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Marina Lafay : « La nuit peut contribuer à réinventer les politiques publiques. »

Le 30 juillet 2025

Marina Lafay est présidente de Tempo territorial depuis trois ans. Elle est également adjointe à la maire de Strasbourg, en charge des familles et des politiques temporelles. Elle est aussi élue de quartier pour les affaires de proximité et copilote de la vie nocturne à Strasbourg.

Qu’est-ce que les politiques temporelles et quand sont-elles apparues dans les collectivités locales ?

Les politiques temporelles sont nées il y a une trentaine d’années en Europe, précisément en Italie, dans la région de Milan. Elles se sont rapidement développées dans plusieurs pays d’Europe, dont la France. Tempo territorial, qui a fêté ses 20 ans, est emblématique de ce déploiement en France. Le contexte de leur naissance en Italie était lié aux modifications de l’urbanisme, notamment l’éloignement des usines des centres-villes et des lieux d’habitation. Cela a créé des difficultés, notamment pour les ouvrières, qui se retrouvaient avec un temps de transport long et ne pouvaient pas effectuer leurs démarches quotidiennes ou assurer la prise en charge de leurs enfants, les horaires des services publics ou des commerces n’ayant pas suivi les changements d’horaires de travail. Elles se sont mobilisées, demandant aux élus locaux d’adapter les horaires. Deux axes fondateurs sont à retenir de cette démarche des ouvrières italiennes. Premièrement, un axe contre les discriminations qui cherche à lutter contre la double journée des femmes ou les discriminations liées au temps qui pèsent plus sur elles. Deuxièmement, la recherche de ce qu’on appelle le « lifetime balance », c’est-à-dire des équilibres de vie entre le temps professionnel et le temps privé.

Les politiques temporelles sont nées il y a une trentaine d'années en Europe, précisément en Italie, dans la région de Milan.

Aujourd’hui, les politiques temporelles travaillent sur tout ce qui relève du temps, qui est souvent un prisme oublié dans les politiques publiques au profit de l’espace. Notre objectif est de promouvoir le fait de travailler l’espace conjointement au temps. Cela inclut d’agir sur la question des horaires des services (qui est fondatrice), mais aussi de réfléchir sur le rythme dans la ville, la vitesse, la cadence dans les transports, la saisonnalité, les temps de vie d’un bâtiment (cycles de vie au cours de la journée, semaine, ou sur sa durabilité). La nuit a également été travaillée dès le début.

La nuit redevient un enjeu important à l'heure du changement climatique et dans un contexte post-covid.

Y a-t-il des villes pionnières en France en matière de politiques temporelles ?

En France, la ville la plus investie dès le début a été Rennes, où le maire Edmond Hervé s’est engagé jusqu’à porter la question au niveau de l’État dans un rapport du Sénat1.

D’autres villes et métropoles se sont également impliquées précocement, telles que Lille, Paris, Lyon et Strasbourg. On peut aussi citer Avignon et Fleury-les-Aubrais qui sont également actives, ainsi que l’université de Poitiers. Concernant spécifiquement les politiques de la nuit, certaines villes ont aussi mené des actions sur la nuit, sans forcément les intégrer dans le champ des politiques temporelles, comme Nantes, Lille, Rennes, et Bordeaux qui, dès le début des années 2000, ont développé les premières chartes de la vie nocturne.

Combien de collectivités font partie du réseau Tempo territorial ?

On les retrouvera sur une carte à jour sur le site de Tempo territorial. Les adhérents historiques et toujours actifs cités sont les collectivités de la ville de Strasbourg, Lille ville et métropole, Paris, Rennes ville et métropole, Lyon Métropole, Avignon, Fleury-les-Aubrais, et l’université de Poitiers. Toutes disposent de bureau ou mission des temps, c’est-à-dire d’un service dédié et qui est souvent adossé ou conjoint à celui de l’innovation. Tempo territorial est également membre du réseau européen Time Use Initiative (TUI) qui fédère de grandes métropoles européennes autour des politiques temporelles (Barcelone, Milan, Strasbourg, Rennes, Bolzano, etc.). Ce réseau a signé la Déclaration de Barcelone, un acte fondateur il y a quatre ans, ainsi que les villes de Strasbourg et de Rennes. Ce réseau européen produit des travaux, notamment des livres blancs. Un livre blanc sur la nuit a été réalisé en 20242, avec notamment la participation de Londres, une capitale engagée sur ces sujets.

