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L’excellence décisionnelle : la clé du succès dans l’innovation publique

Le 11 février 2023

L’innovation publique est une démarche puissante sauf si on innove trop tard, dans la mauvaise direction ou qu’on n’arrive pas à implémenter l’innovation. Si vous pensez au chantier de la transformation digitale, vous avez probablement de nombreux exemples qui vous viennent à l’esprit. L’innovation est donc profondément liée à un processus décisionnel.

Décider et innover sont indissociables

Mise en situation : une innovation a été faite dans la mauvaise direction en raison d’une décision prise par un dirigeant. Vous aviez le choix entre deux innovations et vous avez pris la mauvaise option. Malheureusement, vous le découvrirez dans plusieurs années. Plusieurs questions se poseront alors : comment ce dirigeant a-t-il pris sa décision ? En mode intelligence collective ou au sommet d’une tour d’ivoire ? Avec qui a-t-il décidé ? Avec ceux qui ont du pouvoir, de l’ancienneté ou ceux qui sont sur le terrain en prise avec la réalité ? Le paradigme taylorien du chef qui pense et des collaborateurs qui exécutent n’est pas la meilleure voie pour choisir les meilleures innovations.

On innove trop tard quand on décide trop tard qu’il faut innover. Quelle est l’origine de cette inertie ? Est-ce la prudence, le bon sens, la rationalité ou nos 188 biais cognitifs (comme le biais du risque zéro ou le biais de statu quo) ? Un biais cognitif est un mécanisme psychologique qui nous conduit à simplifier la réalité, à faire des raccourcis pour faciliter notre prise de décision et parfois la non-décision. Nous n’avons malheureusement aucune conscience de nos biais cognitifs, mais nous sommes très forts pour voir les biais des autres ! Plus nous sommes seuls dans une prise de décision, plus nous risquons d’être biaisé dans le processus décisionnel. La co-construction d’une décision est la seule et unique voie pour échapper à nos 188 biais cognitifs.

Certaines innovations sont excellentes, en particulier celles qui touchent à la transformation digitale. Alors pourquoi leur mise en œuvre tourne-t-elle parfois au cauchemar ? Il ne suffit pas d’innover, il faut aussi transformer une innovation en réalité le plus facilement possible. Cela suppose trois ingrédients : le sens (« Pourquoi avons-nous choisi cette innovation ? »), la confiance (« Nous croyons dans notre capacité à la mettre en œuvre ») et l’engagement (« Nous sommes motivés parce qu’on nous donne des moyens adaptés à nos besoins »). Il est très difficile d’obtenir le sens, la confiance et l’engagement avec les méthodes traditionnelles de management : verticalité, hiérarchie ou tour d’ivoire. On parle de plus en plus d’environnement de travail toxique qui provoque des burn-out (surmenage) ou des bore-out (ennui). Depuis quelques mois, on voit même émerger une vague de démissions, appelée « la grande démission », qui provoque des pénuries de main-d’œuvre et plus récemment « la démission silencieuse » (quiet quitting) qui conduit au désengagement en raison d’une surcharge de travail et du manque d’équilibre entre vie professionnelle et privée lorsque les managers deviennent très envahissants.

Pour être efficace et puissante, l’innovation publique doit donc se combiner à une innovation managériale. On peut la définir comme l’adoption de pratiques de management qui vont libérer le plein potentiel de chaque collaborateur aussi bien dans la conception des décisions (excellence décisionnelle) que dans leur mise en œuvre (excellence opérationnelle). Ces pratiques vont favoriser l’émergence du sens, de la confiance et de l’engagement.

Cependant, l’innovation managériale a une valeur relative et non absolue. Elle est une étape sur un chemin vers un objectif qui peut varier selon les cultures, la conjoncture et les besoins des organisations. La situation actuelle se décrit avec un acronyme : VICA, pour volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté. Nous sommes dans un monde volatile (tout change rapidement), incertain (les prévisions sont difficiles), complexe (nécessité de combiner de nombreuses expertises) et ambigu (interprétation difficile de ce qui est sous nos yeux). Les mots-clés de l’innovation managériale convergent donc tous aujourd’hui vers un seul mot : le collectif. Un mot étrange dans une société où domine l’individualisme et le culte de l’indépendance, du chacun pour soi, de la loi du plus fort.

Les mots-clés de l’innovation managériale convergent donc tous aujourd’hui vers un seul mot : le collectif. Un mot étrange dans une société où domine l’individualisme et le culte de l’indépendance, du chacun pour soi, de la loi du plus fort.

