L’Estonie : un État numérique modèle ?

Le 8 juin 2019

Souvent présenté comme un modèle d’administration numérique exemplaire, l’État estonien a mis en place des outils innovants en plaçant les citoyens au cœur du système. Son succès repose sur des facteurs culturels liés à l’histoire du pays et sur la formation des dirigeants publics au numérique et au design.

Les grandes étapes du développement du modèle estonien

L’Estonie est un État originellement numérique. Lorsqu’elle devient indépendante en 1991, l’Estonie doit mettre en place un système administratif avec peu de moyens financiers et sur un territoire dont de nombreuses zones présentent des densités de population très faibles (on compte 1,3 million d’habitants répartis sur un territoire de 45 3 339 km2, c’est-à-dire en moyenne moins de 30 habitants par km2, soit une densité près de quatre fois plus faible qu’en France). Le nouvel État fait alors le choix de bâtir par lui-même et en recourant aux technologies informatiques ce qui deviendra la première administration numérique du monde1.

Dès 1997, les bases de la e-administration estonienne sont en place et son développement va se poursuivre progressivement. On peut noter parmi les étapes notables de ce développement la création de solutions de paiement des impôts et taxes en ligne dès 2000, la mise en place du système X-road (dont nous reparlerons plus en détail), l’attribution d’une identité digitale à chaque citoyen en 2002 et le vote en ligne à partir de 2005. Des heures de travail et des budgets non négligeables sont épargnés par la mise en place de ces services : l’utilisation de signatures digitales a permis à elle seule d’économiser 2 % du PIB, et pour l’ensemble du système d’échanges de données ce serait chaque année 800 années de travail qui seraient épargnées.

En 2007, l’Estonie est victime d’une cyberattaque de grande ampleur attribuée à la Russie. Cet événement l’amène à renforcer la sécurité de son infrastructure numérique et à utiliser des solutions blockchain. Le pays devient leader en termes de cybersécurité. Le centre d’excellence de cyberdéfense de l’OTAN y est basé, ainsi que l’Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information.

En 2014, l’Estonie innove encore en inventant l’e-résidence. Définie comme une « identité digitale transnationale »2, la e-résidence donne accès aux services numériques estoniens. Ouverte à tout étranger qui en fait la demande et paye les 100 euros requis, elle a été imaginée pour des individus souhaitant créer une entreprise en Estonie.

D’après une étude du cabinet Deloitte parue en 20173, l’e-résidence aurait rapporté 14,4 millions d’euros dès ses trois premières années.

Depuis quelques années, c’est l’intelligence artificielle qui préoccupe le gouvernement estonien, qui envisagerait même de l’utiliser pour rendre la justice4.

Les facteurs clés sur lesquels repose la réussite du modèle estonien

Des outils innovants : le système X-road et l’identité digitale

X-road est une plateforme d’échange sécurisée de données. Il ne s’agit pas d’une base de données, c’est au contraire un système décentralisé où chacune des organisations connectées reste propriétaire de ses données. Les flux d’informations entre institutions sont encodés et cryptés. Chaque jour, plus de 1 000 organisations et entreprises utilisent ce système. Sur une année, environ 500 millions transactions sont réalisées pour un coût 400 000 euros. Il s’agit donc d’un système hautement sécurisé, efficient et peu coûteux.

Dans ce système, chaque citoyen se voit attribuer un numéro personnel unique et une identité digitale qui a pour support une carte physique dotée d’une puce électronique. Pour s’identifier en ligne, les Estoniens peuvent connecter cette carte à un ordinateur ou utiliser leur téléphone, ou même une application dédiée. Ils ont alors accès au portail de e-services du gouvernement, où près de 2000 services sont disponibles. Chaque citoyen a enfin une adresse mail sur le domaine @eesti.ee qui lui donne accès à un service de messagerie gratuit et sécurisé, les notifications reçues dessus peuvent être redirigées vers une autre adresse personnelle.

Des principes clairs : le citoyen placé au cœur du système

La pierre angulaire du modèle estonien réside dans l’approche centrée sur le citoyen. Les services sont conçus de manière à lui être facilement accessible et transparent. Cela se voit dans le design retenu sur le portail étatique eesti.ee et se traduit par des principes clairs qui sont les suivants :

  • une fois uniquement : chaque information fournie par le citoyen à l’administration l’est une fois pour toutes. Les différentes organisations connectées à X-road s’échangent entre elles l’information sans la lui redemander ;
  • digital par défaut : le digital est la règle, pas l’exception ;
  • vérité dans le design : l’ensemble des procédures administratives sont conçues du point de vue de l’utilisateur. Chacune doit être simple, accessible et compréhensible ;
  • Internet ouvert : tout est transparent pour le citoyen qui est pensé comme propriétaire de ses données. Il peut prendre connaissance en temps réel de la consultation de ses informations par une organisation, il peut l’interroger pour en savoir la raison et est garanti d’obtenir une réponse dans un bref délai, si la réponse ne le satisfait pas il est en droit de déposer une réclamation.

Il en résulte une grande confiance des citoyens dans leur système administratif. Confiance que j’ai pu expérimenter auprès de mes interlocutrices à la e-Gouvernance Academy et au e-Estonia showroom : chacune a réalisé sa démonstration des portails sur son propre compte et non sur un compte de démo.