Quelle est la place de la nuit dans les politiques temporelles aujourd’hui ?

Historiquement, les politiques de la nuit et les politiques temporelles ont souvent consisté en une gestion des nuisances liées aux établissements de nuit, cherchant un équilibre entre la nuit qui fête et la nuit qui dort. Aujourd’hui, ce prisme est jugé insuffisant, notamment en raison des enjeux climatiques. La nuit redevient un enjeu important à l’heure du changement climatique et dans un contexte post-covid. Les enjeux actuels de la nuit sont multiples. Je pense d’abord aux enjeux climatiques, avec les questions de trame noire et la nuit comme espace de refuge en cas de canicule extrême. Certaines villes ont ouvert des parcs la nuit pendant les canicules. Avec le réchauffement climatique, il faut imaginer des changements d’habitudes et de comportements pour s’adapter, par exemple aux épisodes de canicule, avec une possible « méditerranéisation » des usages. Le deuxième enjeu, c’est une organisation du travail qui a beaucoup évolué depuis la covid-19. Le télétravail a mis en avant la fragmentation du temps de travail et il faut savoir que le travail de nuit n’est pas marginal. Enfin, un troisième enjeu porte sur la multiplicité des « nuits » : la nuit n’est pas seulement celle qui fête et celle qui dort, il y a aussi la nuit qui travaille, la nuit culturelle, la nuit des animaux, la nuit des déplacements/mobilités, etc. La nuit est un temps où se cristallisent beaucoup de choses, et, à bien des égards, ce qui s’y passe éclaire le jour, notamment sur les discriminations, exclusions, inégalités et vulnérabilités. Regarder la nuit donne des éclairages sur les tensions existantes le jour. Il est également crucial de prendre en compte la nuit qui dort. Le temps dédié au sommeil est de plus en plus réduit et fragile, posant des questions de santé aujourd’hui documentées scientifiquement. S’intéresser à la chronobiologie et à la trame noire est important pour garantir aussi une obscurité maximale favorable au sommeil.

Comment ces politiques se traduisent-elles concrètement dans les collectivités ?

Par le passé, cela s’est souvent traduit par des chartes de vie nocturne et des modes de gouvernance particuliers, comme la nomination de « maires de la nuit » 3 ou « night mayor ». Ces personnes ne sont pas des élus dédiés mais sont nommées. Dans certaines villes, l’enjeu a été de réenchanter ou réanimer la nuit qui se perdait, notamment après le covid qui a entraîné un repli des divertissements dans l’espace privé. Cela pose d’ailleurs des questions pour les acteurs publics, car les problèmes comme l’alcoolisme ou la soumission chimique sont plus difficiles à contrôler et maîtriser dans l’espace privé.

Des actions concrètes visent à rendre le milieu de la nuit plus sécurisé et inclusif, et à assurer la cohabitation des activités. Un exemple à Strasbourg (et d’autres villes européennes dans le cadre du projet Shine) est le travail avec la police municipale, le service prévention et les acteurs de la vie nocturne pour prévenir les violences sexistes et sexuelles face à la soumission chimique. Ce projet implique la formation des partenaires et la mise en place d’un schéma de prise en charge dès les premiers signaux faibles. L’objectif, in fine, est une nuit inclusive où chacun et chacune, notamment les femmes, se sente légitime et en sécurité.

Une ville, qu’elle soit moyenne ou grande, se doit d’avoir une vie nocturne. C’est un axe d’épanouissement pour les citoyens et cela fait partie de la désirabilité d’un territoire.

