Pioune City, ou l'administration permanente du futur

Ville intelligente
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Le 6 décembre 2018

Horizons publics vous propose un récit prospectif et plus littéraire pour imaginer l’administration du futur. Ce scénario est issu d’un atelier organisé lors des 10 ans de la 27e Région, laboratoire de recherche-action pour transformer les politiques publiques, organisé en septembre 2018 autour de la thématique « Administration permanente, embrasser la complexité ». Bienvenue dans un futur pas si éloigné, à Pioune city, prototype de la ville gérée par une administration permanente.

Disruption. Le terme avait été popularisé par un ancien président de la République. Plus tard mon métier de journaliste m’amena à parcourir le monde à la recherche d’expérimentations politiques réellement disruptives. J’avais été témoin d’expériences diverses et étonnantes, mais pour faire le constat que la disruption c’était souvent un peu de neuf avec beaucoup de vieux. Jusqu’à ce jour où je croisai la route de Steve Tanen pour le cinquantenaire de la 27e Région organisé dans une grande ferme publique de Détroit. Steve Tanen était une sorte de viking filiforme très discret. Autour d’un cocktail nous échangions des banalités sur nos parcours, lorsque ce dernier me lança : « J’ai lu vos enquêtes. Vous cherchez toujours une expérience politique qui sorte des sentiers battus ? Si vous n’avez pas peur des serpents, faites-moi l’honneur d’une visite à Sibiu. Vous ne serez pas déçu. »

Deux semaines plus tard, j’atterrissais au milieu du nouveau désert de Transylvanie à l’est de Sibiu en Roumanie. Steve Tanen me conduisit à l’intérieur d’une sorte de sphère volante équipée de bras géants. À peine étions-nous sortis de l’engin qu’un bâtiment en bois se présenta devant nous. Il était écrit sur la porte d’entrée : DGEC.

« C’est notre cœur administratif, dit-il. Il a été inventé par des farfelus en 2018 lors d’un atelier de la 27e Région, qui ont abandonné leurs idées sur la table. Bien leur en a pris... »

Des personnes entraient et sortaient d’un pas décidé.

« Ce sont nos “agents vides”. On les appelle ainsi car ils n’ont pas de missions prédéfinies, si ce n’est : écouter, informer et improviser. Ils sont assez affairés en ce moment car nous luttons contre une crise de panique dans le secteur agro-alimentaire régional. »

Steve Tanen m’expliqua que les agents vides étaient reliés au centre névralgique de la DGEC, que nous visiterions en fin de journée. Je supposais à cet instant qu’il s’agissait d’une administration occulte financée par un État ou une multinationale travaillant sur des technologies de refroidissement du globe, des politiques d’auto-suffisance alimentaire avancées ou quelque chose dans le genre. Tanen me présenta un agent équipé d’une sorte de récepteur au niveau du col de chemise.

« Chaque agent est muni d’une antenne à crise », précisa Tanen. Jean-Louis, d’après son matricule est spécialisé dans la détection des crises de perte de confiance dans l’avenir des populations de moins de 20 ans.

Nous étions à présent dans une large rue. Il y avait là des maraîchers et des boutiques plus énigmatiques aux vitres sans tain.

« Cher ami je ne vais pas vous faire languir plus longtemps, lança Tanen au beau milieu de la rue. Vous êtes à Pioune city, un prototype de ville gérée par une administration permanente dont le rôle est d’embrasser la complexité du monde en apprenant de ses crises. Elle programme son auto-destruction afin que l’on puisse se passer d’elle. » Il pointa son index en direction d’une vallée. « Vous apercevez le cimetière des administrations et ses 22 sépultures abritant plusieurs générations de Piounes. »

Je comprenais que « Pioune » était le nom de cette étrange administration, ou de son chef. Nous entrâmes dans un nouveau bâtiment sur lequel il était écrit : « ECR – École du civisme réel ». Un bureau d’accueil était placé à l’entrée d’une grande salle de sport. Nous nous approchâmes d’une jeune femme portant une charge lourde sur les épaules, parée par un agent en uniforme vert.

« Bonjour, dit l’homme semblant préparé à ce genre de visite. Je suis apopificateur et Irma est une future super-citoyenne. Excusez si je parle à sa place mais elle n’est pas dans les meilleures dispositions. Irma est entrée à l’ECR il y a deux mois et voici la première épreuve pratique de sa formation. 

– C’est une épreuve de squats, je répondis.

– Pas tout à fait. Irma porte sur ses épaules des altères en péril, ou pas. Terre en péril... saisissez le jeu de mot ? Enfin, on appelle ça un APOP.

– Un APOP...

– Oui, d’où ma fonction d’apopificateur, continua l’agent.

– Très bien, mais je ne suis pas sûr de comprendre...

– L’APOP permet à Irma de percevoir la charge publique et collective inhérente aux crises, directement sur ses épaules. Qui n’a pas ressenti physiquement le poids de la charge publique ne sera jamais réellement engagé pour en assumer sa part ! Encore trois épreuves à passer au cours des deux prochaines années, et je ne doute pas qu’Irma fera une super-citoyenne. »

Steve Tanen me pria de poursuivre la visite car nous risquions de prendre du retard.

« Je vous expliquerai cela... Sachez en attendant que d’après l’essai de Martin Fly, la citoyenneté réelle ne peut exister que lorsque le poids des communs en péril se manifeste à des endroits stratégiques du corps. D’où le titre de sa thèse La politique à l’estomac. À Pioune city, nous préférons avoir 10 % de super-citoyens sentant réellement le poids de la charge commune que 99 % d’idiots persuadés de changer le monde avec une équipement de real politique virtuelle. Voyez ? »

À cet instant, j’avais pensé : « Je suis chez les fous », mais ma curiosité était désormais tout à fait éveillée. Nous avions rejoint une clairière entourée d’arbres foisonnants, dissimulée derrière des bâtiments administratifs. Nous nous approchâmes d’un mobilier en pierre de forme circulaire et creux.

