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DossierLes femmes plus pauvres que les hommes, tout au long de leur vie
Techniquement, en France, les femmes et les hommes ont les mêmes chances en matière économique. Mais dans les faits, au cours de leurs vies, les femmes ne font que s’appauvrir, jusqu’à atteindre des pensions de retraite 38 % plus faibles que celles de leurs homologues masculins. Zoom sur les mécanismes de cette inégalité et le rôle de l’État dans sa perpétuation.
Étudier, travailler, détenir un compte en banque, etc. Dans les faits, en 2025, les femmes ont les mêmes droits économiques que les hommes. Pourtant, elles restent globalement plus pauvres : en 2020, la note « Égalité hommes-femmes : une question d’équité, un impératif économique » du Conseil d’analyse économique (CAE)1 chiffrait à environ 30 % l’écart de revenus entre les deux genres, et à tous les niveaux de qualification et de salaire. Côté patrimoine, même constat : d’après l’Institut national d’études démographiques (Ined)2, non seulement elles en ont moins, mais l’écart s’accentue puisqu’il est passé de 9 % en 1998 à 16 % en 2015. « Il y a même des études qui montrent que les petites filles ont moins d’argent de poche que les petits garçons », commence Floriane Volt, directrice des affaires publiques et juridiques et porte-parole de l’Observatoire économique de l’émancipation des femmes (OEEF) de la Fondation des femmes, qui a publié, entre autres, la note « La dépendance économique des femmes, une affaire d’État ? » 3. Et « cette précarité augmente au cours de la vie : vers 25 ans, les inégalités de revenus sont autour de 12 %, mais elles arrivent à 40 % au moment de la retraite », continue-t-elle.
Des métiers moins rémunérateurs
Comment se fabrique cette inégalité ? « Différents facteurs, en majorité liés au sexisme, s’accumulent tout au long de la vie », explique Floriane Volt. Et ça commence très jeune : elle pointe d’abord le rôle des stéréotypes qui poussent les petites filles vers le soin ou la santé. De son côté, le CAE note un décrochage des filles en mathématiques dès le CP, et le lie aux « politiques éducatives et aux messages sociaux sur la confiance en soi et les performances académiques des filles ». Par la suite, cet éloignement des filles des domaines scientifiques ne fait que se confirmer : elles sont moins nombreuses en filière scientifique au lycée, minoritaires en classes préparatoires aux grandes écoles et dans les écoles d’ingénieurs. Résultat, dès le début de leur vie professionnelle, elles sont sur-représentées dans les métiers les moins rémunérateurs (psychologie, sciences de gestion, arts, histoire, lettres et langues, etc.) et sous-représentées dans les domaines les plus rémunérateurs : informatique, génie civil, mathématiques, etc.
Comment se fabrique cette inégalité ? « Différents facteurs, en majorité liés au sexisme, s'accumulent tout au long de la vie », explique Floriane Volt.
