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Les e-toiles ou comment faire système pour développer les territoires autrement

Atelier coconstruction design
En tant qu'outils de prospective et d'analyse, les e-toiles sont avant tout des supports efficaces pour réunir les acteurs autour de problématiques communes ou connexes. Elles créent du collectif et c'est là l'essentiel.
©Agur
Le 9 avril 2021

Les e-toiles regroupent une série de représentations écosystémiques mobilisées pour l’aide à la décision dans le domaine du développement local. On les appelle ainsi car elles constituent la version numérique des toiles, ces schémas ressemblant à des cartographies de chaînes de valeur appliquées aux territoires et fonctionnant en systèmes ouverts. Depuis plusieurs années, l’Agence d’urbanisme et de développement de la région (AGUR) Flandre-Dunkerque s’est rapprochée de la start-up Les Possibilizzeurs pour développer en open innovation un logiciel ad hoc : le ToileMaker. Ainsi les toiles sont-elles passées du statut de schémas statiques à celui d’outils dynamiques et interactifs : les « e-toiles ».

La première toile fut imaginée et lancée en 2001 à Dunkerque, par l’AGUR, afin de doter l’agence d’un outil permettant d’anticiper les réactions en chaîne provoquées par un choc économique (fermeture d’entreprise, rupture d’un marché, scénario type Brexit, etc.). Longtemps resté secret et à usage strictement interne, l’outil appelé « Toile industrielle » a été rendu public en 2009 afin d’aider les prises de décisions dans le contexte de la crise systémique des subprimes.

Pour la première fois, un territoire se dotait d’une vision complète de son écosystème industriel. L’économie n’était plus abordée de façon traditionnelle par l’usage de l’analyse des données et de l’économétrie. Le système industriel était considéré comme un organisme vivant, composé d’éléments en interaction, interdépendants et totalement ouverts sur le reste du monde. Si un élément bougeait, on pouvait suivre la chaîne des événements en parcourant l’écosystème industriel, les terminaux du port de Dunkerque, les grands marchés et, à terme, les autres systèmes vivants (problématiques d’emploi, environnement, risques, etc.). Les grands principes de la systémique, défendus par des auteurs comme Joël de Rosnay ou Herbert Simon, étaient non seulement respectés mais également mis à l’épreuve des réalités économiques.

Un outil de prospective par l’action

L’objectif initial était la prospective. Très rapidement, les acteurs économiques du territoire ont vu à travers la Toile industrielle un outil – non seulement d’anticipation – mais également d’action. Il devait aider à comprendre les phénomènes, permettre des simulations, tester des scénarios d’investissements, développer l’écologie industrielle, etc. En réalité, la première Toile industrielle1 a d’abord été utilisée comme outil de négociation.

Pour la première fois, un territoire se dotait d'une vision complète de son écosystème industriel.

Au moment de la fermeture de Total, la raffinerie des Flandres, en 2010-2011, la Toile industrielle a joué un rôle clé dans les négociations autour d’une future convention d’ancrage. Quand les employés de Total ont appris la décision de fermeture, l’intersyndicale est venue à l’AGUR demander la Toile industrielle. Celle-ci démontrait clairement qu’un arrêt du raffinage aurait des incidences non seulement sur l’entreprise et ses sous-traitants mais aussi sur les clients, les fournisseurs, le port (cela représentait 17 % du chiffre d’affaires du port) et par-dessus tout, les citoyens. C’est cette vision qui a permis à l’intersyndicale de Total de mener de front la négociation auprès du groupe au niveau parisien. Par la suite, le site a fait l’objet d’une reconversion selon un plan divisé en quatre départements (dépôt pétrolier, école de formation Oleum, département d’expertise technique ATCO et zone pour de nouvelles implantations industrielles).

La toile a également été mobilisée dans d’autres champs d’action. Avec le grand port maritime de Dunkerque, l’AGUR travaille en étroit partenariat sur différents enjeux de développement (consolidation des marchés, anticipations, écologie industrielle, marketing territorial, etc.). L’outil permet notamment de détecter les « trous dans la raquette », c’est-à-dire les manques et les besoins de l’écosystème portuaire. Elle aide à développer l’économie circulaire, notamment en motivant les entreprises à travailler en symbiose.

