Revue
DossierL’IA, un challenge à relever pour le manager
L’association Fonction publique du 21e siècle1 a publié en janvier 2025 un livre blanc au titre évocateur : ChatGPT ne fera pas le café2. Comment intégrer l’intelligence artificielle (IA) de manière responsable et réfléchie dans votre organisation ? C’est la question autour de laquelle a été conçu ce livre blanc, qui aborde notamment la question de l’IA et du management. Extrait du chapitre « L’IA, un challenge à relever pour le manager »3.
L’IA, un outil en devenir
Il est essentiel de distinguer deux types d’IA, l’IA dite algorithmique, qui repose sur le traitement de données, la prédiction et le machine learning, de l’IA générative (IAG), capable de créer des contenus nouveaux, qu’il s’agisse de documents, d’images ou d’autres formes de productions à partir d’éléments existants.
L’IAG représente un outil d’avenir, encore en phase de stabilisation, qui suscite de nombreuses craintes : souveraineté des données, biais algorithmiques, hallucinations de l’IA, etc., et le risque de fournir des informations erronées aux usagers.
On voit aujourd’hui qu’il est inévitable que l’IA transforme les métiers, comme chaque révolution technologique avant elle, et qu’il vaut mieux, comme tout outil nouveau, l’appréhender pour mieux le comprendre et le contrôler. Toutefois, cette transformation prendra du temps, particulièrement dans le secteur public.
Je comprends aussi la crainte des agents aujourd’hui sur la suppression des emplois, débat qui ressort à chaque nouvelle technologie. Je pense plutôt que l’IA déplacera la valeur ajoutée des tâches réalisées par les agents publics. Par exemple, en allégeant certaines tâches répétitives, elle pourra permettre aux agents de se concentrer davantage sur des missions à haute valeur ajoutée, comme l’accompagnement des citoyens ou la gestion de problématiques plus complexes.
Impact global de l’IA dans les métiers
L’IA affecte déjà l’ensemble des métiers et directions, à l’image de ce qui est observé dans des secteurs comme l’urbanisme. Par exemple, à Paris-Saclay, la communauté d’agglomération a été sélectionnée par le ministère de la Transition écologique pour un projet d’IA frugale qui modélise l’impact de modifications des règles d’urbanisme sur le PLU.
Dans cette même logique, nous menons un projet visant à simplifier le travail de recherche documentaire des instructeurs de permis de construire en utilisant l’IA pour intégrer l’ensemble des règles d’urbanisme et des documents réglementaires (PLUi, SCoT, SDRIF, etc.). L’objectif est d’extraire, à partir de ces schémas d’aménagement souvent longs et complexes, uniquement les informations pertinentes pour l’examen d’une demande de permis de construire. Cela permettra aux agents de consacrer plus de temps à l’accompagnement des habitants et de réduire les délais de traitement, qui peuvent actuellement atteindre plusieurs mois.
Si on prend le domaine juridique, l’IA peut être un outil pour préparer des dossiers en amont des réponses aux sollicitations, en se basant sur des documents existants. De même, pour l’accueil en mairie, les chatbots ou boîtes vocales intelligentes pourraient éviter à certains usagers de se déplacer, réduisant ainsi l’engorgement de l’hôtel de ville, libérant du temps pour les demandes plus complexes. On peut même penser que cela pourrait avoir un effet positif sur l’empreinte carbone du territoire en évitant certains déplacements.
On voit aujourd’hui qu’il est inévitable que l’IA transforme les métiers, comme chaque révolution technologique avant elle, et qu’il vaut mieux, comme tout outil nouveau, l’appréhender pour mieux le comprendre et le contrôler.
Un exemple concret de transformation des métiers
Prenons un exemple concret pour illustrer comment un projet d’IA peut impacter les managers et toute la chaîne de valeur. Le sujet en question concerne l’amélioration de la propreté urbaine, qui est une source majeure de plaintes des habitants, car cela provoque assez rapidement une perception de saleté en ville.
