systémique qui rompt avec les approches plus classiques de la gouvernance territoriale, qui sépare habituellement le politique du technique et s’appuie sur un respect rigoureux de la règle de droit et des procédures administratives impersonnelles. Sans abolir ce nécessaire cadre réglementaire, prendre en compte les enjeux de travail et les vécus personnels pour aménager des espaces d’autonomie, de responsabilité et de créativité valorisant les individus est indispensable dans un contexte régi par la complexité et l’incertitude. Une créativité qui jaillit d’autant plus qu’on assume la part narrative, fictionnelle, de ce cadre réglementaire d’origine…

Le rôle des groupes de pairs au sein du parcours

Les 4 Fantastiques permettent de se saisir de ces enjeux grâce à la formation en groupes de pairs. Le travail en groupe de pairs permet, en se fondant sur l’échange et l’analyse de vécu similaire (la même expérience), une prise de conscience de savoirs « spécifiques » issus de l’action, ainsi que la construction d’une expertise collective. Cette expertise « collective » facilite le partage, le croisement (la confrontation parfois) des savoirs et permet d’aboutir à une connaissance plus « fine » de la réalité, de légitimer l’apport de chaque groupe, et d’améliorer l’action de groupes d’acteurs aux statuts et fonctions multiples.

L’un des objectifs du programme Territoires pilotes était de venir travailler justement sur les cadres de coopérations entre ces acteurs du territoire, à la fois entre pairs et entre catégories d’acteurs. Les 4 Fantastiques constituent une véritable colonne vertébrale dans la structuration de cet accompagnement. À chacune des phases du parcours d’accompagnement des dix territoires pilotes, ces 4 acteurs pivots ont été mobilisés. C’était d’ailleurs un des prérequis pour que le territoire participe du parcours : la présence de délégations composées d’élus, d’agents, d’acteur socio-économique et de représentants de l’État territorial.

C’était un des prérequis pour que le territoire participe du parcours : la présence de délégations composées d’élus, d’agents, d’acteur socio-économique et de représentants de l’État territorial.

À chacune des sessions de formation et de temps d’accompagnement thématique ou méthodologique, ces 4 acteurs se retrouvaient donc embarqués ensemble pour acquérir une compréhension et un langage partagé, notamment sur les enjeux de conduite du changement. Pour le diagnostic sur les conditions de portage et de pilotage des projets de transition, une vigilance a été apportée à ce que les points de vue de toutes les catégories soient exprimés et partagés au sein de l’écosystème territorial. Mais c’est surtout à l’occasion des journées en groupe de pairs que les enjeux propres à chacun ont pu être creusés et explicités.

Chaque catégorie a ainsi eu son espace de dialogue dédié lors de trois demi-journées d’échanges interterritoriaux. Les discussions ont suivi une progression logique : en partant du réel des pratiques, des difficultés, des réussites et des enjeux du travail, chaque catégorie a pu caractériser son rôle à l’heure des transitions, et définir les savoir-faire et les postures nécessaires pour tenir ce rôle. Les participants ont ensuite pu caractériser les relations qu’ils entretiennent avec les autres catégories d’acteurs, afin d’identifier les leviers et les freins à la coopération au sein des écosystèmes territoriaux. Enfin, ils ont formulé des demandes et des attentes à adresser aux acteurs de l’écosystème, ainsi que des engagements qu’eux-mêmes pourraient prendre pour améliorer le fonctionnement des collectifs territoriaux.

Puis, une journée d’Agora a réuni tous les participants en plénière à Paris. Chaque catégorie a pu restituer le contenu de ses échanges à l’ensemble des participants. Les révélations, revendications et engagements y ont été mis en convergence et en débat afin de dégager des pistes et des résolutions concrètes à prendre pour fonctionner, collectivement, de manière plus coopérative. L’aménagement d’espaces collectifs aux différentes échelles des projets et des organisations revient ainsi comme une constante nécessaire pour observer, discuter, négocier et définir les conditions de la coopération, à partir des expériences de travail réelles. Autrement dit, ces groupes de pairs expérimentés dans le parcours portent en germes de multiples reprises à l’échelle des territoires !

Les révélations des groupes de pairs

Une telle conclusion est le fruit de nombreux échanges, notamment sur un enjeu comme celui du partage du pouvoir. Comment passe-t-on d’un pouvoir centralisé à un pouvoir d’agir partagé ? Les 4 Fantastiques sont puissants quand ils agissent ensemble, quand ils font équipe. Qui joue quoi à quel moment ? Quel agencement de ces acteurs pour porter ces projets de transition ?

Pour faire équipe, il faut d’abord se connaître, écouter, comprendre quels sont les pratiques, le vécu, les postures de chacun, pour mieux lever ces freins à la coopération : la coopération entre ces acteurs ne se décrète pas, elle s’apprend, s’éprouve, à partir de cette compréhension réciproque. C’est pour cela que le travail de caractérisation des rôles est primordial, puisque de là découle une position dans l’écosystème, des attentes, des enjeux, des tensions. En voici quelques éléments par catégorie.

