Revue
Grand entretienMagali Talandier : « Les leviers de la transition sont à chercher dans les interactions et les interdépendances territoriales »
Professeure à l’université Grenoble-Alpes, rattachée au laboratoire Pacte et membre de l’Institut de France, Magali Talandier s’intéresse depuis de nombreuses années au développement territorial, aux mutations sociétales et aux enjeux de la transition écologique. Depuis 2020, elle préside le comité scientifique de Capitale verte & transition pour la ville et la métropole de Grenoble.
Nous l’avons interviewé à l’occasion de la parution de l’un de ses derniers ouvrages, Développement territorial. Repenser les relations villes-campagnes1, dans lequel elle remet en perspective deux siècles de mutations territoriales et invite à revoir les méthodes, les outils et les approches classiques de l’aménagement du territoire, à l’aune des enjeux de transition.
BIO EXPRESS
2007Diplôme de docteur en urbanisme et aménagement du territoire à l’Institut d’urbanisme de Paris
2009
Maîtresse de conférences à l’université Grenoble-Alpes, laboratoire Pacte
2017Concours de professeure des universités à l’université Grenoble-Alpes, laboratoire Pacte
2020Entrée à l’Institut universitaire de France où elle développe un projet de recherche sur la résilience des systèmes urbains
2022Préside et anime les activités du conseil scientifique Grenoble, capitale verte européenne durant toute l’année
Quel regard portez-vous sur les grandes transformations à l’œuvre dans les territoires, vous qui êtes une économiste de formation, spécialisée dans l’analyse des systèmes territoriaux ?
Les territoires ont subi d’énormes transformations au cours des deux siècles derniers, la situation actuelle est l’héritage de ce riche passé. Ce qui est compliqué quand on travaille sur les territoires, c’est que ce passé laisse des traces spatiales, géographiques, politiques, culturelles, dont il faut tenir compte pour comprendre les nouvelles transformations aujourd’hui à l’œuvre. Ces traces peuvent être physiques, géographiques, mais aussi beaucoup plus immatérielles et culturelles. On se rend bien compte que notre capacité à changer et à transformer les choses dépend aussi de notre capacité à composer finalement ces héritages.
Nous avons besoin aujourd’hui de changer de récit, d’outils et de méthodes pour relever les défis écologiques, sociaux ou encore économiques de nos territoires. Des expérimentations émergent un peu partout, dans la sphère citoyenne, mais également chez les professionnels de l’aménagement. Les collectivités locales, les chercheurs et les experts se creusent la tête pour trouver de nouvelles façons de mesurer, d’observer et de comprendre les phénomènes, afin de sensibiliser les publics et accompagner les transformations. Cela étant, la formulation de nouveaux cadres théoriques reste selon moi encore un peu à la traîne, même si de nouveaux outils et méthodes se déploient. Les chercheurs en sciences humaines et sociales sont très attendus sur les questions de transition écologique dans les territoires. Les diagnostics émis par les sciences de la vie et de la terre sur le réchauffement climatique et la perte de biodiversité sont aujourd’hui largement partagés, mais il reste encore beaucoup à faire pour accompagner l’action et garantir une soutenabilité sociale des transitions.
Vous avez évoqué l’importance d’articuler les stratégies territoriales en tenant compte des traces du passé, et d’avoir une approche du temps long. Justement, dans votre ouvrage, vous revenez sur deux siècles de mutations spatio-démographiques, et vous montrez, grâce à une analyse fine reposant sur le traitement des données de population, comment la France est passée d’un modèle agraire traditionnel et rural à un modèle cognitif hyper moderne et métropolisé, au moins jusqu’en 2020, avant de basculer dans de nouvelles configurations territoriales, avec la crise sanitaire et l’urgence écologique.
Oui, c’est un peu la trame de mon livre : d’abord, proposer une mise en perspective historique et territorialisée du développement territorial, qui met en évidence les grands systèmes spatio-temporels, les régimes de développement et les transitions territoriales à l’œuvre depuis le xixe siècle. Cela permet de montrer les grandes recompositions vécues par les territoires sur un temps long, de ce qu’on appelle le modèle agraire et rural au modèle cognitif et métropolisé. Cette rétrospective géographique s’appuie sur deux siècles de données issues des recensements nationaux de la population à l’échelle des communes françaises. Cette approche permet notamment de bien montrer les liens étroits qui existent entre géographie du peuplement et dynamiques socio-économiques. Je reviens aussi sur la montée en puissance du modèle métropolitain des années 1990 à aux années 2020 qui s’appuie sur la croissance urbaine, l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication et l’avènement de ce que les économistes ont appelé « la nouvelle économie ». Enfin, la dernière partie de mon ouvrage traite directement de l’urgence du réchauffement climatique et aborde les questions des nouveaux cadres conceptuels et des outils qui émergent au niveau local pour accompagner les changements, ce qui suppose une large remise de nos façons de diagnostiquer l’état des territoires.