La symbiose, moteur de développement

Cette approche de l’économie par la symbiose est très porteuse sur le territoire. Historiquement – et bien avant que la notion d’économie symbiotique2 n’apparaisse – le Dunkerquois fut pionnier dans plusieurs expériences d’écologie industrielle. On pourra citer notamment son réseau de chaleur alimenté par les eaux chaudes d’ArcelorMittal, la création de DK6 qui produit de l’électricité à partir des gaz de hauts fourneaux ou encore la création d’Ecopal, une des premières associations de mise en œuvre de projets d’écologie industrielle. Dans ce cadre, les toiles sont très sollicitées. Par exemple, elles sont utilisées pour reconstituer des filières notamment dans le domaine de la déconstruction et de la réutilisation de co-produits pour le béton. Elles sont également utilisées pour la recherche de solutions de valorisation de la chaleur fatale, de l’économie circulaire de l’eau ou encore pour la réutilisation du CO2. Plus encore, les analyses « intertoiles » permettent-elles d’avancer vers une symbiose des écosystèmes en les intégrant progressivement aux processus naturels (liens industrie-cycle de l’eau-énergie décarbonée, etc.).

Cette implication dans l’économie symbiotique a conduit l’AGUR à travailler en partenariat avec Ecopal et à collaborer avec Sofies, groupe international implanté dans cinq pays et spécialisé dans le conseil et la gestion de projets favorisant un développement économique durable.

Toutes ces approches ont été au cœur de la candidature de la région Flandre-Dunkerque à Territoire d’innovation. En tant que lauréats, la communauté urbaine de Dunkerque et la communauté de communes des Hauts-de-Flandre reposent largement leur projet sur cette approche écosystémique en défendant la thèse selon laquelle l’industrie du futur serait une industrie en symbiose. Là encore, les toiles ont joué un rôle décisif dans la cohésion des acteurs économiques et politiques, la compréhension globale des enjeux de transition et même dans l’écriture du dossier de candidature. Le ToileMaker fait d’ailleurs partie des projets d’investissement labellisés.

Autre levier de développement économique de premier rang, le marketing territorial est un domaine qui n’a pas échappé au périmètre d’action des toiles. Ces dernières constituent désormais un média de premier rang pour présenter le territoire et mettre en avant ses principaux atouts pour attirer les investisseurs. En effet, ces derniers y trouvent, sur un même plan, les fournisseurs potentiels, les clients, les grands marchés, les utilités et l’ensemble portuaire avec lesquels ils pourraient travailler. Mobilisée à de nombreuses reprises par des organismes comme Dunkerque promotion ou le grand port maritime de Dunkerque, les toiles ont pu jouer un rôle décisif, notamment vis-à-vis d’investisseurs étrangers qui n’avaient jamais vu d’outils équivalents sur d’autres sites. Une des conséquences a été le renforcement du rayonnement international du projet. À l’heure actuelle, ce sont surtout les grands ports (maritimes ou intérieurs) qui s’y intéressent, notamment au Canada, au Liban, aux Pays-Bas, en Tunisie ou encore en Belgique. Présenter les toiles est devenu un incontournable lors de l’accueil de délégations.

La prospective, pour réunir et décider

Plus ce projet avance, plus il démontre que la prospective peut constituer un formidable levier d’action. Ce constat a été particulièrement prégnant lors de la sortie de la Toile énergétique. Celle-ci était fortement attendue par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) et par les énergéticiens qui avaient pris connaissance de l’existence de la Toile industrielle. Pour l’ensemble de ces acteurs, il était essentiel de construire une vision commune et lisible de l’écosystème énergétique qui irriguait le territoire. Chaque énergéticien allait être bénéficiaire au premier rang de ce projet, car tous allaient obtenir les éléments nécessaires pour hiérarchiser les investissements, identifier les opportunités et préparer collectivement le territoire à la transition énergétique. Cette stratégie gagnant-gagnant allait se traduire par des ateliers de travail réunissant des sociétés parfois concurrentes autour d’un même enjeu : analyser ensemble les trajectoires de développement énergétique du territoire. Constatant l’efficacité de l’outil, la Commission nationale des débats publics l’a mobilisée dans le processus d’élaboration de la programmation pluriannuelle de l’énergie à Gravelines en 2017. Aujourd’hui, la toile intervient dans le Plan climat-air-énergie territorial (PCAET), le projet éolien offshore, le déploiement de l’hydrogène et la plupart des projets d’écologie industrielle à forte dimension énergétique (chaleur, solutions mixtes, etc.).