Des facteurs culturels

Pour bien comprendre le développement du modèle estonien, il est nécessaire de prendre en compte des facteurs culturels : l’Estonie est un pays dont la culture numérique date de l’époque soviétique. Dès 1960, un institut de cybernétique y est créé. Après l’indépendance, c’est la volonté des nouveaux dirigeants du pays qui permet le développement d’une culture informatique auprès de toute la population : ceux-ci lancent un vaste programme national qui connecte à Internet toutes les écoles dès 1998. En l’an 2000, l’accès à Internet devient même un droit fondamental inscrit dans la Constitution. Aujourd’hui, les statistiques sur le vote en ligne par classe d’âge signalent l’absence de fracture générationnelle quant à l’usage du digital.

La sphère privée n’est pas en reste, la collaboration des banques avec les autorités publiques est déterminante5. En 1996, la première banque en ligne est ouverte, rapidement des solutions d’authentification de paiements sont développées.

Territoire propice à la création d’entreprises grâce à ses démarches juridiques simplifiées et les compétences informatiques de sa population, l’Estonie est aujourd’hui le pays européen comptant le plus grand nombre de start-up par habitant, et abrite des « licornes » comme Skype.

Un modèle déclinable ?

Pour qui veut découvrir le modèle estonien, il est possible de visiter le e-Estonia briefing center pour une session de présentation-démonstration des services publics numériques d’une heure. De plus, l’e-gouvernance Academy cofondée par le gouvernement estonien, les Nations unies et l’Open Society Institute propose depuis 2002 d’aider les pays volontaires à bénéficier du savoir-faire estonien en matière d’e-gouvernement et de cybersécurité. Dans ses locaux, défilent des délégations venues du monde entier pour tenter de saisir et s’inspirer du modèle estonien. Le think tank a déjà accompagné pas moins de 200 organisations et formé plus de 5 000 personnes. Une dizaine de pays a adopté le système X-road.

Comme le rappelle Geoffroy Berson, ancien attaché de coopération pour l’innovation à l’Institut français de Tallinn sur Medium6, l’e-administration estonienne reste « le fruit d’un contexte local » dont la clé est la confiance existante entre l’administration et ses citoyens. Les questions de respect de la vie privée sont peu présentes dans le débat public. Cette confiance s’explique d’une part par le capital sympathie dont disposaient les institutions estoniennes à l’indépendance, et d’autre part par l’effort de communication des dirigeants envers les citoyens au sujet des bénéfices des nouveaux services développés.

Ainsi, plus ces bénéfices sont faciles à mesurer et à démontrer, plus le développement technologique est favorisé. Or, les retombées positives sont plus faciles à identifier lorsque les services sont simples, développés de manière autonome et non issu d’anciens systèmes7. À titre d’exemple, l’évolution du système de paiement d’impôts s’explique par un système fiscal nouveau, et relativement simple, et la taille réduite de l’Estonie. Dans beaucoup d’organisations, les systèmes informatiques sur mesure restent la norme, la collaboration interorganisationnelle est limitée, peu de données sont ouvertes. Par conséquent, les coûts et délais de développement peuvent être importants : le projet de nouvelle base de données pour le service d’assurance sociale a dû être interrompu pour ces raisons en 2017. Veiko Lember, Rainer Kattel, et Piret Tõnurist rappellent que l’évolution des capacités technologiques au sein du secteur public estonien reste inégale.

Les principaux et premiers défis à l’imitation du modèle estonien restent la résolution des fractures numériques en termes d’infrastructures, d’éducation et de confiance. Le think tank Renaissance numérique8 retient de l’exemple estonien l’importance de la formation des dirigeants publics au numérique et au design. « L’exemple estonien confirme l’importance d’une action publique inclusive. Au-delà du nécessaire déploiement des infrastructures d’accès à Internet très haut débit, c’est bien l’acculturation au numérique de tous les citoyens, y compris et surtout les élites, dans un cadre de confiance, qui permet le développement des usages numériques », conclut en fin du rapport Philippe Régnard, directeur des relations institutionnelles, branche numérique du groupe La Poste.

Slide projetée lors du e-Estonia Showroon « Simplifier la vie : il n’y a que se marier, divorcer et acheter une propriété qui ne soit pas faisable en ligne. Pour le moment. »
  1. L’Estonie est classée numéro 1 européen pour l’économie numérique digitale, la société et les services publics selon l’index de la commission européenne.
  2. https://e-resident.gov.ee/
  3. Cabinet Deloitte, “E-residency brought €14.4 million to Estonia in first three years”, déc. 2017.
  4. « En Estonie, des robots vont bientôt rendre la justice », Usbeck & Rica 27 mars 2019.
  5. Champetier de Ribes V. et Spiri J., Demain, tous Estoniens ?, 2018, Cent mille milliards.
  6. Berson G., « L’Estonie, modèle de démocratie numérique ? », Medium.com 24 sept. 2018.
  7. Lember V., Kattel R. et Tõnurist P., « La capacité technologique dans le secteur public : le cas de l’Estonie », Revue internationale des sciences administratives 2018, vol. 84, no 2, p. 221-239.
  8. Renaissance numérique, « Estonie, se reconstruire par le numérique », févr. 2015.
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