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Transformer les métiers de la sphère publique avec l’intelligence artificielle

Couverture Think Act Roland Berger
Le 6 août 2019

Le développement de l’intelligence artificielle (IA) transforme progressivement le secteur public. L’essor du robotics process automation (RPA), le volet « automatisation » de l’IA et le soutien à la prise de décision, commencent à avoir un impact sur les fonctions et les métiers dans les trois fonctions publiques. L’enjeu est de basculer de l’expérimentation vers le passage à l’échelle.

Résumé

L’intelligence artificielle (IA) transforme déjà les activités quotidiennes des agents. Pour ce faire, l’IA se fonde sur les données créées par les systèmes existants, et sur des technologies connexes auxquelles elle donne une dimension supplémentaire : Internet des objets, drones, plateformes, etc. Les projets les plus avancés, voire déployés, sont en règle générale fondés sur l’aspect « automatisation » de l’IA (Robotics Process Automation), avec des visées économiques au premier plan. L’amélioration de la prise de décision et l’exploitation des complémentarités entre technologies sont plus majoritairement au stade de l’expérimentation, avec des difficultés ressenties pour passer à l’échelle.

Dans cette perspective, les freins techniques, organisationnels et structurels que rencontrent les projets d’IA au sein de l’administration peuvent être circonscrits au moyen de leviers d’actions concrets, tant sur le fond (vision) que sur la conduite du projet (transformation). Des organisations interministérielles, comme la DITP1 et la DINSIC2, soutiennent les projets de transformation, par le conseil, l’accompagnement de projets, le financement d’appels à projets, et plus largement par la diffusion des meilleures pratiques.

Au vu de l’investissement financier et humain déployé dans le secteur public à l’international sur l’IA, il est certain que les années à venir vont voir se concrétiser de nombreux projets. Au sein du cabinet Roland Berger, nous avons acquis la conviction que s’il est, humblement, impossible d’en appréhender toutes les conséquences aujourd’hui, il est essentiel de poursuivre l’effort en direction d’une IA au service des usagers et des agents.

Le développement de l’intelligence artificielle impacte largement la sphère publique. Si la mission des agents demeure identique, leurs activités quotidiennes vont être transformées. 

La transformation de l’action publique par les métiers de ses agents

La sphère publique est confrontée à trois enjeux majeurs :

  • l’amélioration de la qualité des services publics ;
  • la maîtrise de la dépense publique ;
  • l’attractivité des carrières publiques.

Pour répondre à ces enjeux, le numérique apporte d’ores et déjà des réponses concrètes : accès en ligne à des services et procédures en ligne de plus en plus complets et efficaces, facilitation des échanges entre administrations et citoyens, etc.

Depuis une quinzaine d’années, les gouvernements en France et à l’international ont mené à bien de nombreux projets liés à la transformation numérique. Le secteur de la Gov tech a émergé autour de l’évolution de la relation au citoyen, souvent en s’inspirant des initiatives du secteur privé. Ces avancées contribuent à améliorer, au quotidien, les services existants et à en créer de nouveaux.

En complément de ces approches fondées sur le service et l’interface entre administration et citoyens, la compréhension des impacts potentiels de l’univers des possibles numériques sur les métiers des agents nous semble un angle pertinent pour approcher la transformation de l’action publique dans les années à venir.

Intelligence artificielle : trois visages et des possibilités encore inexplorées

Au sein de l’univers des possibles du numérique, fluctuant et sans cesse renouvelé, l’intelligence artificielle (IA) se positionne comme une technologie avancée. Sa mise en œuvre requiert en effet la mise à disposition de données, et un niveau de dématérialisation élevé. Ensuite, son plein effet peut être atteint en lien avec d’autres technologies, par exemple l’Internet des objets et les systèmes de customer relationship management.

Les périmètres considérés pour l’ IA sont variables. On peut considérer que l’IA regroupe les technologies permettant de traiter des informations automatiquement, quels que soient leurs niveaux de complexité, d’intensité et leur volume. Elles couvrent ainsi les programmes courants, les robots (RPA), et les algorithmes capables d’apprentissage pour prendre des décisions de plus en plus complexes. Parmi ces derniers, on peut notamment citer le machine learning – une technique d’apprentissage automatique par la répétition qui permet à la machine d’automatiser des tâches en fonction des situations – ou encore dans le deep learning – une analyse des données pour comprendre en profondeur des concepts permettant de prendre des décisions.