Depuis la sortie de la première Toile industrielle, on peut constater que les apports des e-toiles en termes de développement du territoire sont nombreux et diversifiés.

Bien entendu, en tant qu’outil de prospective systémique, les toiles sont aujourd’hui quasiment indispensables pour étudier les impacts du covid-19. La Toile industrielle permet de visualiser les chocs systémiques liés à des ruptures d’approvisionnements, des baisses d’activité, la fermeture de marchés internationaux, etc. Les Toiles de l’eau (eau industrielle, eau potable et hydrosystème) permettent d’anticiper les conséquences des évolutions de production sur la ressource mais également de simuler les impacts d’une pandémie qui pourrait être véhiculée via les réseaux d’eau. Quant à la Toile agricole et agroalimentaire, elle montre non seulement les conséquences du covid-19 sur les filières mais également les réseaux alimentaires alternatifs de proximité. Pour certaines filières bien spécifiques, à l’instar du lin, l’agence a pu prendre pour appui les toiles et organiser les premières réunions visant à structurer de nouvelles chaînes de valeur sur le territoire régional.

Depuis la sortie de la première Toile industrielle, on peut constater que les apports des e-toiles en termes de développement du territoire sont nombreux et diversifiés. Pour autant, ce projet n’est pas exempt d’obstacles et de limites.

Les obstacles à l’appropriation

La première limite ce type de projet est celle de l’appropriation. Comme la plupart des approches scientifiques, l’analyse systémique peut paraître très technique. Aussi, les toiles sont-elles rarement utilisées directement par les élus et techniciens du territoire. Le reflexe a donc été pris de faire appel systématiquement à la médiation de l’AGUR. Cela contribue à positionner l’agence en tant que tiers de confiance avec pour mission centrale de réunir les acteurs autour d’outils de prospective et d’analyse facilitant la construction d’une vision commune. L’AGUR se positionne ainsi en révélateur d’opportunités, au sein d’un partenariat qui réunit actuellement plus de soixante-dix structures. Reste la question des territoires qui ne sont pas dotés d’une agence d’urbanisme ou d’un organisme d’ingénierie permanent et indépendant.

La question de l’appropriation se pose également vis-à-vis du grand public. Certains territoires se sont engagés dans l’aventure des toiles sans miser suffisamment sur son volet design. Or, le design fait partie des composantes les plus importantes du projet. En effet, les toiles ont avant tout pour objet de clarifier des problématiques complexes. Si elles ne bénéficient pas d’un travail approfondi de mise en forme, elles ressemblent davantage à des « plats de spaghettis » qu’à des outils pleinement opérationnels. Mais, pour répondre aux besoins d’un public large, le design ne suffit pas. Il faut inventer des outils de médiation idoines. C’est la raison pour laquelle l’AGUR s’est associée au learning center-Ville durable et aux Possibilizzeurs pour concevoir des supports ludiques et former des médiateurs. Des vidéos et tutos viennent compléter ce kit d’éducation populaire.

Le secteur privé et, en particulier les industriels, reste une catégorie d’utilisateurs potentiels à conquérir plus largement et à convaincre. Certes, depuis la sortie de la première Toile industrielle, les rapports avec ce milieu ont profondément évolué. L’agence est très régulièrement invitée à des visites de sites et plusieurs industriels s’impliquent activement dans le projet. Malgré cela, ils sont encore peu nombreux à tirer pleinement profit des apports de ces outils. Certains les utilisent pour leurs certifications. D’autres participent à des groupes de travail, notamment dans le cadre de Territoire d’innovation, mais force est de constater qu’ils sont encore peu nombreux. C’est la raison pour laquelle un tel projet nécessite la mise en place d’une animation territoriale qui pourrait permettre un renforcement conséquent des synergies entre les acteurs. La création récente du groupement d’intérêt public (GIP) Euraénergie à Dunkerque devrait donner une impulsion décisive à cette perspective et constituer à terme un important démonstrateur de la symbiose industrielle.

