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L’urbanisme culturel, postures et attentions

L’Assemblée immatérielle, installation de Zazü.
©Crédit : Francis Vautier.
Le 22 août 2023

L’aménagement et l’urbanisme, l’art et la culture, sont des secteurs qui se recalculent au regard des contextes critiques, de la complexité des sujets, de la faillite des organisations, des urgences à engager les changements. Nouvelles coordonnées, nouvelles échelles, nouveaux modes relationnels et nouvelles postures à inventer, le recours à la fertilisation croisée entre ces deux mondes fait possiblement apparaître des pratiques de troisième type.

L’urbanisme n’est plus. Vive l’urbanisme ! Il est devenu indiscutable d’énoncer une certaine fin de la vocation planificatrice de l’urbanisme. Comment planifier dans un monde d’incertitudes économiques, sociales et climatiques ? Les modalités « classiques » de la conception des espaces de vie (habiter, travailler, circuler, se divertir), de la fabrique du commun, s’envisagent désormais dans de nouveaux registres, mixtes, réversibles, agiles, collectifs, ouverts.

L’anxiété écologique et la démocratie territoriale poussent à réinventer les métiers de l’urbanisme et de l’aménagement.

D’un autre côté, les secteurs de l’art et de la culture sont bousculés dans leur tréfonds. Ils sont plongés dans une crise existentielle parce que remisés au rang de non-essentiel, en proie à des affres économiques, concurrencés par l’ère numérique, mis en en question dans leur « utilité » sociale et environnementale. L’art et la culture, dans leur dimension florissante de l’époque Jack Lang, recherchent une légitimité à participer à la transformation de la société, de son « encapacitation » et de ses représentations.

Le monde de la création ne va pas sauver celui de l’urbanisme et inversement. Pour autant en les associant au mieux, ils déploient de possibles accessions à des changements de paradigmes. Mobiliser le champ de la création artistique hors les murs dans la fabrique urbaine et territoriale permet d’enrichir les pratiques par des savoir-faire alternatifs.

Sur le plan narratif d’abord : en produisant des récits, des images mentales renouvelées d’un site, d’une situation ou d’un territoire. Ces représentations permettent de projeter le futur d’un quartier, voire le « réhabiliter » symboliquement.

Sur un plan plus opérationnel ensuite : les savoir-faire tactiques et les compétences techniques des producteurs d’œuvres dans l’espace public sont habiles pour relever des défis de la réorientation écologique.

La réactivité de ces professionnels permet de composer avec divers aléas, contradictions, oppositions, avec les variations d’intensité d’un projet ; voire de déroger à certaines normes ; des registres que l’ingénierie territoriale aborde de façon très codée.

Ces modes opératoires tout terrain sont inventifs. En associant des compétences de conception, de production et des savoirs techniques, un certain monde artistique et culturel est rompu à la mise en ordre de marche d’un site en transition. Le récit et la technicité opérationnelle, les imaginaires et leurs matérialités, l’âme et l’aménagement, sont indissociables.

Lorsqu’un acte artistique dialogue talentueusement avec un lieu, qu’il y déploie un propos qui résonne avec le territoire – sa géographie, ses histoires, etc. –, il lui offre une perspective affective. Ces expériences renouvellent les perceptions d’un espace vécu en le chargeant d’une épaisseur fictionnelle, métaphorique ou symbolique, etc., comme ont pu le faire à leur époque les situationnistes ou encore le collectif Stalker2.

La création artistique en espace public est inspirante pour l’urbanisme. Elle a une capacité à faire urbanité, à agir au-delà de sa propre finalité (des œuvres publiques). Elle déploie des manières inédites, des méthodes de dialogue, des repérages, des jeux de négociations, etc. Les artistes convoquent des registres allégoriques, des modes impressionnistes, descriptifs ou surréalistes qui décadrent une situation complexe. La « mise en art » d’un espace structure des imaginaires qui peuvent accompagner l’esprit d’un lieu ou d’un projet.

