Revue
DossierVincent Bedouin : «Les données ne doivent pas être confisquées par des groupes privés»
Président directeur général de LACROIX Group depuis juillet 2018, Vincent Bedouin est à la tête de l’un des leaders en France et à l’international des équipements technologiques de pointe qui permettent aux villes et aux réseaux intelligents de fonctionner. Il décrypte pour Horizons publics l’envers du décor et les technologies électroniques qui permettent de faire fonctionner les territoires intelligents.
Pourriez-vous nous rappeler brièvement quel est le cœur d’activités de LACROIX Group, sa stratégie à l’horizon 2030 et en quoi votre groupe contribue-t-il à bâtir des villes intelligentes ?
LACROIX Group est une entreprise de taille intermédiaire (ETI) familiale et cotée, qui réalise 500 millions d’euros de chiffre d’affaires, dont 65 % à l’international. Nous sommes un équipementier technologique international : nous fournissons des équipements électroniques industriels pour la gestion des infrastructures de la voirie intelligente (la gestion et la régulation du trafic, la signalisation et l’éclairage public) et les infrastructures d’eau et d’énergie. C’est un peu la face cachée des villes intelligentes, un monde encore peu connu par le grand public. Nous sommes leader en France dans la télégestion d’infrastructures et les réseaux électroniques intelligents, les smart grids. Nous sommes leader en Allemagne avec 50 % du marché des éoliennes connectés au réseau électrique grâce à nos équipements. LACROIX Group intervient dans le monde souterrain des villes intelligentes. Tous nos équipements permettent de faire fonctionner les smart cities. Il faudrait d’ailleurs plutôt parler de « territoires intelligents » car la plupart des équipements qui amènent de l’eau et de l’énergie sont hors des villes. Nous concevons et fabriquons également des équipements technologiques pour le secteur automobile, la gestion des bâtiments, l’industrie ou encore l’aéronautique et la défense.
Notre vision 2030 ou plutôt 2025 ?
Face à l’explosion de l’électronique et la digitalisation à grande vitesse de l’économie, de la société et de l’industrie, les données deviennent indispensables pour faire fonctionner le monde d’aujourd’hui, encore plus celui de demain.
Notre métier, c’est de rendre cela simple, fonctionnel, pour avoir des données de qualité. Des données qui reposent sur des infrastructures qui s’inscrivent sur le long terme, avec la nécessité de mettre en service toute une série de capteurs. Notre enjeu consiste à offrir des équipements et des solutions robustes, simples et qui vont s’enrichir grâce à des objets interconnectés. Plus il y a de l’équipement connecté, plus on peut enrichir les données et les réutiliser pour déployer des usages intelligents, dans un contexte marqué par trois enjeux forts : l’impact sur l’environnement, la maîtrise des dépenses publiques et le respect de la vie privée.
Notre mission consiste à rendre la technologie accessible et additionnelle pour rendre nos villes plus intelligentes. Nous ne réinventons pas les villes, nous intégrons ces technologies sur des infrastructures existantes. Nos utilisateurs sont les collectivités. Cela doit être transparent pour le citoyen. Je vous donne un premier exemple : l’éclairage public est souvent un gros poste de dépense pour les collectivités. Si les élus décident de réduire l’éclairage public, et donc le coût pour la collectivité, il est possible de le faire en installant des capteurs pour créer des « bulles de lumière » qui s’allument en fonction de la présence humaine détectée par des capteurs intelligents, sans renier sur la sécurité ou le confort, avec des économies d’énergie et de pollution lumineuse.
Autre exemple : la distribution de l’eau potable. Aujourd’hui, les pays occidentaux comme la France perdent environ 25 % de leur eau potable en raison de problèmes de fuite d’eau, cela peut atteindre 50 % dans les pays émergents. Une infrastructure connectée et intelligente capable de traquer ces fuites d’eau permet de mieux gérer la ressource en eau.
Troisième exemple : la mobilité urbaine. En connectant les infrastructures routières (feux de carrefour, péages, tunnels, autoroutes, voies dédiées aux transports publics ou au vélo), il est possible de mieux gérer le trafic automobile, de faire de la place aux mobilités douces, de fluidifier la circulation et de faciliter les déplacements. L’enjeu aujourd’hui, c’est d’imaginer et d’inventer des nouvelles mobilités qui impactent moins l’environnement grâce aux capteurs intelligents.