Un enfant : - 25 % de revenus
Pour les femmes en couple hétérosexuel, la seconde étape de l’appauvrissement arrive en même temps que le premier enfant. Ce qu’elles ne savent pas lorsqu’elles contemplent émues le visage de leur progéniture, c’est que celui-ci vient de creuser un peu plus le fossé économique qui les sépare de leurs homologues masculins : d’après l’Insee4, dans les cinq ans qui suivent une naissance, les femmes ont 25 % de revenus en moins par rapport à ce qu’ils auraient été sans enfant, tandis que le revenu des hommes reste presque inchangé. Le CAE y voit trois raisons principales : elles sont moins en emploi rémunéré que les hommes, travaillent moins – elles sont par exemple 27,4 % à être à temps partiel, contre 8,4 % des hommes, tout en ayant un salaire horaire moins élevé. Pour Emmanuelle Auriol, professeure en économie à la Toulouse School of Economics et co-rédactrice de la note du CAE, cette moindre participation au marché de l’emploi est liée aux stéréotypes : « Nous sommes dans une culture patriarcale qui considère que c’est aux mères de s’occuper des enfants. Ce sont donc elles qui prennent un temps partiel, ou qui vont vers un emploi avec moins de réunions et de déplacements. Elles se retrouvent ainsi sur des profils de carrière moins bons. On appelle ça la child penalty, et, statistiquement, elle concerne les mères. » Et à celles et ceux qui penseraient que ces choix répondent à une simple logique économique – celui qui gagne le moins est celui qui réduit son temps de travail pour s’occuper de l’enfant –, le CAE répond en citant une étude danoise : « Les femmes dont les revenus du travail sont plus élevés que ceux de leur conjoint […] subissent un préjudice équivalent à celui des femmes dont des revenus du travail étaient inférieurs à ceux de leur conjoint avant la naissance des enfants. »
Une séparation : - 20 % de revenus
Pour compenser cet écart de salaire dans le couple, « les femmes ont tendance à s’engager dans du travail gratuit : elles s’occupent des enfants, deviennent aidantes pour un parent », décrit Floriane Volt. Avec des conséquences sur leur carrière : « Elles sont plus nombreuses à adapter leur temps de travail ou à refuser des opportunités », continue la porte-parole. Une autre manière de compenser est ce que l’autrice Titiou Lecoq nomme la « théorie du pot de yaourt » : « Gwendoline est avec Richard, elle gagne moins que Richard. Elle est notamment à temps partiel le mercredi pour s’occuper des enfants. Ils achètent une nouvelle voiture. Gwendoline n’aurait jamais eu les moyens de se payer seule une voiture comme ça, mais Richard rembourse le crédit de la voiture en lui disant, c’est normal, tu gagnes moins, donc je le prends en charge. Et elle se dit que, pour compenser, elle va payer un peu plus les courses », commence l’autrice dans l’émission C L’Hebdo 20225. Ce système fonctionne très bien jusqu’à la séparation : dans un contexte où de plus en plus de couples vivent en union libre, sont pacsés ou mariés sous le régime de la séparation de biens, il est probable qu’au moment de la séparation, Richard récupère son patrimoine, donc sa voiture. Et que « Gwendoline [reparte] avec ses pots de yaourt vides », poursuit l’autrice. D’autres mécanismes viennent renforcer cet appauvrissement des femmes à la séparation, notamment des mères : d’après la note « Le coût du divorce » de l’OEEF6, tandis qu’elles sont 75 % à devenir la résidence principale des enfants, la contribution financière à l’entretien et l’éducation de l’enfant (CEEE, ou « pension alimentaire ») est souvent trop faible et c’est à elles de compenser. Résultat : le niveau de vie des hommes baisse de 3 % lors d’une séparation et celui des femmes de 20 %.
Face à cette inégalité qui se fabrique autant dans l'espace privé que politique, que peut l'État ?
Les violences des hommes appauvrissent les femmes
Autre source d’appauvrissement, qui concerne chaque année 580 000 femmes : les violences sexistes et sexuelles, commises à 99 % par des hommes. En plus d’abîmer leur santé mentale et physique, celles-ci les atteignent aussi au porte-monnaie : dans son rapport Cinq ans après #MeToo : le coût de la justice pour les victimes de violences sexuelles, l’OEEF7 estime à 10 657 euros le coût d’une procédure judiciaire (avocat, expertises médicales, suivi psychologique, etc.) pour agression sexuelle. Et les violences ont aussi un coût collectif : dans son livre Le coût de la virilité, Lucile Peytavin, historienne spécialiste des droits des femmes, chiffre à 95,2 milliards d’euros par an les dépenses de la société pour des frais de justice, de police, des frais médicaux ou éducatifs liés aux accidents de la route mortels, condamnations en justice, meurtres, etc., dont les auteurs sont dans l’immense majorité des cas (plus de 80 %) des hommes.
La retraite : des pensions 38 % plus faibles
Dernière étape de cet appauvrissement, la séniorité : dans sa note « Le coût de la séniorité des femmes », l’OEEF8 estime à 157 245 euros le manque à gagner des femmes entre 45 et 65 ans, à cause d’un plafond de verre renforcé par l’âgisme, un rôle d’aidante (notamment garde d’enfants) qui a tendance à freiner leurs carrières, une santé dégradée, etc. Les femmes arrivent ainsi à la retraite avec une pension 38 % plus basse que celle des hommes, et 70 % des retraités pauvres sont des femmes.
