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Retour d’expérience : paniers bio pour femmes enceintes

Le 1 novembre 2025

Au cœur du territoire jurassien, une initiative singulière mêlant agriculture biologique, santé publique et justice sociale a vu le jour : distribuer des paniers de produits bio à des femmes enceintes.

Plus qu’un simple projet alimentaire, c’est toute une expérience de co-construction territoriale et de coopération entre mondes parfois cloisonnés qui s’est mise en œuvre. Cette action, à la croisée du Plan Alimentaire Territorial (PAT) et du Contrat Local de Santé (CLS), révèle ce que peut être une politique publique innovante dans les territoires ruraux.

Un projet né d’un collectif local

L’émergence du projet n’a rien d’une décision verticale ou descendante. La SCIC Ensemble Bi’Eau fait appel à Clus’Ter Jura pour répondre, dans un premier temps, à un besoin de valorisation des productions agricoles bio locales autour d’une action phare. Rapidement, Clus’Ter Juraréunit des acteurs hétérogènes, du monde agricole, social et associatif, et un collectif se forme. « Il y avait un intérêt à s’élargir », confiera plus tard Clémence Vauthier, directrice d’Ensemble Bi’Eau.

Concrètement, le projet s’incarne par la distribution aux femmes enceintes du territoire de paniers alimentaires de qualité, bio et locaux. Il s’inscrit dans le Plan Alimentaire Territorial, au service d’une agriculture de proximité qui protège la qualité de l’eau. Ces paniers sont articulés à des ateliers de sensibilisation pour favoriser des changements de comportements alimentaires et mettre en avant les liens entre santé et alimentation.

L’un des enjeux clés du projet réside dans l’articulation entre les mondes professionnels. Santé et agriculture ne partagent ni les mêmes temporalités, ni les mêmes référentiels. Muriel Selino-Lesaint le reconnaît : « Les professionnels de santé n’avaient pas été associés dès le début de la conception du projet. On a dû les raccrocher après coup. » Certaines sage-femmes se sont saisies naturellement de l’outil pour accompagner leurs patientes, d’autres structures médicales, comme certaines maisons de santé, ont dû être sensibilisées pour rentrer dans la démarche. Á la différence de l’expérience de l’ordonnance verte menée à Strasbourg, portée par l’Eurométropole, où le domaine médical était à l’initiative, dans le Pays Lédonien, c’est la SCIC Ensemble Bi’Eau qui a initié le projet.

Des temps collectifs ont permis d’identifier les enjeux, les solutions opérationnelles et avant tout de poser une œuvre commune forte : accompagner le territoire pour préserver la santé de l’enfant à naître grâce à une alimentation bio et locale. La logistique du projet dans le Jura, assurée par la SCIC Ensemble Bi’Eau et le Pays Lédonien, a demandé de relever un certain nombre de défis concernant la distribution, coordination des ateliers cuisine, identification des bénéficiaires…

La gouvernance s’est construite dans le mouvement. Le quotidien a été géré grâce à la volonté de chaque acteurs (élus, technicien·ne·s, professionnels de santé, agriculteur·rice·s…), motivés à ce que le projet voit le jour et se pérennise sur le territoire.

Si l’engagement de l’ensemble des acteurs a nourri les échanges, il invite désormais à consolider les soutiens.

Frise chronologique

Le Pays Lédonien reprend le flambeau

Muriel Selino-Lesaint, chargée de mission sur le Plan Alimentaire Territorial (PAT), découvre le projet dès son premier jour de travail. À ce moment-là, un appel à projet PRALIM[1] avait amené les élus à valider le portage de l’action par le Pays Lédonien. Cette décision rapide a permis de se saisir d’une véritable opportunité : « Ce n’est pas eux qui ont porté l’action, c’est l’action qui est arrivée à eux. […] On s’est dit ‘’on s’embarque’’ », analyse la chargée de mission du Pays.

Le basculement du pilotage vers une institution modifie alors les équilibres du collectif. Si cela permet de concrétiser l’expérimentation, cela ouvre encore davantage la dynamique à d’autres acteurs, comme l’indique Clémence Vauthier « Le lien avec le CLS et le Pays Lédonien a favorisé des liens avec des organismes comme la Mutualité française », pour mener les ateliers de sensibilisation autour du bien manger.

Au-delà de l’action elle-même, le projet a produit un apprentissage collectif : la diversité d’enjeux n’est pas un écueil en soi. « Les représentations sont très différentes : pour les acteurs agricoles, le bio est central ; pour les acteurs de santé, c’est l’équilibre alimentaire et la sortie de l’isolement qui comptent », souligne Muriel Selino-Lesaint. La diversité des enjeux devient richesse dès lors qu’un espace de dialogue est ouvert. Les réunions du collectif, bien que perfectibles, ont permis cette mise en dialogue. Cette dynamique se retrouve dans d’autres démarches au sein de l’écosystème alimentaire locale, comme celles autour de la sécurité sociale de l’alimentation.

Quels résultats, quelles suites ?

Aujourd’hui, les réussites sont tangibles : vingt femmes enceintes ont bénéficié de paniers bio (une fois par semaine pendant 6 mois), des ateliers de cuisine ont été animés et des liens nouveaux ont été tissés. L’expérimentation a permis de tester des modalités de coopération, de faire émerger un langage commun entre secteurs, et de poser des jalons vers un écosystème coopératif territorialisé : une politique alimentaire avec des solutions intégrées[2].