Ce que vous défendez dans vos ouvrages, c’est que les ressorts de la transition ne sont pas dans les oppositions entre la ville et la campagne, mais plutôt dans les interactions et les complémentarités territoriales. Est-ce que vous pourriez développer cette approche ?
S’il y a un message que j’ai envie de faire passer, c’est bien celui-ci. J’ai beaucoup travaillé sur cette question à partir d’analyses systémiques des relations territoriales. Je dis souvent que je ne suis pas spécialiste du rural, de la métropole, des villes moyennes, etc., mais spécialiste des territoires et des relations qu’ils entretiennent. C’est dans ces approches systémiques, parce que nous avons à faire à des problèmes complexes, que nous trouverons les leviers de changement. Hélas aujourd’hui, le territoire s’appréhende de plus en plus en termes d’opposition entres communes et intercommunalités, entre villes et campagne, entre métropoles et le reste des territoires. Pourtant, la réalité est beaucoup plus complexe, beaucoup plus riche. Face aux défis que nous devons relever, il faudra compter sur tous les territoires, et faire avec leurs diverses ressources, dans un souci de complémentarité et réciprocité des échanges. Pour cela, la recherche doit encore progresser sur la caractérisation de ces interactions entre les territoires : quels flux, quels acteurs, quels conflits et quels équilibres ? Avec le réchauffement climatique, il y aura de plus en plus de tensions pour accéder aux ressources. Il est essentiel d’engager un profond travail sur ces questions dès à présent, car je n’imagine pas qu’une collectivité locale puisse se saisir d’un enjeu écologique sans le partager, sans le penser avec son environnement.
Je suis persuadée que c’est en travaillant sur les liens qu’entretiennent les territoires que l’on pourra engager la transition écologique, car les territoires sont extrêmement complémentaires et dépendants.
Ce changement de récit commence-t-il à faire son chemin du côté des décideurs publics ? Depuis la fin de la crise sanitaire liée au covid-19, la résilience territoriale est dans toutes les bouches, et la métropole a perdu de son attractivité…
La vision d’une métropole attractive et ruisselante, plus compétitive que les autres territoires, avait déjà commencé à s’effriter avant la crise sanitaire. Le géographe Olivier Bouba-Olga et le sociologue Michel Grossetti ont notamment contribué à déconstruire la mythologie baptisée « CAME » (compétitivité, attractivité, métropolisation et excellence) selon laquelle les métropoles sont seules capables de produire des richesses et d’en faire bénéficier les territoires en périphérie. On s’est quand même rendu compte, quelques années après la crise économique de 2008 – donc bien avant la crise sanitaire de 2020 –, qu’un certain nombre de métropoles n’avaient pas si bien résisté que ça à la crise et que d’autres territoires finalement s’en sortaient aussi très bien. Le concept d’attractivité des métropoles ou des grands centres urbains est aussi remis en question avec l’accélération du changement climatique. Comment concilier aujourd’hui développement économique, territorial et transformation écologique ? Cette nouvelle équation, qui semble insoluble, s’impose aujourd’hui aux décideurs publics dans les territoires. Plutôt que d’attractivité, j’utiliserais plutôt le terme d’« hospitalité » et d’enjeux autour de « l’accueil ». Je pense notamment au courant de pensée « care », du « prendre soin », de « l’attention à l’autre » que l’on a vu revenir en force après la crise sanitaire.
On assiste aussi à un petit succès autour de la théorie du donut de Kate Raworth, dont la force réside dans son schéma qui permet de visualiser l’espace sûr et juste pour l’Humanité, entre le plafond environnemental (les limites planétaires) et le plancher social.
Quels sont les outils et les méthodes qui émergent justement dans les collectivités pour accompagner ces dynamiques de transformation ?