Le champ d’application de ces technologies est large, et son exploration est loin d’être terminée. À mesure que les technologies s’affinent et que les compétences s’affirment, de nouvelles possibilités émergent. On observe notamment des progrès
rapides dans la compréhension du langage et du dialogue (chatbot), l’analyse textuelle (signaux faibles), ou encore dans l’appui à la prise de décision (ex. : diagnostic médical). D’une manière générale, les technologies liées à l’IA avancent vers la capacité à prendre des décisions de plus en plus complexes avec un degré d’autonomie grandissant. À court terme, ces technologies permettent notamment 3 avancées majeures :

  • l’automatisation de tâches répétitives, grâce au RPA ;
  • l’amélioration de la prise de décision, grâce à des aides contextualisées ;
  • l’ouverture de nouvelles possibilités d’action au quotidien.

Un constat : les avancées de l’IA concernent pleinement la sphère publique

De nombreuses études portent sur l’impact de l’automatisation et de l’IA dans le secteur privé. Ces travaux convergent pour affirmer l’impact massif de l’IA sur la nature et le nombre d’emplois dans le secteur privé à moyen-long termes. En particulier, le cabinet Roland Berger a publié en mai 2016 une étude estimant à 3,3 millions le nombre d’emplois potentiellement impactés par l’automatisation en France et en Allemagne d’ici 2025. Dans le même sens, France stratégie publiait en 2018 une étude consacrée aux métiers de la banque, du transport et de la santé hospitalière.

Dans ce contexte, la question se pose de la réplicabilité de ces transformations pour les métiers de la sphère publique. Une étude de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) publiée en novembre 20183 souligne que 70 % des 3,5 millions d’agents des fonctions publiques d’État et hospitalière seront sensiblement impactés à moyen terme par les technologies du numériques.

Parmi les principales familles de métiers impactés, on compte les enseignants (env. 1 million d’agents), les métiers à dominante administrative (env. 450 000 agents), les infirmiers (env. 400 000 agents), les forces de sécurité (env. 250 000 agents) et les fonctions support (env. 220 000 agents).

©Roland Berger

La compréhension des évolutions à venir sur ces métiers est dès lors indispensable pour transformer la sphère publique. Pour illustrer l’impact de l’IA, plusieurs exemples concrets sont avancés. Ces exemples sont donnés à titre illustratif, et ne peuvent prétendre à l’exhaustivité, dans un contexte en perpétuelle et rapide évolution.

L’accompagnement, la formation, voire la co-construction des métiers de demain permettraient aux agents d’être les véritables acteurs de la transformation et d’accélérer l’adoption des nouvelles pratiques.

Automatiser les tâches répétitives pour libérer du temps pour les agents

Premier visage de l’IA, le RPA permet de faire réaliser à un programme des tâches répétitives, selon un schéma prédéfini. Techniquement, le RPA simule un utilisateur sur l’outil informatique, et lui fait réaliser des tâches scriptées. Ces tâches peuvent inclure des prises de décisions logiques et délimitées. Cette technologie se distinguent d’une programmation classique par sa souplesse d’emploi et sa capacité à utiliser plusieurs systèmes sur une même cession (ex. : extraire des informations de la comptabilité pour les insérer dans le système de gestion de relation client).

Dans la sphère publique, de nombreuses applications sont possibles. En prenant l’exemple d’une activité à dominante administrative (ex. : prise de décision sur la base de ressources documentaires), le RPA pourrait, dans un premier temps constituer le dossier grâce aux données réparties sur plusieurs systèmes. À un niveau plus poussé, le RPA pourrait s’assurer de leur complétude, et prendre des décisions scriptées, telles qu’une relance de l’usager si une pièce est manquante, ou le lancement de la prise de rendez-vous.

Autre exemple, les RPA sont capables de réaliser des tâches avec une vitesse d’exécution et une fiabilité élevées Sur des activités de type recollement de services faits et de commandes, le RPA permettrait des gains de temps élevés.

Ainsi, le RPA est une des technologies parmi les plus étudiées et mises en œuvre, car elle répond prioritairement à l’enjeu de maîtrise des dépenses publiques, particulièrement aigu. Les administrations fiscales (ex. : HMRC) se sont montrées particulièrement intéressées, compte tenu de la masse de données élevées et d’un niveau de dématérialisation avancé.

Au niveau de la sphère publique française, le cabinet Roland Berger estime le potentiel d’automatisation des activités à hauteur de 110 000 équivalents temps plein4, répartis sur l’ensemble des métiers de la fonction publique d’État. Pour la plupart des métiers, l’automatisation concerne une partie des activités : les métiers ne sont donc pas amenés à disparaître, mais à évoluer en profondeur. Une partie de ce potentiel devrait notamment être réinvestie dans les métiers permettant de développer, d’affiner et de maintenir ces technologies.

Aujourd’hui, l’automatisation trouve ses limites dans la gestion des cas complexes (incidents, exceptions) et dans une évolutivité limitée par l’absence de capacité d’apprentissage.