Le mot « collectif » se décline de nombreuses manières dans la littérature managériale : design thinking, intelligence collective, management participatif, autogestion, holacratie, autonomie, engagement, confiance, empathie, créativité, diversité, inclusion, etc. En résumé, il s’agit de tout ce qui peut connecter les personnes, leurs talents et leurs intelligences afin d’innover rapidement, dans la bonne direction et que la mise en œuvre soit facile parce qu’il y a du sens, de la confiance et de l’engagement.

Un proverbe africain résume l’importance du collectif : « Seul, on va plus vite, ensemble, on va plus loin. » Cela dit, cela ne fonctionne pas si « ensemble » est un groupe de clones avec les caractéristiques d’un individu unique, d’où l’importance des mots « diversité » et « inclusion ». En effet, il est impossible de faire émerger une intelligence collective sans diversité. Cela signifie que pour innover ou résoudre des problèmes, il faut mettre autour de table des savoirs, des expériences et des intelligences plutôt que des statuts, des grades, des diplômes ou de l’ancienneté. Cela ne signifie pas qu’on exclut de la réflexion ceux qui ont du pouvoir, mais que ce n’est pas le critère principal pour choisir les parties prenantes qui seront invitées à une réunion. Ce proverbe nous conduit donc aux outils, méthodes et concepts de l’excellence décisionnelle qui constitue un axe prioritaire de l’innovation managériale dans un monde VICA.

Comme nous venons de le montrer, décider et innover sont indissociables. Dans un monde VICA, on ne peut pas se contenter de prendre de bonnes décisions. On doit viser l’excellence décisionnelle.

Qu’est-ce que l’excellence décisionnelle ?

Prenez-vous des décisions géniales très rapidement, mais la mise en œuvre de vos décisions tourne au cauchemar : perte de temps, de confiance et de sens ? Regardez-vous la roue de votre transformation tourner sans cesse avec le sentiment de faire du sur place ? Il est peut-être temps de découvrir l’excellence décisionnelle. Pour cela, il faudra abandonner le paradigme du chef héroïque et omniscient qui pense et des collaborateurs qui exécutent.

Dans toutes les organisations, on vous demande de courir vite et dans la bonne direction. Courir vite correspond à l’excellence opérationnelle. Cela renvoie à la productivité qu’on obtiendra avec des méthodes comme le lean management, qui permet de rendre la production plus fluide en éliminant les tâches sans valeur ajoutée pour le client. Courir dans la bonne direction correspond à l’excellence décisionnelle. Il s’agit de construire un système de décision qui gère les risques décisionnels afin d’éviter les décisions absurdes.

On ne peut pas comprendre l’excellence décisionnelle sans faire la différence entre « compliqué » et « complexe ». Pourtant, dans le langage courant, cela veut dire la même chose. Ce que retiennent les managers en sortant d’une conférence ou d’un livre sur le thème de la complexité tient en une seule phrase : « Compliqué, c’est dur et complexe, c’est très dur ! »

Assembler un avion ou un satellite sur la base d’un plan, c’est compliqué. Il y a des éléments différents (boulons, pièces de métal), mais qui sont de même nature (éléments technologiques). Pour gérer une situation compliquée, on a besoin de temps et d’expertise. Ainsi, on peut démonter et remonter un avion sans pour autant être capable de le concevoir parce que sa conception est complexe. Au-delà des expertises nécessaires de type mécanique, électronique ou informatique, il y a beaucoup d’incertitudes dans la conception d’un avion : pour quels clients ? Quelles seront les distances à franchir ? Quel sera le prix de vente ? Que feront les concurrents ? Comment la réglementation évoluera-t-elle ? Quels seront les impacts de cette réglementation sur la disponibilité des matières premières ? On voit à travers les accidents du Boeing 737 Max que la conception d’un avion est un problème technique complexe. Dans une organisation, quand un problème est compliqué, on a généralement besoin d’une seule expertise pour le régler. On va réunir l’équipe technique, finances ou ressources humaines (RH) pour traiter le problème.

Connecter les personnes, leurs talents et leurs intelligences afin d’innover rapidement, dans la bonne direction.

Une organisation, le cerveau, c’est complexe. Il y a des éléments différents qui sont également de nature différente. Les interactions entre ces éléments vont créer de l’ambiguïté, de la volatilité et de l’incertitude. Ainsi, tout comme avec notre avion, la conception d’une voiture peut être impactée par un possible changement de réglementation, normes antipollution par exemple, et rendre le choix de la motorisation ou du gabarit du véhicule, extrêmement risqué. Dans une organisation, quand un problème est complexe (personne ne sait avec certitude ce qu’il faut faire), on a besoin de combiner, d’hybrider plusieurs expertises pour le régler (expertise dans le sens d’intelligence de la situation, du terrain). On va réunir plusieurs services ou personnes extérieures à l’organisation pour traiter le problème. Pour gérer une situation complexe, on a donc besoin d’une approche holistique (identifier tous les départements impactés, toutes les parties prenantes), systémique (dans une organisation, la systémie consiste à étudier les interactions entre les départements) et itérative (procéder par itérations et revoir régulièrement toutes les dimensions de la situation parce que la complexité impose d’avancer en mode expérimental).