Pour autant, ces fonctions d’intermédiation supposent des savoir-faire et savoir-être en termes :

  • d’écoute du « déjà-là », de révélation de l’existant, du territoire qui parle, etc. ;
  • de repérage (autorisé, subjectif) des dynamiques en présence, visibles ou invisibles ;
  • d’audace et d’interprétation, de recours aux pas de côtés, au décadrage pour recentrer les problématiques ;
  • d’éditorialisation (vectorisation) par l’entremêlement de savoirs (théoriques, pratiques, expérientiels, etc.) et par le retournement de postures (ascendo-descendant) ;
  • de faculté à créer publiquement les conditions de l’exaltation (donner du courage) de l’enthousiasme (plaisir), de l’adhésion.

L’Assemblée immatérielle, installation de Zazü.

Éditorialiser le territoire n’est pas seulement l’embellir ou l’animer

Quelle analogie entre un média et un territoire ? Un média propose un traitement de l’information depuis un angle précis, un parti pris, qui obéit à une grille de valeurs, qui permettent une hiérarchie des sujets. Il dispose d’un comité et de conférences de rédaction, d’une typologie d’articles (portraits, reportages, enquêtes, billets, brèves, etc.), et d’un process de production opérationnel très découpé-imbriqué. Cette composition peut se recomposer à tout moment en fonction de l’actualité et s’ouvrir à des contributions extérieures : débats, rebonds, blogs viennent alimenter le fil des idées d’un média contemporain.

Une composition urbaine ou territoriale se conçoit théoriquement avec ce même type d’ingrédients. Mais les multiples injonctions, réglementations, torsions, en arrivent souvent à ne plus pouvoir lire le fil éditorial. L’arc de valeur se perd, souvent noyé dans la complexité du système. Associer une démarche culturelle avant le projet peut-elle aider à son éditorialisation ? À remettre le système de valeurs au cœur du projet ?

Le « curateur territorial », un nouveau métier ?

À la notion d’éditorialisation qui aide à décrypter le monde, nous proposons volontiers l’approche curatoriale issue du domaine de l’exposition3. L’art et la culture vont parfois plus loin dans le registre de traduction du monde. Le recours aux concepts, aux imaginaires, aux sentiers narratifs ne cherchent pas à l’expliquer, mais à l’interpréter. Transposé au projet de territoire, et au-delà de la maîtrise d’œuvre, le curatoriat peut-il aider les maîtrises d’ouvrage à affirmer très en amont un angle, un récit ? À procéder à un assemblage souple d’éléments disjoints, de formats et d’intervenants non conventionnels ?

Ce transfert méthodologique semble inspirant pour travailler la refonte des outils et la méthode de l’intervention en urbanisme en aménagement. La compétence curatoriale repose essentiellement sur un savoir : combiner les registres, associer divers talents, tendre un sujet au regard de ses enjeux clés. Nous l’invitons volontiers dans le fil de la complexité.

L’approche narrative est performative

Le récit, la fiction, l’art, qu’il soit vivant, visuel, littéraire, etc., procède par un agencement du réel, subjectif et libre. C’est ce que, par exemple, la démarche du parlement de Loire4 nous enseigne. La construction de cette fiction institutionnelle (ou de cette institution fictionnelle) en passant par le droit, l’anthropologie, l’écologie et l’art permet de décadrer les sujets liés aux alertes du fleuve. En procédant par associations de registres, d’idées, de fonctions, l’approche fictionnelle ou narrative propose comme un jeu d’anamorphoses5.

Les libertés narratives offrent des lectures du réel, entre particularité et universalité. Par leurs formes (œuvres, gestes) ou par leurs forces (prismes spécifiques de lecture, résidences d’écriture, expérimentations, etc.). La mise en récit d’une réalité permet de la déconstruire, d’en modifier les perceptions et les représentations. Liée à un environnement spatial et social, la force d’un récit situé (qui entre en résonance avec un lieu ou un sujet) ouvre à des changements de perspective, charge un site ou une situation de nouveaux affects, voire les transforme symboliquement. Cette dimension transformatrice encapacite celles et ceux qui sont concerné·es par les sujets abordés. En s’y ré-attachant, voire en y contribuant par de nouvelles harmoniques (le participatif ne fait pas tout).

Des compositions avec l’inattendu

Ce que l’expression et la pratique artistiques de l’espace public apprennent à l’urbanisme, c’est aussi une capacité singulière d’écriture contextuelle. Pour atterrir, les scénarios négocient à toutes les étapes du processus (conception, repérage, identification des ressources, production, réalisation). Ils s’inspirent des atouts et contraintes d’un territoire, s’articulent de manière itérative avec leur contexte, jusqu’à faire évoluer le scénario lui-même au regard des éléments rencontrés ou inattendus. Dans le cas d’une création in situ, ces inattendus peuvent être une absence d’autorisation, des travaux, une perturbation météo, sonore, un incident, etc.