Apporter un appui à la décision pour améliorer sa fiabilité et sa rapidité

Au-delà de l’automatisation, les technologies liées à l’IA permettent d’appuyer les agents dans leurs décisions au quotidien. Pour ce faire, les algorithmes sont fondés sur des technologies d’apprentissage par la donnée. Ainsi, le machine learning utilise une masse d’informations existante (ex. : dossiers pour l’attribution de visas) pour simuler des prises de décisions et analyser les résultats de ces décisions, jusqu’à proposer la plus fiable selon des objectifs définis.

Parmi les métiers de la sphère publique, plusieurs cas d’utilisation de ces technologies sont en cours d’étude et de déploiement. Par exemple, les logiciels d’appui au diagnostic médical se fondent sur l’analyse de cas similaires, en prenant en compte tous les paramètres du patient, pour proposer un arbre de décision au praticien. Point remarquable, la pertinence de ces logiciels augmente à mesure du nombre de dossiers versés. Dès lors, la mise en place du dossier patient numérique représente une opportunité, à exploiter dans le respect de la confidentialité des données.

Autre exemple, des administrations peuvent aider leurs agents dans les décisions relatives à des demandes d’usagers en se fondant sur des analyses automatisées. En Suède par exemple, les agents sont appuyés par un outil d’IA pour l’octroi de visas. Les dossiers de demande de visas sont dématérialisés, et mise à disposition des agents une fois complétés, avec une analyse des pièces scannées (pertinence du document et repérage des principales fraudes), avec une recommandation d’action fondée sur les décisions prises dans les précédents cas. Comme dans le cas médical, il est important de noter que l’outil fournit une aide à la décision, sans se substituer au jugement de l’agent.

Des solutions fondées sur l’IA se développent également dans le domaine de la sécurité publique. Les forces de sécurité l’utilisent ainsi pour la prédiction de la survenance de crimes (Royaume-Uni, Los Angeles, Canada, etc.) et adaptent leur présence en conséquence.

Une des limites actuelles des algorithmes d’apprentissage est la difficulté de repérer des schémas inconnus. À titre illustratif, les administrations fiscales européennes développent des algorithmes pour mieux cibler leurs contrôles, en se fondant sur des schémas (patterns) de fraude connus. Si ces outils sont efficaces pour traiter des masses de données volumineuses, ils sont dans l’incapacité de repérer seuls de nouveaux schémas de fraude.

Ouvrir de nouvelles possibilités d’action

Si l’IA peut aider les agents dans leur quotidien, elle permet également de faire émerger de nouveaux modèles opérationnels, notamment en lien avec d’autres technologies de l’univers du numérique, comme l’internet des objets, la captation vidéo, les drones, etc.

Par exemple, en France, l’analyse vidéo en direct est régulièrement déployée lors d’événements pour repérer des comportements à risques (attroupements, dépôt de colis piégé, etc.). À Singapour et en Chine, des expérimentations sur la reconnaissance faciale de masse et la capacité à tracer des parcours automatiquement sont menées. Dans les deux cas, l’IA « lit » les informations remontées par captation vidéo, et en propose une interprétation en direct en se fondant sur une bibliothèque de cas connus ; qu’elle enrichit au fur et à mesure, et sur des paramétrages.

Autre exemple, l’IA déployée au sein de nombreuses institutions aux États-Unis avec des civic tech comme Civitas learning permet de personnaliser, voire d’individualiser le parcours éducatif de chaque étudiant. Sur la base des résultats aux exercices et aux tests connectés (y compris réalisés en mobilité, hors la classe), l’enseignant reçoit des recommandations pour former des groupes d’apprentissage plus homogènes et leur apporter un soutien adapté.

Dans le domaine médical, le traitement des maladies chroniques évolue grâce à l’IA, et au lien qu’elle est capable de faire avec les objets connectés notamment. Par exemple, de nombreux établissements hospitaliers en France (programmes Prado, Pascaline, etc.), avec le soutien du régulateur, mettent en œuvre le suivi à distance des patients atteints d’insuffisance cardiaque. Une perte de poids rapide étant un symptôme clé dans le traitement de cette pathologie, les patients télésuivis utilisent une balance connectée quotidiennement. Les résultats sont centralisés pour un suivi au centre hospitalier de référence. L’IA vient donner toute sa portée à l’initiative en développant des modèles de prédiction, suivant les typologies de patients. Les programmes peuvent ainsi attirer l’attention de l’équipe soignante en amont de la survenance d’un problème.

Les administrations fiscales européennes développent des algorithmes pour mieux cibler leurs contrôles, en se fondant sur des schémas (patterns) de fraude connus.

Une diffusion progressive au sein de l’administration, par l’expérimentation

Le développement de l’IA impacte largement la sphère publique. Si la mission des agents demeure identique, leurs activités quotidiennes vont être transformées.