« J’en suis très fier !, cria presque Tanen. Dix ans pour le mettre au point, nous avons bien cru ne jamais y arriver. » Il nomma cette installation : « Le puits de la confiance. »

Quand on se penchait au-dessus, on pouvait entendre une fine ébullition et apercevoir des lueurs colorées très étranges. Tanen m’expliqua en préambule que les agents vides de la DGEC devaient effectuer une série d’exercices, visant à cultiver la confiance dans le citoyen.

« Que font-ils, cela m’intéresse bien, demandais-je.

– Ils tombent en arrière, répondit Tanen du tac au tac.

– Ils tombent en arrière, c’est-à-dire ?

– Eh bien, avant d’aller travailler chaque matin, les agents doivent s’arrêter sur une croix en pleine rue, fermer les yeux cinq secondes, puis se laisser tomber en arrière...

– Mais pourquoi ? Ils se sont mal...

– Nullement. Nous sommes à Pioune city, cher ami ! Et il y a toujours un citoyen pour s’empresser de les réceptionner. C’est par ce genre de geste rituel que les agents mettent à l’épreuve leur confiance envers les citoyens. Sans cela, notre administration ne pourrait pas fonctionner. Décisif ! »

Il prétendait que Pioune city était parvenue à remplir ce puits avec cette énergie de la confiance, qui en était à la fois la trace et le garant. J’étais bouche-bée. J’avais mille questions à poser, lorsque Tanen me prit encore de cours.

« Je crois qu’il est l’heure de rencontrer le patron. »

En chemin nous croisâmes un individu chichement vêtu, qui traça élégamment un cercle blanc sur le sol. Tout à coup une femme agent et un ouvrier s’assirent en tailleur et un conciliabule démarra entre ces trois-là. Tanen prétendit que l’individu chétif était un poète.

Nous étions arrivés dans une petite cabane de fortune au bout d’une ruelle. C’est là que je fis la rencontre d’une pieuvre avec une bouche rouge énorme.

« C’est le Pioune ! Notre Pioune est un hybride entre une pieuvre et un clown. Cela peut ressembler à une blague mais c’est sérieux !, affirma Tanen.

– C’est votre chef ?, demandais-je, ébaubi.

– En quelque sorte oui. Mais dans le jargon technique on appelle aussi cela un “ganglion administratif”. Voyez, tout ce que les agents vides remontent sur les crises lui parvient. Le Pioune stocke tout, analyse, fait la synthèse et renvoie aux agents vides des consignes et techniques pour désamorcer les crises en cours. Ainsi à l’aide de ses grands bras et de sa grande bouche, parvient-il peu à peu à embrasser la complexité de notre monde... »

Ce Pioune n’avait l’air ni triste, ni gai. Cependant il semblait diminuer à vue d’œil. Tanen fit un pas de côté avec un air de vendeur de bimoteur à hydrogène.

« Ce à quoi vous assistez est exceptionnel. Nous sommes à la fin d’un épisode de crise. Ce Pioune a rempli sa mission et se rétracte. La cérémonie annuelle d’embrassement de la complexité aura lieu ce soir. Nous enterrerons sa dépouille, entre autre chose ! »

Là, il m’expliqua que je pourrais être initié à la danse des séismes, au jonglage avec des tuiles ou au surf de crue, autant d’activités auxquelles les agents vides s’adonnaient en situation de catastrophe naturelle afin d’apprendre à « sortir des crises par le haut », dit-il. J’étais sans doute vraiment chez les fous.

Steve Tanen me laissa mariner quelques heures dans un bureau. Le soir, autour d’un nouveau cocktail qui précédait la cérémonie, il m’aida enfin à assembler toutes les pièces de cet étrange puzzle.

Pioune city était donc un prototype d’administration permanente. Sa direction générale d’embrassement de la complexité (DGEC), était programmée pour faire face aux crises en tous genres et s’autodétruire afin qu’on se passe de ses services à terme. Le Pioune absorbait les informations sur les crises collectées par les agents vides sur le terrain. En retour il leur transmettait des actions à effectuer tout à fait étonnantes. Cette administration ne pouvait fonctionner sans un lien profond avec les citoyens. Pour cela elle avait créé l’école du civisme réel, dont la première mission consistait à faire sentir aux citoyens le poids réel de la charge publique et collective devant les défis actuels. Elle avait créé le puits de la confiance pour tisser un lien fort et permanent entre citoyens et agents vides. Enfin, des poètes circulaient dans les rues et servaient d’interprètes entre les agents, les experts et les citoyens. Sans eux, le Pioune ne pouvait déchiffrer les informations qui remontaient. J’apprenais que pour certains cette créature était une bête immonde incarnant la complexité grandissante du monde. Pour d’autres c’était le prototype de l’administration publique la plus durable et solide qui soit. Certains estimaient enfin que le Pioune était un super poète, car « une crise était souvent une affaire de langage ». Quand la crise était terminée, le Pioune diminuait jusqu’à ce que l’on enterre sa dépouille au cours d’une cérémonie d’embrassement de la complexité. Quelle cérémonie d’ailleurs !

La suite je ne pourrai vous la raconter car l’article est limité en nombre de signes et que la pudeur il faut le dire, m’y oblige.

Merci à Elsa Rescan et Elisabeth Laverne pour avoir coproduit ces idées et relu le scénario

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