Nous développons un projet qui utilise l’IA pour optimiser la gestion des corbeilles de rue, en anticipant leur remplissage afin de déclencher la collecte avant qu’elles ne débordent. Aujourd’hui, il y a 1 000 corbeilles dans la ville, dont 20 % répartis dans les parcs et jardins. Trois équipes de propreté, utilisant des véhicules diesel, gèrent 110 000 sacs poubelles par an, souvent sur des itinéraires où les corbeilles sont assez éloignées les unes des autres. Ces équipes font face à des défis de charge de travail, notamment le week-end et lors d’événements qui génèrent plus de déchets. De plus, la ville doit prendre en charge la gestion de nouveaux quartiers et logements, sans augmenter le nombre d’agents, tout en maintenant un service irréprochable.
La première solution envisagée était d’équiper chaque corbeille de capteurs, mais cela s’est révélé peu économique et non durable écologiquement, sans compter les difficultés à collecter les données dans certaines zones en raison d’un débit Internet limité.
Nous avons donc collaboré avec une société privée spécialisée en algorithmes et IA, une compétence aujourd’hui très peu présente dans les collectivités, afin de modéliser le taux de remplissage de l’ensemble des corbeilles de rue tout en équipant seulement 20 % d’entre elles de capteurs. L’IA nous permet de regrouper les corbeilles en « clusters » aux caractéristiques similaires, en prenant en compte plus de cinquante critères, tels que la distance des habitations ou la proximité des restaurants, afin de modéliser des taux de remplissage comparables.
Ce projet a eu un impact significatif et a transformé les métiers. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, les équipes de voirie ont rapidement vu les avantages : leur travail est plus efficace, on peut espérer une réduction de 30 % des sacs ramassés (soit 30 000 sacs plastiques en moins) et une amélioration générale des conditions de travail.
Ce projet a aussi contribué à moderniser le travail des agents. Par exemple, ils utilisent une application numérique qui leur permet de scanner les corbeilles via un QR code pour indiquer leur taux de remplissage, géolocalisant ainsi les données et validant la prédiction pour les autres corbeilles. En parallèle, ce projet a ouvert des discussions sur l’utilisation de nouveaux véhicules de collecte de déchets, comme des vélos cargos décarbonés, renforçant encore l’impact positif sur le métier des agents et l’environnement.
Le rôle des managers et ambassadeurs
Je pense que les agents ont bien accueilli cette démarche, car dès 2022, un an après le lancement des applications de la ville intelligente, j’ai organisé des ateliers de sensibilisation autour de la gestion des données. Ce type d’initiative est indispensable pour intégrer avec succès un projet numérique au sein d’une collectivité. La transformation de l’organisation doit s’accompagner de projets concrets qui répondent aux besoins des agents et de la collectivité, avec un soutien fort de la direction métier, ce qui contribue largement à la réussite de l’implémentation des projets d’IA. Il est essentiel que les managers, y compris le top management, soient formés à ces nouvelles approches.
Cependant, au-delà des managers qui pourraient imposer un projet sans que leurs équipes en comprennent le sens, je crois davantage au rôle des « ambassadeurs », les early adopters de la technologie. Ils sont curieux, intéressés, et, avec une formation complémentaire, peuvent jouer un rôle clé en relayant ces nouvelles pratiques auprès de leurs collègues. En résumé, le soutien du top management et l’implication des ambassadeurs sont, selon mon expérience, les deux leviers qui facilitent l’adoption des technologies.
Formation dans les collectivités
Même si certaines institutions comme l’École urbaine de Sciences Po intègrent aujourd’hui des chaires sur le numérique, la formation des agents publics en la matière reste limitée. Par exemple, le CNFPT, principal organisme de formation des agents territoriaux, ne propose encore que peu de formations sur ces sujets, malgré le potentiel de transformation et la rapidité du développement technologique.