Un système social et fiscal favorable aux hommes
Dans ce contexte, l’État peine à corriger ces inégalités, voire les aggrave. Outre des politiques publiques autour de la garde d’enfant ou du congé paternité insuffisantes à réduire la child penalty, le système social et fiscal contribue involontairement à creuser les écarts. En effet, des mécanismes comme la conjugalisation des aides sociales et des impôts appauvrissent les femmes d’un côté et enrichissent les hommes de l’autre : « Notre système social et fiscal vient de l’après 1945 et suppose une solidarité entre les couples. Or, dans la pratique, ce n’est plus le cas. Par conséquent, si nous prenons l’exemple d’une étudiante qui emménage avec un jeune actif, elle va perdre son allocation pour le logement tout en partageant le loyer à parts égales. De son côté, lui, en habitant avec une personne qui a moins de revenus payera moins d’impôts », expose Floriane Volt. Lors d’un divorce avec enfants, ce sont aussi les femmes, qui ont en majorité la garde, qui se retrouvent à compenser une CEEE calculée sur les revenus du père et souvent insuffisante, et qui se retrouvent aussi imposées sur cette même pension, tandis que les pères, eux, la déduisent de leurs revenus. En somme, un système qui ne prend pas en compte les inégalités économiques entre les hommes et les femmes ne fait que les accentuer. « Ce que l’on pense être neutre est en fait favorable au masculin, tout simplement parce qu’on ne regarde pas les choses du point de vue des femmes. C’est un impensé », déplore Floriane Volt.
Une injustice individuelle… et des dommages collectifs !
Au-delà de l’injustice que représente cette inégalité, cette précarité des femmes les rend dépendantes et peut avoir des effets dramatiques, par exemple en cas de violences de leur conjoint. C’est aussi l’économie du pays qui en pâtit : impôts des hommes non perçus par l’État, baisse du PIB du fait de la moindre participation des femmes au marché du travail, etc. Alors, face à cette inégalité qui se fabrique autant dans l’espace privé que politique, que peut l’État ? Dans sa note, le CAE propose des mesures concrètes pour augmenter la représentation des filles dans les filières scientifiques, limiter la child penalty, augmenter les salaires des femmes, etc., et propose surtout de porter un vrai plan d’action interministériel sur le sujet couvrant l’éducation, la carrière, la parentalité. De son côté, l’OEEF milite, entre autres, pour une modernisation des règles administratives et fiscales, et cible aussi la production de données genrées et d’études, par exemple dans le cadre de budgets sensibles au genre. Car « tant que l’on ne mesure pas les choses, on peut se dire qu’il n’y a pas de problème. C’est avec les données que les problèmes deviennent visibles et qu’on peut agir », conclut Floriane Volt.
- CAE, « Égalité hommes-femmes : une question d’équité, un impératif économique », Les notes du conseil d’analyse économique nov. 2024, no 83.
- « L’individualisation des patrimoines accentue les inégalités entre les femmes et les hommes », ined.fr juin 2020.
- OEEF, « La dépendance économique des femmes, une affaire d’État ? Comment le patriarcat économique de l’État dépossède les femmes de leur indépendance économique », Note févr. 2023, no 2.
- Pora P. et Wilner L., « Les trajectoires professionnelles des femmes les moins bien rémunérées sont les plus affectées par l’arrivée d’un enfant », Insee analyses 10 oct. 2019, no 48.
- C l’hébdo, « Le couple fait perdre de l’argent aux femmes ! », 15 oct. 2022.
- OEEF, « Le coût du divorce. Ou comment le couple appauvrit les femmes », Note mars 2024, no 4.
- OEEF, Cinq ans après #MeToo : le coût de la justice pour les victimes de violences sexuelles, rapp. #1, nov. 2022.
- OEEF, « Le coût de la séniorité des femmes. Sortir de l’invisibilisation pour prévenir la précarité de demain », Note juin 2025, no 6.