On sent une vraie effervescence autour de la manière de penser de nouveaux outils, de nouvelles méthodologies ou encore de faire de la concertation différemment. Un certain nombre de territoires essaient, par exemple, de mettre en place leur propre convention citoyenne pour le climat. On assiste aussi à un petit succès autour de la théorie du donut de Kate Raworth, dont la force réside dans son schéma qui permet de visualiser l’espace sûr et juste pour l’Humanité, situé entre le plafond environnemental (les limites planétaires) et le plancher social. Ce succès auprès des collectivités locales a démarré en 2020 à Amsterdam, la première ville au monde à instaurer le concept d’économie du donut dans ses choix de politiques publiques. Bruxelles, Genève, Grenoble, Valence, Paris, etc., se sont lancés dans la construction de leur donut. Il y a un effet de mode, mais cet outil permet de réellement faire un pas de côté. Il oblige aussi les services d’une collectivité à coopérer pour définir les bornes du modèle. Une autre tendance que j’observe dans les territoires, c’est l’essor des indicateurs de bien-être pour sortir d’une approche exclusivement basée sur la croissance et la compétitivité, par exemple l’indicateur de bien-être soutenable territorialisé (IBEST) de la métropole de Grenoble-Alpes ou l’indicateur de santé sociale de la région Nord-Pas-de-Calais. Ce sont de nouvelles façons d’accompagner la décision qui incitent les directions générales à bifurquer. Les quatre scénarios de l’ADEME peuvent aussi être des boussoles pour les acteurs locaux. Les collectivités se disent : « Bon, qu’est-ce qu’on fait avec ces scénarios ? Comment peut-on se les approprier ? Comment les décliner sur notre territoire ? » On pourrait ainsi multiplier les exemples et étendre la liste des expérimentations.
C’est dans ces approches systémiques, parce que nous avons à faire des problèmes complexes, que nous trouverons les leviers de changement.
« L’intermédiation territoriale » est une autre grille de lecture que vous défendez dans vos différents ouvrages permettant de comprendre plus finement la dynamique des territoires. Vous en avez fait une de vos clés de lecture et de décryptage. Pourriez-vous nous présenter ce concept et nous expliquer en quoi il est toujours utile et opératoire pour penser les transitions et les bouleversements plus profonds qui nous attendent.
Le concept d’intermédiation territoriale a été initié par Claude Lacour au milieu des années 1990 et repris, depuis, par Fabien Nadou. Ce concept insiste, encore une fois, sur les relations, sur le rôle que peuvent jouer les territoires dans ce besoin de considérer les problèmes à l’aune d’une grille systémique. Cette idée d’intermédiation est d’autant plus pertinente dans la société d’aujourd’hui où les mondes, les sphères, s’opposent et ont du mal à dialoguer ou à articuler leur mode d’action, y compris dans le champ économique. Les questions alimentaires sont un exemple intéressant. Des visions diamétralement opposées co-existent, et ont tendance à s’entrechoquer lorsqu’on aborde la nécessité d’engager la transition alimentaire. Dès lors, comment faire bouger l’agro-industrie sans établir une connexion, un dialogue avec les tenants d’une transformation radicale du système alimentaire ? Quels sont les passeurs, les intermédiaires de ces systèmes ? Un autre exemple pourrait être donné sur le cas des tiers-lieux, qui sont en plein essor et jouent très souvent cette fonction d’intermédiation. En hybridant les fonctions dans un même lieu, en provoquant des rencontres inattendues, ces tiers-lieux peuvent créer les conditions d’un dialogue avec les pouvoirs publics locaux, avec le monde économique « classique », avec des citoyens engagés, etc., sur les questions de transition écologique.
On parle beaucoup dans les médias de l’impact du télétravail dans les territoires et de l’exode urbain après le covid-19. Quel regard portez-vous sur ces tendances ?
Il n’y a pas eu d’exode urbain massif, comme l’ont montré les premiers chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), mais également les résultats d’une étude intitulée Exode urbain : impacts de la pandémie de covid-19 sur les mobilités résidentielles (2022), co-pilotée par le réseau rural français et le plan urbanisme construction architecture (PUCA)2. Cependant, s’il n’y a pas eu de déménagement massif des urbains vers les campagnes, on observe néanmoins une reprise très claire de l’attractivité migratoire des espaces ruraux. Je développe ces analyses dans l’ouvrage, et montre que cette attractivité rurale se renforce dans les espaces déjà très résidentiels et touristiques. Il faut donc prêter une attention à ces dynamiques rurales, mais aussi à celles, peut-être plus inattendues, des villes moyennes. En effet, les derniers recensements de l’Insee montrent que le solde migratoire des villes moyennes est redevenu positif. Angers, Nîmes, Caen, Le Mans, mais aussi des villes moyennes situées dans la périphérie de Bordeaux ou Paris ont la cote. Ces tendances sont-elles liées à l’essor du télétravail ? C’est difficile à dire. Tout d’abord, notons que seulement 30 % de la population de travailleurs peut télétravailler, c’est-à-dire qu’elle exerce un métier compatible avec le télétravail. Le profil de ces travailleurs est également très spécifique : le plus souvent urbain, cadres aux revenus élevés ou professions libérales. Cependant, là encore, nous devons être attentifs aux signaux faibles. Des recompositions résidentielles se dessinent. Elles sont liées au télétravail, à la recherche d’un autre cadre de vie, au sens et à la place que les jeunes accordent au travail, mais aussi tout simplement au vieillissement de la population, à l’augmentation des retraités. Elles ne bouleversent pas aujourd’hui nos configurations spatiales, mais peuvent avoir des impacts à long terme sur les équilibres territoriaux, sur les pratiques de mobilité, sur les besoins fonciers et immobiliers, et se traduire par des coûts environnementaux qu’il convient d’anticiper.