Si vous mettez en place un réseau social d’entreprise (élément technologique), cela aura un impact sur d’autres éléments : finances (paiement deslicences), RH (former les managers au management digital), organisation (développer le télétravail sans nuire à l’efficacité collective) ou marque employeur (attirer des talents parce qu’on est devenu une organisation moderne). Mettre en place un réseau social d’entreprise (une technologie) a donc un impact « systémique » sur d’autres dimensions de l’organisation. On doit donc accepter d’avancer en mode expérimentation, par itération.

Ainsi, chaque manager, collaborateur ou expert d’une organisation est confronté à trois types de situations : complexe, compliquée et simple. Cela implique d’avoir un processus décisionnel spécifique à chaque situation :

  • une situation est complexe quand la réponse à une question n’est pas évidente, voire inconnue. Ni le manager, ni l’équipe, ni l’organisation ne savent avec certitude ce qu’il faut faire. L’incertitude, l’imprévisibilité sont les caractéristiques de cette situation. Une situation complexe est toujours multidimensionnelle. On est orienté sur le pourquoi choisir l’innovation A plutôt que l’innovation B ou l’organisation X plutôt que l’organisation Y. Pour créer un sens holistique, compréhensible dans toutes les dimensions/expertises impactées et donc par l’ensemble des personnes qui représentent ces dimensions, on a besoin du management de l’intelligence collective pour faire émerger une intuition collective sur les solutions ;
  • une situation est compliquée quand un manager sait avec certitude ce qu’il faut faire pour mettre en œuvre une stratégie, une organisation ou une innovation, mais il a besoin de l’adhésion du collectif pour mettre en œuvre la décision. Avec du temps et de l’expertise, il trouvera une solution, mais obtenir l’adhésion du collectif pourrait être compliqué ! On doit avoir une bonne adéquation entre l’objectif à atteindre et les moyens de l’atteindre. On est orienté sur le comment faire. Le manager sait, mais il n’y a pas qu’une seule façon de faire. Il faut trouver les alternatives, car si les moyens sont insuffisants, le manager devra revoir son objectif. Pour créer de la confiance, on a besoin de management participatif pour partager des idées sur l’adéquation objectif-moyens puis faire émerger un consensus que le manager décidera de suivre ou pas en fonction de contraintes (les siennes, celles d’en haut, etc.) ;
  • une situation est simple quand un manager sait avec certitude ce qu’il faut faire. Il doit juste faire de la coordination et négocier les tâches et activités en termes de moyens, délais et contraintes. Il peut se référer à une procédure, une décision antérieure ou au bon sens. La conception est simple et l’exécution également. Vous mobilisez l’intelligence individuelle d’un ou plusieurs techniciens ou experts pour mettre en œuvre la décision.

En synthèse

Complexe Je ne sais pas avec certitude : je crois (croyances) que la stratégie A est meilleure que la stratégie B, j’ai la conviction que l’organisation A est meilleure que l’organisation B ou j’ai l’intuition que l’innovation A est meilleure que l’innovation B. Nous sommes face à l’imprévisibilité et à l’incertitude. Il faut combiner efficacement plusieurs expertises.

Compliqué Je sais avec certitude grâce à des savoirs, connaissances ou expériences sur une seule expertise.

Choisir une innovation est complexe !

Pour un manager, la complexité se matérialise par quatre situations qu’on peut appeler « des pages blanches » et qui nécessitent de combiner plusieurs expertises. L’innovation est l’une d’entre elles.

Développement de performance et stratégies

Comment développer la performance (mieux servir les parties prenantes, produire plus vite) ? La réponse n’est pas évidente. De même, quelle est la meilleure stratégie possible pour une organisation ? C’est une page blanche. Le fait de combiner plusieurs expertises crée de l’incertitude.

