OCDE : L’innovation anticipative, une clef pour mieux prévoir l’incertitude ?

Le 15 avril 2021

« Gouverner, c’est prévoir », une maxime souvent attribuée à Adolphe Thiers, qui pour beaucoup résume en théorie la mission de ceux qui gouvernent, leur devoir et leur tribut, leur différence même. Au moment où les générations actuelles assistent à une course à l’adaptation des politiques publiques face à un phénomène pandémique déconcertant, l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publie un rapport sur la question de l’anticipation en politique. Intitulé Anticipatory Innovation Governance Shaping the future through proactive policy making, il propose un inventaire copieux de méthodes et de préconisations autour du thème de la gouvernance d’anticipation.

Les enjeux et limites actuelles de l’anticipation

Ce rapport est une vaste revue de littérature de la recherche occidentale en matière de prospective et d’anticipation publique. Le document a été rédigé par Piret Tõnurist (Lead in Systems Thinking and Anticipatory Innovation) et Angela Hanson pour l’observatoire de l’innovation du secteur public (OPSI)1 de l’OCDE. Son préambule explique que le rôle de l’innovation d’anticipation s’appuie sur une compréhension globale des enjeux face à un avenir incertain. Cela peut concerner le réchauffement climatique, l’automatisation et la robotisation de la société, l’impact de l’intelligence artificielle (IA) et des objets connectés, le vieillissement des populations et bien sûr les pandémies. Tous ces phénomènes ont en commun d’avoir des conséquences imprévisibles : « Attendre qu’une crise frappe pour commencer à imaginer une issue peut être beaucoup plus coûteux (en termes humains et financiers) qu’anticiper et préparer la crise avant qu’elle ne survienne, expliquent les auteurs. » Mais voilà, est-il réellement possible d’anticiper des enchaînements chaotiques ? Est-ce une gageure ou bien nos politiques publiques manquent-elles en effet d’outils, de méthode, de culture de l’anticipation face à la complexité ?

En attendant, gouverner c’est avoir à faire à une pluralité de situations, d’acteurs et de relations d’interdépendances, de positions contradictoires. Des situations dont la complexité est telle, qu’elle est à ce jour l’apanage des experts. Par ailleurs, le rapport à l’incertitude nécessite de prendre conscience qu’il existe du « connu-connu » (« ce que nous savons que nous savons »), des « inconnues-connues » (exemple, « il y aura un jour une nouvelle pandémie »), et « des inconnues-inconnues » (« ce que nous ne savons pas que nous ne savons pas »). D’ailleurs, pour appréhender ces phénomènes, ce sont à ce jour des métaphores animalières qui sont utilisées : celle du cygne noir a été popularisé par l’auteur Nassim Nicholas Taleb en 2007 ; il fait référence à des événements qui étaient totalement imprévus, comme les attentats du 11 septembre. La méduse noire décrit le phénomène de dégradation d’une situation à partir d’un petit changement ; il fait référence au départ à l’acidification des eaux ayant entraîné une augmentation de la population des méduses à l’entrée des centrales électriques. Le covid-19 serait en revanche un rhinocéros gris au sens d’un risque pourtant probable et à fort impact, mais auquel les gens n’étaient pas suffisamment conscients au préalable. L’éléphant noir désigne des événements que l’on ne peut pas voir ou que l’on décide d’ignorer, par exemple, les risques de crise alimentaire dans les pays développés.

Pour les auteurs du rapport, des décennies de recherche ont montré que les efforts de réforme des politiques publiques et le traitement médiatique ne suffisent pas à appréhender la complexité. « Les décideurs politiques peuvent ainsi avoir tendance à s’accrocher à des angles spécifiques d’un problème pour aboutir à des solutions visibles plutôt que faire l’effort de le considérer dans sa dimension globale ou holistique », peut-on lire dans le rapport. Par ailleurs, « ils sont soumis à une pression continue les amenant à rechercher des victoires de court terme. »

Une lecture critique de la prospective traditionnelle

Le rapport propose une lecture critique des démarches traditionnelles de prospective qui ont longtemps fait office de « prise sur le futur ». « La prospective stratégique, en tant que telle, est une méthode et une pratique utilisée pour créer des vues fonctionnelles et opérationnelles de futurs possibles et les possibilités qui existent en leur sein en vue d’influencer les décisions, rappelle le rapport. » La Finlande, les Pays-Bas, Singapour ou encore l’État d’Hawaï l’ont beaucoup pratiquée. Hawaï lance dans les années 1970 le projet Hawaï 2000. Cinq cents citoyens sont accompagnés par des consultants pour réaliser un diagnostic et façonner une vision d’avenir. Cela donne un Hawaï « sans racisme, pauvreté, chômage, criminalité, bidonvilles, pollution, maladie mentale, etc. ». Un rapport réalisé en 2000 par James Allen Dator, professeur et directeur du Hawaii Research Center for Futures Studies2 montre qu’une dégradation générale du niveau de vie, de l’éducation, de l’environnement a bien eu lieu entre-temps. Il conclut que dans cette démarche, aucun mécanisme n’a été prévu pour passer du Hawaï idéal au Hawaï réel.