La culture peut aussi s’inviter durant la nuit (ex. : Nuit des musées, Nuit blanche, etc.). Il s’agit de réfléchir aux activités culturelles nocturnes existantes (souvent mal identifiées, y compris dans des lieux non dédiés aux spectacles comme les cafés concerts) et d’adapter les horaires. La nuit peut aussi être une opportunité pour désaturer le jour, surtout face au manque de foncier dans les villes. Des activités qui saturent l’espace le jour (tourisme, culture, salles municipales, ramassage des déchets) peuvent être déplacées la nuit. L’exemple de Hanoï collectant ses déchets recyclables la nuit (car les rues sont saturées le jour) est frappant4. Utiliser le levier temps, en déplaçant les horaires, est une vraie solution quand l’espace est engorgé. Parmi les solutions : agencer les transports aux besoins réels, comme l’a montré l’université de Poitiers avec les étudiants5.

Faut-il repenser la nuit avec le réchauffement climatique ? La nuit va-t-elle devenir un temps « obligé » ?

L’espoir est que le changement climatique amène les villes à regarder la nuit dans toute sa complexité et du moins à ne pas l’oublier. La nuit n’est pas seulement un problème, c’est aussi, je crois, une opportunité, notamment en termes de réchauffement climatique (temps de refuge, prévention des risques comme la mortalité due aux canicules). Face aux contraintes croissantes (manque de foncier, saturation de l’espace le jour), l’utilisation du temps nocturne pour certaines activités (collecte des déchets, activités associatives ou culturelles plus tard le soir) mérite aussi d’être regardé comme une solution. Cela ne la rend pas « obligée » au sens strict, mais certainement plus explorée et plus utilisée.

Les politiques temporelles contribuent-elles à renforcer la désirabilité des territoires ?

Oui, une ville, qu’elle soit moyenne ou grande, se doit d’avoir une vie nocturne. C’est un axe d’épanouissement pour les citoyens et cela fait partie de la désirabilité d’un territoire. Cependant, cela doit se faire à condition de ne pas perturber les équilibres de vie, y compris en considérant ceux qui ne souhaitent pas occuper le temps nocturne. La gestion des équilibres (« lifetime balance ») est tout à fait fondamentale. L’objectif est surtout que tout le monde cohabite bien. Il n’y a pas de volonté de « mettre la ville sous une chape et de l’endormir ». Il faut permettre à la vie nocturne de continuer, en n’oubliant pas que c’est un secteur économique important. Travailler main dans la main avec les acteurs de la vie nocturne est essentiel pour éviter que les villes ne deviennent de « belles endormies ». La désirabilité de la nuit passe aussi par la rendre inclusive et sécurisée.

Y a-t-il d’autres aspects explorés concernant la nuit ?

Oui, la vision est de plus en plus systémique. La nuit est vue comme un espace d’épanouissement et de réinvention. Des aspects moins souvent travaillés par les villes sont explorés, comme les dimensions émotionnelles et sensorielles (l’obscurité qui ouvre d’autres champs de rapport à la ville, d’autres champs esthétiques, la question des odeurs). L’objectif est de dépasser largement la lutte contre les nuisances pour cultiver la nuit dans tout ce qu’elle a de beau.

Vous organisez votre prochaine rencontre annuelle « Temporelles 2025 » sur les temps des ruralités à Cluny les 14 et 15 octobre prochains. Que pouvez-vous nous dire sur les politiques temporelles dans les ruralités ?