Tout le talent créatif consiste alors à faire avec ces fils aléatoires et de les tisser dans la matrice. La résonance ainsi créée est généralement source d’enthousiasme et d’adhésion. Le génie « dramaturgique » se situe dans l’interrelation entre « texte » et « contexte ».

La sérendipité qui prévaut à ce dialogue propose une armature souple et solide au projet. Dans le domaine de l’urbanisme et de l’aménagement, nous faisons volontiers l’analogie avec la notion de plan-guide et en particulier celui conçu par Alexandre Chemetoff sur l’île de Nantes6. La trame-perspective dessinée depuis un état des lieux précis, avec une vision exigeante, a déterminé les interventions en les inscrivant subtilement dans la géographie et la mémoire du site. Plus qu’un traitement, ce plan-guide a proposé un état d’esprit pour un projet ouvert, sachant laisser la place à ce qui advient. Une évolution au gré de l’actualité, des acteurs, des réalités économiques, conduit par quelques règles établies (échange de volumes pour chaque îlot, conservation de trames existantes, soin porté aux sols, etc.).

La posture « canard » ou l’approche descendo-ascendante

L’intervention descendante est souvent écrite « en chambre ». Elle atterrit ensuite dans une situation réelle (espace physique, environnement habité, etc.). Une approche ascendante se met d’abord à l’écoute des réalités d’un territoire. L’identification des ressources et des récits est le point d’appui pour sculpter un propos et le mettre en résonance avec son environnement. Une approche n’est pas exclusive de l’autre, au contraire. La posture dite du « canard » (qui plonge et remonte à la surface) est celle qui permet de passer du descendo-ascendant à l’ascendo-descendant, sans qu’il n’y ait de prévalence de l’une sur l’autre. Un propos s’élabore au plus près du terrain pour l’inscrire au mieux dans son contexte, revient en chambre, replonge jusqu’à produire le juste dialogue. Celui où l’appropriation peut se réaliser.

Par des procédés de repérage, des protocoles de rencontre, cet art est celui de savoir faire monter des imaginaires depuis un territoire, à partir d’une matrice subjective, puis de tresser des entités non homogènes jusqu’à l’objectivisation de la démarche.

Les trucs et astuces de l’art

D’une façon générale ces modes d’actions artistiques, fictionnels ou narratifs offrent des prismes qui peuvent faire partition commune autour des valeurs d’un territoire et d’un projet, ce qui manque souvent aux opérations classiques de l’aménagement… Au-delà des prismes, il y a aussi des méthodes, en l’occurrence, une capacité des acteurs artistiques et culturels à poursuivre l’écriture jusqu’à l’activation opérationnelle dans son contexte d’atterrissage. Mettre un site délaissé en ordre de marche pour lui redonner temporairement vie est, par exemple, une compétence de nature foraine.

Cette « foranité » consubstantielle aux approches situées prend en considération l’existant, le site, les voisins ; organise et joue avec l’intensité de l’éphémère, les modalités du partage d’une histoire peu ordinaire. Ses ingéniosités tactiques permettent des interventions « hors cadre ». La mobilisation d’une mosaïque de forces vives et l’à-propos de trouver des solutions provisoires, liées au réemploi, au frugal, aux jeux dérogatoires, etc., sont autant d’accélérations des possibles que prône le « permis de faire »7 de la loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, dite « LCAP »8, du 7 juillet 2016, transformé en « permis d’innover » par la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi « ELAN »9, du 23 novembre 2018.

Les points « gamma » ou le retournement du retournement

Pour autant, dans la relation arts et territoires, les liaisons peuvent être dangereuses : l’instrumentalisation des parties, la stratégie du soft pour faire monter la spéculation, ségréger plus qu’inclure, etc. Les dynamiques et les intérêts multiples font que les points radioactifs ne sont jamais loin. Pour servir l’intérêt général (inscription territoriale, dialogue, mémoire, pédagogie sur les sujets de transition, etc.) autant que la production de communs (espaces publics, représentations, gouvernances, etc.), Les démarches artistiques et culturelles doivent être bien articulées au projet.