Ce document constate que les structures nationales ne sont pas équipées pour répondre au contexte mondial dans lequel les problèmes complexes s’inscrivent. Les raisons : il est difficile pour un gouvernement d’être proactif autour d’une question qui n’est pas comprise et n’est pas encore audible pour le public. La planification actuelle se base sur des informations issues du passé et ne laisse que peu de place à l’expérimentation. L’organisation en silos spécialisés des politiques publiques empêche d’avoir et de saisir l’image complète d’un défi complexe. Pour finir, certaines technologies vont bien trop vite pour que les structures gouvernementales puissent s’adapter. La prospective stratégique aurait atteint ses limites. Il y aurait même une « lassitude du discours sur l’avenir », et anticiper supposerait de modifier en profondeur le fonctionnement de nos systèmes de gouvernance.

De la prospective à l’anticipation : un changement culturel

La différence entre prospective stratégique et anticipation tiendrait « dans la capacité à lier l’engagement que nous aurions vis-à-vis de futurs alternatifs, en étant plus sensibles aux signaux faibles et à la capacité à visualiser leurs conséquences, sous la forme de multiples résultats possibles », selon le chercheur Léon Fuerth. Le concept d’innovation anticipative défendue par ce groupe d’experts de l’OCDE serait l’acte pour mettre en œuvre des innovations dans des environnements de profonde incertitude. Or, l’acculturation à ces méthodes nécessite au préalable que la puissance publique et les décideurs soient conscients d’être confrontés à l’incertitude. Les chercheurs Sanna Ahvenharju, Matti Minkkinen et Fanny Lalot ont, en 2018, défini cinq critères relatifs à cette conscience : la perspective temporelle (être en relation avec le temps long) ; la croyance dans la capacité à agir et influencer l’avenir ; l’ouverture aux différentes alternatives du futur et la gestion de l’incertitude induite ; la capacité à percevoir les systèmes et les interdépendances systémiques, le fait d’avoir le souci des autres au-delà de son propre groupe de référence. Le rapport va encore plus loin dans la description d’une sorte de portrait-robot du politique et de l’agent anticipateur : il a une forte conscience de lui-même, un idéalisme réaliste, un récit personnel lié à une forme de progressivité, une capacité à aimer, des compétences, une connaissance riche de l’histoire et des perspectives, une conscience globale des enjeux, de l’esprit, du courage et de l’optimisme, de la ténacité, de la créativité et un esprit aventureux, de la tempérance. Le basculement vers la culture de l’anticipation efficiente se jouerait donc d’abord au niveau anthropologique, à travers un profond changement de culture.

Les perspectives de l’anticipation comme phénomène culturel

Des études de l’agence néerlandaise d’évaluation environnementale PBL et CPB ont montré que la plupart des décideurs politiques nationaux connaissent les scénarios prospectifs, mais ne les utilisent pas toujours conformément à l’utilisation prévue, « par exemple, seuls les scénarios indiquant une croissance économique élevée sont pris en considération […] ». Le rapport passe même en revue le dispositif de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP)3 et pointe sa difficulté actuelle à faire progresser des projets de transformation radicaux et audacieux malgré sa capacité à lever des barrières règlementaires. Il aborde dans sa dernière partie la question de la validation des politiques d’innovation en pointant le fait que ces dernières restent à ce jour peu considérées. « Les allégations normatives clairement incertaines dans un système d’élaboration de politiques fondé sur des données factuelles ne comportent pas beaucoup pouvoir de justification. Ils sont considérés comme un mélange de faits, d’analogie, de supposition, de spéculation et de pure fantaisie. »

Les décideurs politiques peuvent ainsi avoir tendance à s’accrocher à des angles spécifiques d’un problème pour aboutir à des solutions visibles plutôt que faire l’effort de le considérer dans sa dimension globale ou holistique », peut-on lire dans le rapport.