Conscients de cette transformation inéluctable et des bénéfices qu’elle porte, les décideurs publics investissent largement sur l’identification et le développement de projets intégrant une dimension d’IA. Ces projets peuvent être portés par les dispositifs d’innovation (laboratoires d’innovation), et/ou être soutenus par des initiatives interministérielles comme le Lab IA créé en 2018 à la Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication (DINSIC).

Par exemple, un appel à manifestation d’intérêt (AMI) doté de 4 millions d’euros a été lancé en avril 2019 pour financer douze projets dès le second semestre 2019. Accompagnés par la DINSIC et la DITP, les équipes techniques auront un an pour développer des solutions permettant de moderniser l’administration grâce à l’IA.

En juin 2018, un AMI avait déjà permis de lancer six expérimentations dans différentes administrations :

  • Agence centrale des organismes de sécurité sociale : callbot destiné à répondre aux questions ou capable d’identifier l’interlocuteur pertinent vers qui renvoyer le cotisant ;
  • Autorité de sûreté nucléaire : maîtrise préventive des risques par la détection automatique des signaux faibles et l’analyse des tendances statistiques ;
  • Agence française pour la biodiversité : ciblage des contrôles pour la police de l’environnement ;
  • Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : ciblage des contrôles sanitaires par l’analyse des commentaires postés sur les réseaux sociaux ;
  • Direction départementale des territoires et de la mer de l’Hérault : détection automatique des irrégularités d’occupation des sols ;
  • CHU de Toulouse : aide au diagnostic et préparation des réunions de concertation post-opératoires.

Ces projets seront en phase d’expérimentation jusqu’à l’automne 2019. L’enjeu sera alors d’évaluer leur impact et d’organiser leur diffusion en les adaptant aux différentes administrations.

Conscients de cette transformation inéluctable et des bénéfices qu’elle porte, les décideurs publics investissent largement sur l’identification et le développement de projets intégrant une dimension d’IA.

Au-delà de l’expérimentation : lever les freins et actionner les leviers de transformation

Parallèlement à ces expérimentations, une réflexion a été menée par la DITP sur les freins à la transformation numérique dans l’administration.

En premier lieu, des freins techniques apparaissent, liés à la disponibilité et à la confidentialité des données, ainsi qu’à l’équipement des agents. Ensuite, des freins liés à l’organisation de l’administration doivent être pris en compte : complexité de la gouvernance, projets multi-administrations, rigidité réglementaire. Enfin, des freins potentiels autour des usagers et agents peuvent limiter l’action en termes d’IA : besoin de conduite du changement, adéquation des compétences, acceptation de l’usager de voir ses habitudes de contact évoluer, etc.

Face à ces freins, huit leviers peuvent être actionnés pour la transformation de l’administration :

  • assurer le portage institutionnel : définition d’une vision claire située à un bon niveau d’ambition ;
  • changer les modes de travail : l’intégration de l’IA pensée en étroite liaison avec les nouvelles pratiques RH (télétravail, etc.) ;
  • allier vision descendante et écoute des remontées : décisions centrales enrichies avec des contributions d’agents et d’usagers des services publics ;
  • partir d’usages et non des technologies : missions et usages repensés avant de doter les agents de nouveaux outils afin d’éviter leur rejet ;
  • utiliser le e-gouvernement : amélioration du fonctionnement interne des administrations en encourageant la convergence agents/usagers en termes d’usage et de niveau de service ;
  • s’inscrire dans un écosystème ouvert : enrichissement des travaux par des apports universitaires, du secteur privé, d’autres États, etc. ;
  • mobiliser des moyens importants : mise en place de supports de communication et de plans de formation pour faire adhérer les agents ;
  • anticiper les redéploiements RH : définition d’une vision long terme des talents et des compétences associés au déploiement de l’IA dans l’administration.

Parallèlement, le citoyen doit être accompagné dans l’évolution des modes de délivrance des services publics. Cet accompagnement s’entend sur le cadre juridique (RGPD) comme sur l’accessibilité et la pédagogie autour des services.

La transformation de l’administration, notamment en suivant l’angle des métiers de la sphère publique nécessite de positionner les agents au cœur. L’accompagnement, la formation, voire la co-construction des métiers de demain permettraient aux agents d’être de véritables acteurs de la transformation et d’accélérer l’adoption des nouvelles pratiques.

  1. Direction interministérielle de la transformation publique.
  2. Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État.
  3. DITP, Transformation numérique : dessinons les métiers publics de demain !, nov. 2018.
  4. Roland Berger, Transformation digitale dans le secteur public – Faire converger l’intérêt des citoyens et des agent, mars 2017.
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