Autre point sensible ; dans le champ de la création contemporaine se pose souvent la question de savoir si le déplacement de l’art et de la culture dans des secteurs autres que les politiques culturelles actuelles, loin de leurs lieux dédiés, est encore un fait artistique ou culturel.

L’art appliqué ou l’art impliqué sont-ils compatibles avec la notion de marché de l’art ou de l’histoire de l’esthétique ? Il convient de garder à l’esprit les bons termes de la fertilisation croisée.

Vers des clauses culture dans les marchés publics

À l’instar des clauses insertion ou de développement durable, nous proposons en lien avec les ministères de la Culture et de la Transition écologique un programme (appel à projets [AP] ou appel à manifestation d’intérêt [AMI]) pour faciliter l’incorporation de clauses culture dans les marchés publics de prestation.

Le programme en cours d’élaboration vise à introduire très en amont, auprès des maîtrises d’ouvrage, la possibilité d’un accompagnement culturel des projets de transformation et de transition des territoires. À partir d’une charte de valeurs, ces démarches portées et abondées par l’ensemble de la chaîne d’acteurs d’un projet, (maîtrise d’œuvre, entreprises, AMO, etc.) ont pour objectif de faciliter la mise en récit ouverte d’un projet, d’associer diverses parties prenantes (acteurs ressources, riverains, etc.), d’articuler un programme d’actions artistiques et culturelles à la définition des intentions programmatiques du projet, de l’inscrire au mieux dans son environnement écologique et humain, et de garantir la sécurisation juridique et le montage économique de ces actions.

  1. Le pôle arts et urbanisme (POLAU) est une structure ressource et de projets situés à la confluence de la création artistique et de l’aménagement des territoires. Créé en 2007, il développe en actes un laboratoire d’urbanisme culturel à destination des artistes et opérateurs, des chercheurs, des collectivités et des aménageurs, en France et à l’étranger. En croisant deux cultures professionnelles (méthodes et outils), il renouvelle les registres de la création artistique et de l’intervention urbaine. Les enjeux de territoire sont appréhendés comme de nouvelles matières à création ; le levier artistique et culturel est proposé comme outil de requalification souple des territoires. Par son activité d’incubations et expérimentations, il accompagne des projets artistiques liés à la ville et aux territoires. Au titre d’urbaniste spécialisé, il développe un volet d’études urbaines et d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO). Enfin, il produit, capitalise et diffuse la ressource émanant de ces croisements.
  2. Le collectif Stalker est un laboratoire d’art urbain, créé en 1995, à Rome, qui a mis en place l’Observatoire nomade réunissant divers artistes et architectes.
  3. Un curateur est en charge de la conception et de l’organisation d’une exposition : choix de la problématique ou de la thématique, des pièces présentées, de leur mise en espace et de leur diffusion auprès des publics. À lire : Lequeux E., « Curateur, le plus jeune métier du monde », Le Monde 19 juin 2013.
  4. https://polau.org/incubations/demarche-du-parlement-de-loire/, et Le Floc’h M. et de Toledo C., « Les potentiels de la fiction : le cas du “parlement de Loire” », Horizons publics juill.-août 2020, no 16, p. 62-69.
  5. Déformation d’images, de telle sorte que des images « bizarres » redeviennent normales ou des images normales deviennent « bizarres » quand elles sont vues à une certaine distance : « Si l’on se divertissait à faire l’histoire des surprises qui furent imaginées depuis un siècle, et des œuvres produites à partir d’un effet d’étonnement à provoquer, − par la bizarrerie, les déviations systématiques, les anamorphoses ; on formerait assez facilement le tableau où paraîtrait quelque distribution curieusement symétrique des moyens d’être original », Valéry P., Variété V, 1944, Gallimard, Folio Essais, p. 111.
  6. www.alexandre-chemetoff.com/ville/nantes
  7. L’article 88 de la LCAP autorise les acteurs de la construction à contourner certaines règles, à condition d’en remplir des objectifs fixés par d’autres moyens.
  8. L. no 2016-925, 7 juill. 2016, relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, dite « LCAP ».
  9. L. no 2018-1021, 23 nov. 2018, tant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi « ELAN ».
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