Le design fait partie des composantes les plus importantes dans l'aventure des toiles.

Accepter la complexité

Les approches systémiques peuvent par ailleurs être confrontées à des prises de position très orthodoxes vis-à-vis de ce que devrait être la prospective. Certains acteurs et experts ont, par exemple, du mal à accepter qu’une méthode scientifique ne soit pas exhaustive et totalement quantifiée. Ce conservatisme épistémologique s’observe très régulièrement dans de nombreuses institutions spécialisées dans la statistique et l’analyse de données. Or, cette acceptation de la complexité et de l’imperfection des connaissances fait partie du fondement même des approches systémiques. Comme l’écrit Edgar Morin dans son ouvrage Introduction à la pensée complexe3 : « On peut dire de la théorie des systèmes qu’elle offre un visage incertain pour l’observateur extérieur… » Le fonctionnement des toiles se réfère également à « l’effet papillon » formulé par Edward Lorenz en ces termes4 : « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » Ainsi, les toiles ont pu démontrer récemment qu’un ralentissement de la production automobile en Allemagne avait provoqué une modification du niveau des canaux dans le Dunkerquois…

En tant qu’outils numériques, les e-toiles peuvent laisser croire qu’elles sont aptes à remplacer la réflexion humaine. Il n’en est rien. Et ceci pour une bonne raison : l’économie et le vivant ne fonctionnent pas comme de simples machines. Dans ces écosystèmes, chaque acteur a sa propre stratégie, détient des moyens d’actions multiples et possède, fort heureusement, une capacité de résilience. Nous sommes bien face à des systèmes complexes, une approche qui se réfère à la notion de « métabolisme territorial ». Il est donc inutile d’imaginer des algorithmes susceptibles de laisser croire que l’on peut tout anticiper et tout quantifier. La dialogique5 a toute sa place dans cette approche et impose une lecture collective et contradictoire des phénomènes. Malheureusement, chez certains acteurs du développement local, le mythe de la boule de cristal est encore très présent.

Les e-toiles au service d’un collectif

En tant qu’outils de prospective et d’analyse, les e-toiles sont avant tout des supports efficaces pour réunir les acteurs autour de problématiques communes ou connexes. Elles créent du collectif et c’est là l’essentiel. Le projet a aujourd’hui démontré sa capacité à identifier des opportunités en permettant à chacun de réfléchir au-delà de son propre périmètre d’action et de miser sur les synergies, le partenariat, voire la symbiose. Dans le Dunkerquois, ces outils se déclinent dans de nombreux domaines : industrie, énergie, eau, agriculture, déchets, matières, savoir-faire et innovation, action sociale, etc. Malgré les limites et obstacles exposés ici, de plus en plus de territoires se lancent dans l’aventure. Actuellement, ils sont plus d’une vingtaine en France, ce qui a motivé l’AGUR à rédiger un livre blanc pour les accompagner. Celui-ci précisera notamment les conditions de réussite et de pérennité d’un tel projet.

  1. Toile industrielle, Toile énergétique et Toile agricole et agroalimentaire sont des concepts déposés par l’AGUR auprès de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) projets cofinancés par l’Union européenne et l’Ademe.
  2. Concept créé en 2017 par Isabelle Delannoy.
  3. Morin E., Introduction à la pensée complexe, 2004, Seuil.
  4. Lorenz E., « Prévisibilité : un battement d’ailes de papillon au Brésil déclenche-t-il une tornade au Texas ? », Société météorologique de France sept. 1996, (trad. De Moor G.).
  5. Créé par Edgar Morin, le principe dialogique « unit deux principes antagonistes qui sont indissociables et indispensables pour comprendre une même réalité ».
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