En tant qu’ETI spécialisée dans l’équipement électronique à l’ère de la data, pourriez-vous nous expliquer quelles sont les technologies embarquées derrière les plateformes numériques ?
« De quoi parle-t-on ? », effectivement, c’est une question essentielle. Je prends souvent la métaphore du corps humain pour expliquer le fonctionnement d’une smart city.
Le monde réel est aujourd’hui digitalisé grâce à des capteurs. Ils sont nos yeux, nos oreilles, notre toucher, notre goût.
Dans la ville, différents types de capteurs existent : des caméras, des radars, des capteurs de sons, de vibrations, de qualité, de pression d’air ou d’eau, des capteurs bluetooth, infrarouge, des détecteurs de présence. Il existe des milliers de capteurs différents.
Il y autant de capteurs que d’usages, avec une tendance à la miniaturisation de ces technologies, qui consomment de moins en moins d’énergie. Il y aussi la possibilité de coupler ces capteurs avec des GPS, des accéléromètres, etc., pour (re)contextualiser la donnée.
Tous ces capteurs digitalisent la data et fonctionnent avec des microcontrôleurs, des microprocesseurs, c’est-à-dire des capacités de calcul associées à des logiciels embarqués. Ce sont ces équipements devenus intelligents qui traitent le premier niveau des données de la ville, et les transmettent via les réseaux de télécommunication (GSM, radio ou filaire, LPWAN).
Ces données remontent dans des plateformes métiers, et c’est précisément à ce stade qu’elles sont agrégées et qualifiées pour assurer des usages métiers spécifiques.
Ces équipements et plateformes métiers sont l’équivalent de nos organes, qui assurent une fonction locale d’une manière plus ou moins autonome.
Les données qualifiées sont ensuite consolidées au niveau des hyperviseurs ou superviseurs d’une ville. L’hyperviseur de la ville est un peu le cerveau, le centre de pilotage de la smart city.
Dans la ville, différents types de capteurs existent : des caméras, des radars, des capteurs de sons, de vibrations, de qualité, de pression d’air ou d’eau, des capteurs bluetooth, infrarouge, des détecteurs de présence. Il existe des milliers de capteurs différents.
Plus la ville devient un système complexe, à l’image du corps humain, plus l’hyperviseur doit être développé mais plus les organes locaux sont importants pour que l’hyperviseur et l’ensemble du système soit fonctionnels à tout moment. La donnée en est la matière première, nous devons nous assurer que cette matière première soit bien qualifiée. Notre métier est de fournir justement une data raffinée, qualitative, contextualisée, qui permet le fonctionnement local métier et remonte dans les hyperviseurs qui assurent l’intelligence globale du système.
Comment faire en sorte que ces technologies embarquées puissent rester neutres, bienveillantes, ouvertes et éthiques ? Comment être sûr que, lorsqu’on choisit un acteur industriel, celui-ci va nous confier aussi les clefs pour continuer à maîtriser la gestion ou le pilotage des données ?
Cette neutralité que vous évoquez doit intervenir dès la conception des produits, dès leur industrialisation, et aussi lors du pilotage des plateformes. Car il faut savoir que dès qu’il y a une intervention sur des données brutes, il peut y a voir une manipulation volontaire ou pas. Il est donc impératif de sourcer et de qualifier ces données, comme je vous l’expliquais.
Il y a un deuxième point important, c’est le choix des technologies : plus elles sont standards et ouvertes (autant que possible), plus on favorise les interopérabilités entre différents équipements et on laisse faire le jeu de la concurrence. Plus la technologie est propriétaire, plus un opérateur privé peut confisquer la donnée à son profit. Ces données ne doivent pas être confisquées par des groupes privés.
Troisième point : le rôle de la collectivité, c’est de s’assurer que les données restent dans le domaine public, en assurant leur mise à disposition à travers l’open source. C’est absolument nécessaire ! L’enjeu de l’open source, c’est de permettre la créativité pour de nouveaux usages mais aussi la transparence et la vérification, pour inspirer la confiance. La confiance permet de travailler en écosystème, entre différentes entreprises ou avec les citoyens. Enfin si les données sont confisquées au profit d’une entreprise privé, on se prive d’une matière brute. C’est peut-être la première fois dans l’histoire de l’Humanité qu’une matière première peut être ainsi partagée à l’infini, contribuant pleinement à enrichir le privé et améliorer les politiques publiques.