Problème technique complexe, gestion des grands risques et sécurité au travail

La conception d’un avion est un problème technique complexe, car il est multidimensionnel : aérodynamique, poste de pilotage, moteurs, mais aussi logiciel anti-décrochage. Si vous combinez mal les expertises, vous allez concevoir le Boeing 737 Max. Le problème existait dès la conception, mais ce n’est qu’au bout de plusieurs mois que des avions se sont écrasés. De même, une stratégie a l’air belle au début avant qu’on réalise, six mois plus tard, qu’elle nous conduit dans le mur. Vous pensiez avoir gagné du temps en décidant très vite avec votre mur de post-it ou votre intuition, mais en réalité, vous en avez perdu faute d’une approche holistique, systémique et itérative.

Chaque manager, collaborateur ou expert d’une organisation est confronté à trois types de situations : complexe, compliquée et simple.

Si on peut confier la gestion des risques mineurs (incidents) à des algorithmes ou des procédures parce que leur gestion est compliquée, il est nécessaire d’utiliser une approche holistique et systémique pour couvrir les risques majeurs (catastrophes).

Gouvernance et méthodes de travail

Comment développer l’efficacité collective ? C’est une page blanche. On décide aujourd’hui d’une nouvelle organisation, mais c’est seulement dans six à douze mois qu’on saura si c’était une bonne décision.

Innovation

Grâce au design thinking ou des méthodes comme ASIT, TRIZ ou C-K2, vous avez trouvé les innovations A et B, mais une innovation peut vous couler ou vous booster. Laquelle choisir ? La réponse n’est pas évidente. Par ailleurs, vous n’avez pas la capacité de tout faire en termes de talents, de budgets et de temps. Le design thinking fait appel à l’intelligence créative (idées nouvelles) tandis que la gestion de la complexité fait appel à l’intelligence collective (idées existantes, intelligence de la situation).

L’intelligence créative permet de trouver deux innovations (A et B). L’intelligence collective permettra de choisir entre l’innovation A et l’innovation B pour trouver celle qui a le plus de chances de contribuer à un développement durable. L’intelligence collective contribue à l’excellence décisionnelle en vous aidant à trouver une solution viable parmi plusieurs solutions créatives. Si vous avez une seule innovation ou aucune, elle vous aidera à décider si vous devez innover ou pas.

Les quatre pages blanches que nous venons de décrire ont toutes un point commun : elles sont récurrentes. Elles ont dans leur ADN une obsolescence programmée qui est liée à leur nature complexe (plusieurs expertises) et aux incertitudes contextuelles. Au fil du temps, une dimension de la page blanche va bouger. Par l’effet systémique, cette dimension va progressivement déstabiliser les autres dimensions. Pour cette raison, on doit sans arrêt développer la performance, trouver de nouvelles stratégies, améliorer la sécurité au travail, se réorganiser et bien sûr choisir des innovations. Tôt ou tard, une décision prise sur une page blanche devient obsolète.

La vraie cause du manque d’innovation publique

L’innovation se nourrit de l’excellence opérationnelle pour détecter les besoins futurs. Elle a besoin de l’excellence décisionnelle pour choisir l’innovation qui correspond aux besoins du moment et qui a un minimum de viabilité.

On doit sans arrêt développer la performance, trouver de nouvelles stratégies, améliorer la sécurité au travail, se réorganiser et bien sûr choisir des innovations. Tôt ou tard, une décision prise sur une page blanche devient obsolète.

Quelle est la vraie cause du manque d’innovation publique ? Certains disent que la cause est culturelle, d’autres que c’est lié à un manque de budget ou de talents. Cela peut également venir d’un manque de volonté, de vision ou d’ambition. Dans ce cas, on peut travailler sur les valeurs d’une organisation, on peut investir, recruter et créer des laboratoires d’innovation publique comme les Entretiens Albert-Kahn (EAK) dans le département des Hauts-de-Seine. Cependant, il est possible que le déficit d’innovation soit aussi lié à un manque d’excellence décisionnelle et donc à un manque d’innovation managériale qui serait finalement un élément important de l’innovation publique.

Comment prenons-nous les décisions dans les organisations publiques ? Nous connaissons tous une partie de la réponse : sans analyse holistique et systémique, sans démarche itérative, sans mobiliser suffisamment l’intelligence collective et surtout sans volonté d’intégrer toutes les parties prenantes, quelles que soient les statuts ou les grades. Cette façon de faire pouvait être acceptable dans un monde simple, stable, linéaire et prévisible. Aujourd’hui, cette même démarche pourrait nuire à l’innovation et bien sûr à l’innovation publique. Sur ce point, on peut saluer l’approche des EAK qui intègre depuis de nombreuses années l’innovation managériale.

  1. Olivier Zara est conférencier, expert en excellence décisionnelle, et auteur de treize livres sur l’intelligence collective et les nouvelles pratiques de management (www.axiopole.com).
  2. Méthodologies de créativité-innovation.
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