Une parade consiste à organiser sur une longue période une série de dialogues informels au cours desquels les scénarios d’anticipation sont explorés. Selon le chercheur Dirk Van Damme : « Pour les participants, les dialogues sont un investissement en temps, mais leurs efforts seront payants, car les procédures formelles concernant la construction de la vision, le développement de la stratégie ou la prise de décision seront plus fluides et moins chronophages : en prenant du temps, vous gagnez du temps. » Le partage par les décideurs d’une culture de l’anticipation est donc déterminant et pose un problème de mise à l’agenda de telles pratiques. Le gouvernement Office of science de Grande-Bretagne a mis en place le dispositif Futures toolkit censé aider les politiques dans leur réflexion stratégique de long terme, comprenant une analyse de leur impact réel. Ces outils s’adressent des débutants comme à des experts. Enfin, l’étude met en avant les boucles d’apprentissage nécessaires, consistant à examiner l’efficacité d’une organisation et de ses politiques et corriger les anomalies, voire des normes publiques, d’analyser ce qui a empêché de voir que le système devait être changé.

La réunion des experts de l’OCDE sur les normes de la gouvernance d’anticipation a cherché à définir un cadre pour ces processus. Il propose que l’anticipation doive avoir un caractère approprié aux différents contextes. L’honnêteté doit guider les experts établissant ces résultats, en se prémunissant des conflits d’intérêts. Les évaluateurs doivent avoir un mandat public formel. Les conclusions de ces scénarios d’anticipation doivent pouvoir être contestées. Les formations doivent être clairement accessibles au public. Un processus délibératif doit être engagé. « Il n’y a aucun moyen de déterminer réellement la réponse idéale à un problème sans concrétiser cette action, observer les résultats de cette action, puis utiliser les commentaires recueillis en prenant cette action pour définir la politique, explique l’étude. » Dans sa conclusion le rapport propose un modèle de gouvernance de l’innovation anticipée (AIG) reposant sur une approche holistique des outils et des méthodes, sur davantage de déploiement de scénarios et d’anticipation de ces derniers, d’expérimentations, de retour d’expérience, notamment des terrains locaux, de participation et de boucle d’apprentissage.

Le rapport passe en revue le dispositif de la direction interministérielle de la transformation publique et pointe sa difficulté à faire progresser des projets de transformation radicaux et audacieux malgré sa capacité à lever des barrières règlementaires

On mesure devant la crise sanitaire actuelle qu’anticiper des phénomènes à partir de gouvernances dont les chaînes de commandement sont peu ou trop distribuées, où l’émotion et la peur l’emportent souvent sur la réflexion, où l’agilité requise est aux antipodes des injonctions à ne prendre aucun risque, est souvent une gageure. Au-delà des méthodes et technologies, il est probable que la question de l’anticipation en politique ait à transiter d’abord par un débat éthique et philosophique. Si on lit entre les lignes du rapport l’« agilité » publique ne sonnerait-elle pas un peu creux sans une culture fondée sur le courage, un travail d’imagination, et une plus grande sincérité à tous les étages ? Cela inspirerait une question à laquelle chacun peut tenter de répondre sans attendre : de quoi doit-on s’assurer individuellement et collectivement au fond, devant l’inéluctabilité de l’incertain ? Et est-ce qu’à ce jour, entre soi et entre nous, le compte y est ?

Au-delà des méthodes et technologies, il est probable que la question de l’anticipation politique ait à transiter d’abord par un débat éthique et philosophique.

À lire en complément sur horizonspublics.fr

Des exemples de gouvernance anticipée

Le rapport passe en revue de nombreux dispositifs et initiatives tendant avec plus ou moins de succès vers la gouvernance de l’innovation anticipée. À lire en exclusivité sur horizonspublics.fr plusieurs exemples au Canada et en Finlande.

Passé et futur : le double enjeu narratif de l’anticipation

La capacité à mieux s’adapter à des enjeux futurs passe à la fois par une analyse du passé et une projection sur le futur. Des théories de l’évolution peuvent être mobilisées, comme la courbe en « S » de Richard Foster et James Utterback qui décrit les différentes phases de croissance des technologies de rupture (marché de niche, maturité, développement, saturation). Quels sont les effets sur les méthodes d’anticipation ? Comment éviter les biais issus de l’anticipation ? Découvrez les outils de design fiction, de futures literacy, de mail art, d’installations artistiques, de simulation numérique ou de jeux en réseau.

L’anticipation cybernétique et la participation

Les technologies d’analyse des données et big data complètent évidemment ces boites à outils. Découvrez le programme Artemis de la banque mondiale, le city deal, le Zicht op Ondermijning du CBS (organisme de statistiques néerlandais). Le crowdsourcing et « l’anticipation participative » s’appuyant sur des données produites par les populations constituent aussi d’autres leviers de l’anticipation. Découvrez les exemples de l’Unicef avec sa plateforme collaborative Magic box, du Danish Design Center (DDC) avec sa plateforme Future Welfare.

  1. https://oecd-opsi.org/
  2. http://www.futures.hawaii.edu/
  3. https://www.modernisation.gouv.fr/mots-cle/ditp
×

A lire aussi