« Big data dans les territoires : comment garder la main ? », c’est le titre de notre dossier qui incite les collectivités territoriales et plus généralement les acteurs publics à bâtir une politique publique de la donnée. Quel regard portez-vous sur ces enjeux sociétaux et démocratiques ?
C’est encore assez hétérogène, mais cela progresse, le secteur public doit faire comme le secteur privé, s’entourer de spécialistes des architectures systèmes et de la data. C’est aussi un sujet politique avec de multiples enjeux (technique, économique, etc.). À l’échelle de notre groupe, nous avons renforcé nos équipes en recherche et développement, et en marketing pour proposer les bonnes technologies, identifier les bons usages ou affiner le croisement des données. De nouveaux profils émergent pour piloter ces territoires intelligents, avec la nécessité de travailler davantage en réseau, avec des partenariats public-privé plus forts. Pour les villes, par exemple, il manque souvent des architectes autour de la donnée. Un autre enjeu plus juridique se profile avec au cœur de la problématique la question de la propriété de la donnée. La collectivité doit s’assurer que les données restent disponibles en open source pour garantir une gouvernance partagée.
À quoi ressemblera l’industrie électronique du futur ? L’explosion de l’Internet industriel des objets (IIoT) va-t-il transformer durablement la ville ?
Le principal enjeu, selon moi, de l’industrie électronique du futur, est un enjeu de souveraineté nationale : les technologies critiques doivent être fabriquées en France ou a minima en Europe. Nous avons déjà perdu la bataille des téléphones portables, smartphones et jeux vidéo, fabriqués en Asie. Mais sur l’IIoT, les équipements ou les architectures géodistribuées, les dés ne sont pas encore jetés. La bataille a lieu maintenant, et l’Europe a encore une carte à jouer. L’enjeu est de soutenir le développement de cette activité en France, et en Europe, de transformer nos usines de fabrication en usines du futur « intelligentes » pour être plus compétitifs à l’échelle internationale. L’IIoT est en train d’exploser : ça se diffuse très rapidement et partout ! C’est une véritable rupture technologique qui arrive dans la ville. Un phénomène qui va transformer durablement les territoires. L’IIoT va changer nos usages car cela permet de mesurer très finement les impacts de l’activité humaine (pollution, bouchons, sécurité), à condition de respecter une conviction forte que nous partageons : ces smart cities connectées doivent respecter la vie privée. Avec la densité des villes, l’impact de l’espèce humaine est plus fort, donc nous n’avons pas d’autres choix que de rendre nos usages plus vertueux. La technologie ne doit pas faire peur, mais se mettre au service de cette gestion vertueuse de ressources qui se raréfient.
Les données qualifiées sont ensuite consolidées au niveau des hyperviseurs ou superviseurs d’une ville. L’hyperviseur de la ville est un peu le cerveau, le centre de pilotage de la smart city.
Le siège de LACROIX Group est basé en Loire-Atlantique, votre entreprise a signé la charte éthique sur la gestion des données proposée en 2019 par Nantes métropole, quelles en sont les applications concrètes ?
Ce que nous avons trouvé intéressant dans cette démarche, c’est que cette charte métropolitaine est précurseur en matière de souveraineté de la collectivité sur ses données, de protection et de transparence de ces données. Elle favorise aussi de nouveaux usages. Notre espoir est qu’elle fasse tache d’huile dans d’autres territoires, avec la conviction que les données qui passent par nos équipements connectés doivent rester en open source alors que les collectivités n’en sont qu’au prémisse de la politique de la donnée. Une métropole comme celle de Nantes doit s’assurer que les données citoyennes, grâce aux infrastructures, soient en open source pour développer des usages intelligents. Les métropoles renforcent progressivement leur expertise grâce à cette charte, elles reprennent la main progressivement, c’est un premier pas.
Mais pour que tout cela fonctionne, il faut des équipements compétitifs, robustes, interopérables, et des volumes. Ce qui freine, c’est le réflexe des villes de « bricoler » avec le tout-venant sans vision d’ensemble sur les usages croisés ou en sous-estimant les enjeux de robustesse ou de déploiement.
Il faut que les métropoles permettent aux acteurs français de basculer de l’expérimentation au déploiement. Pour moi, Angers ou Dijon montrent l’exemple pour faire émerger des leaders français qui viendront soutenir un modèle de smart city à la française, efficient, économe et respectant la vie privée… par opposition à un modèle américain ou chinois de type « Big brother » !