Les élus, porteurs de la vision du projet de transition, doivent convaincre, accorder les points de vue, relier les sujets, travailler en multi-échelle, gérer les rapports de force et les clivages partisans. À l’heure des transitions, ils doivent adapter leur posture militante, fédérer au-delà de leur premier cercle et éviter de tomber dans le piège du rôle de leader descendant auquel certains les renvoient.

Les agents, eux, sont pris entre plusieurs tensions : devoir composer entre le temps politique et le temps du faire et faire avec, sans parfois trop savoir quelle vision de la transition est réellement portée par l’exécutif ; naviguer entre l’organisation en silos (parfois nécessaire pour tenir une logique d’efficacité bureaucratique) et l’exigence d’une réelle coopération (souvent peu au rendez-vous alors qu’attendue pour décloisonner, intégrer des enjeux et parties prenantes en contradiction) ; enfin, s’adapter à toutes les thématiques, les contextes et jouer le rôle de facilitation, d’intermédiation avec les acteurs du territoires.

Le rôle des agents de l’État territorial est double : veiller à la mise en application du régalien qui consiste à instruire, contrôler, financer et valider administrativement les dossiers et les projets ; et accompagner les porteurs dans l’élaboration des projets pour faciliter leur mise en œuvre, dans un contexte de réduction des moyens, d’éloignement des réalités des territoires et de changements fréquents de cap liées aux politiques publiques gouvernementales.

Comment passe-t-on d’un pouvoir centralisé à un pouvoir d’agir partagé ? Les 4 Fantastiques sont puissants quand ils agissent ensemble, quand ils font équipe.

Enfin, les acteurs socio-économiques détiennent les clés de solutions opérationnelles, avec une vision précise et concrète des besoins du territoire et de ses habitants. Mais ils doivent encore trouver les leviers pour impliquer les habitants les moins convaincus à inventer des modèles économiques fondés sur la coopération, sortir eux-mêmes des logiques concurrentielles dans lesquelles ils naviguent et développer ce qu’ils appellent une « diplomatie de la transition » (animer des collectifs intégrant leurs bénéficiaires, trouver des leviers d’actions, nouer des conventions de partenariat et mettre en agenda leurs problématiques au niveau des collectivités, se faire entendre par les élus, les agents sans être instrumentalisé, etc.). La mise en concurrence – pour répondre aux appels à projets notamment – est souvent vécue comme un frein, tout comme le processus de décision de la collectivité à leur encontre, encore complexe à saisir : ils rappellent la tendance des collectivités à laisser faire les dynamiques de transition sans réellement s’en emparer. Comme si la « main invisible » de la transition allait, seule, organiser le jeu… Ou bien de s’en emparer sans accepter la règle d’un pouvoir d’agir réellement partagé.

Vers un cockpit partagé pour piloter les transitions !

Ces espaces de partage entre pairs de leurs postures, enjeux et attentes envers chacun des autres « Fantastiques », sont l’occasion d’expérimenter des espaces de pilotage partagé : la transition demande en effet une pensée stratégique, elle s’organise, se conduit. De façon commune bien qu’asynchrone, dans des territoires distincts et pourtant reliés.

Ces espaces de gouvernance interterritoriale préfigurent des « cockpits partagés pour porter et piloter les transitions ». Non pas au sens d’un cockpit d’avion, piloté par un seul, mais d’un cockpit de bateau, piloté collectivement au sein d’une armada de vaisseaux, voguant, en alliance vers un autre modèle de développement.

Pour aller plus loin

À consulter sur le site de la Fabrique des transitions :

  • un livret nommé L’Agora des 4 Fantastiques, rédigé par Anne-Sophie Ketterer, alliée de la Fabrique des transitions, qui revient sur les échanges entre pairs et sur la journée de restitution collective, l’Agora ;
  • une publication de la Fabrique des transitions sur les enseignements des animations de groupes de pairs dans différents dispositifs sera également disponible en septembre 2022.

 

  1. Développement durable des territoires : la voie de l’économie, de la fonctionnalité et de la coopération, janv. 2019, ADEME.
  2. Les acteurs socio-économiques recouvrent une grande variété d’acteurs, des collectifs citoyens, des associations, des PME/TPE, en passant par des grandes entreprises ou des structures de l’ESS.
  3. Calame P., « La gouvernance territoriale, clé de la transition vers des sociétés durables », L’Économie politique 2015, n4, p. 59-70.
  4. Gaglio G., Lauriol J. et du Tertre Ch. (dir.), L’économie de la fonctionnalité : une voie nouvelle vers un développement durable ?, 2011, Octarès Éditions.
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