Toutefois, la suite reste incertaine. D’une part, Clémence Vauthier pointe les risques à venir concernant des discussions autour du maintien de la dimension bio et locale. D’autre part, le projet, pensé comme une expérimentation, pourrait s’éteindre faute d’ancrage politique clair et de relais pérennes. Deux intercommunalités sur quatre ont exprimé leur volonté de poursuivre, les autres ont décliné pour le moment. Pour Muriel Selino-Lesaint, la pérennisation dépend d’un « très gros portage politique, sans quoi, dans le contexte budgétaire actuel, c’est compliqué de prioriser ce projet. » Le projet et sa structuration, bien que soutenu par quelques figures clés comme Brigitte Monnet (Vice-présidente en charge de la transition écologique et énergétique au Pays Lédonien) ou Jean-Yves Bailly (Vice-Président en charge de l’assainissement, l’eau, la gestion des milieux aquatiques et la protection des inondations à ECLA), demanderait de reposer sur plus de relais politiques.

Une évaluation est souhaitée pour rendre compte de l’ensemble des effets du dispositif et surtout pour mesurer les changements de pratiques alimentaires des femmes enceintes bénéficiaires sur le long terme.

Les interrogations sont nombreuses : comment pérenniser un projet né d’un collectif, aujourd’hui porté par une collectivité ? Comment continuer à articuler les différents enjeux des acteurs impliqués ? La chargée de mission du PAT évoque la question des cultures professionnelles : « Les acteurs du PAT sont dans une logique projet, ceux de la santé dans une logique d’accompagnement individuel ».

Pour répondre à ces défis, plusieurs pistes émergent : créer un Comité Local de l’Alimentation (CLA) pour structurer le lien entre agriculture, alimentation et santé, s’appuyer sur les élus référents du PAT, désigner un ambassadeur scientifique santé pour légitimer l’approche bio. Et surtout, ne pas oublier ceux qui ont semé les premières graines du projet.

Une expérimentation qui transforme : une politique publique de demain ?

Le projet de paniers bio pour femmes enceintes dans le Jura incarne les défis contemporains du développement territorial : faire coopérer des mondes aux logiques différentes, construire à partir du terrain, expérimenter pour faire évoluer les cadres, concilier temporalités politiques et entrepreneuriales, structurer l’action tout en préservant une certaine agilité.

Le projet illustre aussi la difficulté à articuler le portage politique, le financement, la gouvernance et la mobilisation multiparties prenantes. Et montre l’importance du rôle de certains acteurs : les institutions locales et les structures d’intermédiation au service de la création de liens. Si l’avenir du dispositif est encore incertain, deux intercommunalités sur quatre envisagent de poursuivre : l’impact est réel.

À l’heure où les politiques alimentaires deviennent un enjeu de santé, d’environnement et de justice sociale, cette expérience rurale offre des enseignements précieux. Plus qu’un projet alimentaire, c’est une démonstration que les politiques publiques peuvent émerger du terrain, par l’expérimentation, le dialogue, la co-construction. Les conditions : reconnaître que les mondes de la santé, de l’agriculture et du social n’ont pas toujours les mêmes clés de lecture, mais peuvent jouer ensemble une même partition.

L’expérimentation pose une question centrale : et si la vraie innovation territoriale résidait dans la capacité à faire écosystème, à écouter les points de vue divergents et à construire ensemble sur le long terme, au-delà des secteurs ?

Le regard d’Anne et Patrick Beauvillard d’InsTerCoop*

La diversité d’un environnement est toujours une richesse et un défi. Une richesse car elle nourrit sa robustesse et son adaptabilité, sa créativité et sa capacité d’innovation et d’apprentissage, et la justesse de ses réponses. Cependant la diversité pose le défi de la complexité, qui peut vite devenir source d’oppositions et d’asymétrie et engendrer conflit et/ou désengagement.

Vivre la complexité demande une solide culture de la coopération, l’art de vivre et d’agir dans le désaccord. Or, nos instruments de management, pilotage et portage n’aiment pas la complexité.

Un projet collectif commence souvent par l’expression des enjeux des uns et des autres. Chacun se sent alors accueilli dans sa diversité, sa particularité et donc son identité, ce qui rend possible l’ouverture à l’autre. L’engagement est fort, la diversité semble remplir sa promesse. Et puis, très vite, les mécanismes de simplification entrent en scène : on focalise sur les objectifs partagés, et insidieusement une nouvelle image se dessine qui efface les enjeux spécifiques à chacun. Cette image semble cohérente à l’esprit, mais elle gomme la diversité et n’est plus mobilisatrice. Le désengagement pointant son nez, on renforce le pilotage, on réclame un portage fort… et la mécanique de désengagement s’accélère. On a tué la diversité.

Dans les projets collectifs, l’essentiel n’est pas de définir une vision partagée, mais de partager les visions subjectives et singulières, et de toujours les prendre en compte.

*L’Institut des territoires coopératifs (InsTerCoop) est un laboratoire d’action-recherche-expérimentation sur le processus coopératif, et un centre de ressources et de ressourcement au service des personnes, des organisations et des territoires pour croître en maturité coopérative et faire de la coopération un levier de développement. Pour en savoir plus : instercoop.fr

 

[1] Projets Régional pour l’Alimentation (PRAlim),

[2] Voir les travaux du Laboratoire d’intervention et de recherche ATEMIS sur l’Economie de la Fonctionnalité et de la Coopération, financé par l’Agence nationale ADEME : L’ÉCOSYSTÈME COOPÉRATIF TERRITORIALISÉ, L’émergence du concept opérationnel, sa définition (Octobre 2024), page 14

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