Les diagnostics émis par les sciences de la vie et de la terre sur le réchauffement climatique et la perte de biodiversité sont aujourd’hui largement partagés, mais il reste encore beaucoup à faire pour accompagner l’action et garantir un soutenabilité sociale des transitions.
Repenser de façon systémique
les liens entre villes et campagnes3
La révolution industrielle, l’essor d’une économie tertiaire, puis la globalisation ont profondément modifié notre rapport à l’espace, à l’habiter, nous faisant ainsi passer d’une société rurale à une société métropolisée. Tous les territoires accompagnent, subissent, anticipent ces transformations socio-économiques. À l’heure de l’urgence climatique, les villes, à la fois productrices et consommatrices de ressources, doivent inventer de nouveaux modes de développement, plus sobres et plus résilients.
Cet ouvrage propose une synthèse des modèles de développement territorial et une analyse de leurs impacts sociaux et environnementaux. Il présente également des exemples alternatifs sur la base de cas concrets, qui permettent de mettre à distance les concepts établis et les approches caricaturales, afin de repenser de façon systémique les liens entre villes et campagnes. Car, c’est à cette condition que les territoires pourront devenir des leviers essentiels de la transition socio-écologique.
Quelle est votre actualité et quels sont vos projets pour les prochains mois ?
J’ai plusieurs projets de recherche sur la table. L’un d’eux m’a permis d’intégrer l’Institut universitaire de France. Dans le projet sur la résilience des systèmes urbains, j’essaie d’aller plus loin dans l’analyse des interdépendances territoriales. Jusqu’à présent, je l’ai beaucoup fait sous l’angle socio-économique avec des indicateurs comme les flux de richesses, de personnes et d’activité économique. J’essaie aujourd’hui de doubler cette analyse socio-économique par une analyse du métabolisme physique en creusant la question des flux d’énergie, de déchets de bois, d’eau et de matière pour dresser une cartographie de ces nouvelles interdépendances. L’intérêt de ce projet de recherche est de permettre aux décideurs et aux acteurs d’agir en conscience, de comprendre de quoi ils dépendent et comment ils peuvent réguler aussi ces flux. Je mène aussi, avec d’autres collègues, un travail sur les données de co-voiturage – comme celles de la plateforme BlaBlacar – pour voir et comprendre les comportements de co-voiturage et la place des territoires là-dedans. Avec une question de fond : quels sont les territoires auxquels ce type de plateforme rend service ? Peut-on considérer que le covoiturage est finalement un service urbain ou un service rural ? Les premiers résultats montrent que le covoiturage sert surtout les territoires ruraux, car il n’y a pas ou peu de transport public. Les villes moyennes deviennent des places structurantes et des hubs pour ce type de mise en relation. Je continue aussi à travailler avec le territoire de Valence-Romans autour du programme d’investissement d’avenir (PIA) de start-up de territoire et qui vise à essayer de voir si de nouveaux modèles de développement économique sont possibles pour soutenir un entrepreneuriat qui se construit avec les citoyens d’un territoire. Enfin, nous démarrons un programme de recherche-action sur l’expérimentation de nouveaux modèles de développement économique local, avec l’Agence à la transition écologique (Ademe), France urbaine, Intercommunalités de France et La 27e Région. En s’inspirant d’expériences européennes, nous allons tester dans les collectivités partenaires du projet, de nouvelles politiques économiques locales. Rendez-vous dans deux ans pour les premiers résultats !
- Talandier M., Développement territorial. Repenser les relations villes-campagnes, 2023, Armand Collin, Le siècle urbain.
- https://www.reseaurural.fr/centre-de-ressources/documents/etude-exode-urbain-impacts-pandemie
- Talandier M., Développement territorial. Repenser les relations villes-campagnes, op. cit.