La ruralité est en effet un sujet moins exploré dans les politiques temporelles ; c’est pour cette raison que Tempo territorial y consacre son prochain événement. L’association travaille avec l’association des maires ruraux de France (AMRF) de longue date et c’est avec elle que nous co-organisons cet événement. Il est probable que les territoires ruraux pratiquent déjà certaines politiques temporelles « par bon sens », sans leur donner l’étiquette « time policies ». Par exemple, l’ouverture des cours d’école en dehors des temps scolaires pour mutualiser les espaces est quelque chose qui a souvent été fait dans les petites communes, par bon sens et relations de confiance. Identifier et développer toutes ces actions peut être forces d’impulsion. L’enjeu fondamental aujourd’hui pour les zones rurales est l’enclavement renforcé, dû à la désertification des services publics essentiels. La question du « territoire de la demi-heure » (équivalent en zone rurale de la « ville du quart d’heure », popularisée par Carlos Moreno6) est centrale. Il s’agit d’avoir les services essentiels (travail, santé, alimentation, sport, culture, éducation) à moins de 30 minutes de chez soi. Penser en temps, en minutes, est intéressant, car cela questionne la disponibilité et l’agencement des transports au rythme de vie et contraintes réelles des habitants. C’est un enjeu crucial qui affecte la qualité de vie, peut causer la perte d’habitants. Il est aussi lié à des enjeux démocratiques (la dégradation d’accès aux services publics est un des facteurs qui nourrit le sentiment d’isolement et la tentation de vote vers l’extrême droite).

Tempo territorial, le réseau des acteurs
des politiques temporelles

Aménagement du territoire, mobilités, rythmes scolaires, horaires d’ouverture des services au public et notamment des bibliothèques, ouverture des commerces le dimanche, vie nocturne, mais aussi prise en compte du temps dans les territoires ruraux, etc. Ce sont autant de thèmes de politiques publiques temporelles sur lesquels le réseau Tempo territorial accompagne les collectivités locales.

Créée en 2004, l’association Tempo territorial constitue le réseau national des acteurs des politiques temporelles. Elle réunit des collectivités, des universitaires, des associations, des consultants, des experts, des individus sensibilisés au sujet de la conciliation des temps de vies. Le réseau Tempo, c’est d’abord un lieu d’échanges de bonnes pratiques où chaque membre participe et favorise l’échange, le débat sur des sujets d’actualités portés par les territoires adhérents. C’est un lieu de partage, d’apprentissage, de mutualisation, de coopération entre acteurs des politiques temporelles, de manière à :

• accompagner les acteurs des territoires dans la mise en œuvre des politiques temporelles locales ;

• intégrer la dimension temporelle, dans l’ensemble des politiques publiques déclinées par une collectivité locale avec, par exemple :

  • l’urbanisme, l’aménagement (chrono aménagement, occupation temporaire, modularité des programmes, ville du quart d’heure, etc.),
  • l’environnement (l’impact de nos rythmes de vies),
  • le développement économique, et le développement des services au public (organisation du travail, télétravail, coworking, tiers lieux, articulation vie pro et perso, etc.),
  • les déplacements, et la mobilité (bouquets de services de mobilité selon les horaires, lissage des heures de pointe, modalités de déplacement alternatives, etc.),
  • l’adaptation des services aux rythmes de vie : action sociale, culturelle, sportive, ou de loisirs, etc. ;

• ainsi, permettre le débat public, à l’échelle locale, nationale et européenne, sur les pratiques temporelles entre pouvoirs publics, entreprises, habitants, salariés, usagers et leurs représentants.

  1. Senat, Les politiques temporelles des collectivités territoriales, rapp. inf. no 558 (2013-2014), 22 mai 2014.
  2. Local and Regional Time Agenda. Topic 4. Urban nighttime Policies, 2024.
  3. Lire l’interview de « Frédéric Hocquard : ‘‘Il devient urgent de penser le développement de la vie nocturne au-delà des limites administratives de Paris.’’ », p. 58-61.
  4. Voir les travaux de Thai Huyen Nguyen et Thi Hai Yen Nguyen, université d’architecture de Hanoï, présentés lors du colloque récent « Nuit des Suds », Fès, 20 au 23 sept. 2024.
  5. Voir Les temporelles de 2021, événement annuel du réseau Tempo : https://tempoterritorial.fr/temps-et-rythmes-des-etudiants-quelles-conciliations
  6. Moreno C., Droit de cité. De la « ville-monde » à la « ville du quart d’heure », 2020, Éditions de l’Observatoire.
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