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Patrice Vergriete : « Il faut concentrer notre énergie sur la ville déjà existante pour l’adapter aux dérèglements climatiques. »

Halle aux Sucres Dunkerque
Ancien bâtiment portuaire, la Halle aux sucres est aujourd’hui un lieu vivant pour la ville durable, un lieu pour tous ceux qui réfléchissent à la transformation de nos vies quotidiennes. France Ville Durable y organise chaque année ses rencontres annuelles, Villes Durables en Actions.
©JN
Le 9 décembre 2022

Patrice Vergriete est président de l’association France Ville Durable (FVD) depuis sa création en décembre 2020. Il est aussi président de la communauté urbaine de Dunkerque et maire de la ville. À l’occasion de la seconde édition de « Villes durables en actions », organisée le 16 septembre 2022 à la Halle aux sucres, sur le port de Dunkerque, il est revenu sur l’évolution de FVD, l’importance de briser les silos et d’avoir une approche systémique pour bâtir la ville durable de demain.

Depuis sa création, où en est FVD ?

L’association est née d’un « bleu de Matignon » 1, du temps de l’ancien Premier ministre Manuel Valls. Les premières années de l’association ont été compliquées, pour plusieurs de raisons, mais essentiellement suite à un manque de lisibilité et un certain flou autour des acteurs de la ville durable. Le point de bascule correspond au moment où l’État a décidé de clarifier le paysage, en faisant le choix de fusionner Vivapolis2 et l’Institut pour la ville durable (IVD)3 pour donner naissance à FVD. À partir de ce moment, tous les acteurs sont autour de la table : l’État rentre dans l’association – et pas seulement ses agences –, et depuis la dynamique a changé, avec une logique centripète au niveau de FVD.

FVD, avec ses quatre collèges, est un lieu unique à ce jour et un espace privilégié de rencontre pour les professionnels : les collectivités, les entreprises, l’État et ses agences ainsi que les experts. Cette singularité de l’association et la présence forte de l’État font que de plus en plus de structures gravitent autour de FVD, adhèrent à l’association ou sollicitent des rapprochements.

Patrice Vergriete

Patrice Vergriete est président de l’association France Ville Durable (FVD) depuis sa création en décembre 2020. Il est aussi président de la communauté urbaine de Dunkerque et maire de la ville.

On arrive maintenant à structurer des positions communes, des cadres communs de référence, ce qui quand même n’est pas négligeable.

La feuille de route de FVD a évolué, car les moyens augmentent, en même temps que sa visibilité et sa notoriété. Cette légitimité renforcée vient aussi de nos travaux enclenchés il y a deux ans pour clarifier notre vision de la ville durable, car jusqu’alors chacun suivait un concept différent. À partir de la publication du manifeste de FVD4 et ses quatre piliers : sobriété, inclusion, résilience et créativité (voir encadré, p. 7), beaucoup d’acteurs se sont approprié notre vision collégiale y compris l’État ; puisque Emmanuelle Wargon [NDLR : à l’époque ministre déléguée chargée du Logement] a repris ce manifeste comme la référence sur la ville durable. On arrive maintenant à structurer des positions communes, des cadres communs de référence, ce qui quand même n’est pas négligeable. Avant, quand on entendait parler de ville durable, la signification n’était pas forcément la même pour tous.

FVD poursuit son travail de clarification des référentiels5 pour la ville durable et résiliente, y compris vis-à-vis de l’international, et défend une vision européenne de la régulation publique très loin du concept chinois de la smart city sécuritaire ou de la ville durable servicielle libérale aux États-Unis…

Au niveau national, FVD a démultiplié ses actions de vulgarisation et de transmission des connaissances autour de la ville durable, avec la mise en place des ateliers dans les territoires, pour expliquer aux élus comment faire les arbitrages nécessaires pour accélérer la transformation écologique, économique et sociale. Tous les présidents d’intercommunalités qui ont testé les ateliers territoriaux me disent à quel point ils sont satisfaits. Il y a aussi le portail FVD6, un outil numérique utile aux professionnels, avec une boîte à outils et des démonstrateurs pour inspirer les décideurs. On travaille sur l’émergence et la valorisation de formations7 pour accompagner la montée en compétence des professionnels autour des questions de ville durable. Nous sommes partenaires du prochain MOOC sur la ville durable, porté par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) et le Centre national pour la fonction publique territoriale (CNFPT) et qui est structuré autour des quatre piliers du manifeste de FVD.

Du fait de cette nouvelle légitimité en France, nous sommes aujourd’hui en mesure de nouer des partenariats avec des structures homologues à l’échelle européenne, et de répondre aux diverses sollicitations des postes diplomatiques français sur les enjeux de la ville durable et résiliente.

Quelle est votre position sur la nouvelle méthode portée par Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, qui souhaite que les solutions viennent des territoires ?

Il était temps. La transformation écologique, en réalité, ce n’est pas l’État qui la fait. La transformation écologique se fait au niveau des territoires, et plus spécifiquement à l’échelle de l’intercommunalité. C’est pourtant l’échelon le plus oublié des colloques, alors que c’est la structure la plus compétente pour la transformation écologique (mobilités, l’isolation des logements, la gestion des déchets, la politique de l’eau, l’aménagement). En très grande partie, c’est l’intercommunalité en France qui est à la baguette de la transformation écologique8.

Ne faudrait-il pas plutôt se concentrer sur la ville qui est déjà là, celle qui est déjà construite plutôt que de s’attarder sur les écoquartiers ?

Très souvent, on se focalise sur des programmes immobiliers ou de quartiers neufs, les écoquartiers, etc., alors que la ville 2050 c’est celle que vous voyez maintenant. Cela nécessite de penser la ville telle qu’elle existe et non pas telle qu’on voudrait qu’elle soit. C’est la raison pour laquelle j’avais fait ici la proposition à Dunkerque d’un écoquartier qui ne soit pas neuf, avec le quartier des Glacis9, issu de la reconstruction des années 1950-1960. L’immobilier y est composé globalement de logements sociaux, avec un potentiel vert considérable. Mon objectif est d’essayer de faire évoluer en écoquartier en partant du bâti existant. Plutôt que du neuf, comment travaille-t-on ce quartier-là pour que, avec avec sa réalité telle qu’elle existe aujourd’hui, on le transforme en un quartier qui va pouvoir s’adapter ? Partir de la ville telle qu’elle existe aujourd’hui, avec son modèle de la fabrication de la ville des années 1950-1960-1970 très minérale. Plutôt que de continuer à construire des écoquartiers neufs, qui donnent de belles images d’immeubles qui n’ont pas deux ans, avec les dernières innovations, il faut concentrer notre énergie sur la ville déjà existante pour l’adapter aux dérèglements climatiques.

Très souvent, on se focalise sur des programmes immobiliers ou de quartiers neufs, les écoquartiers, etc., alors que la ville 2050 c’est celle que vous voyez maintenant. Cela nécessite de penser la ville telle qu’elle existe et non pas telle qu’on voudrait qu’elle soit.

Adapter l’existant commence par un chantier colossal : l’isolation des logements. Ne s’agit-il pas d’une « mission impossible » ?

Dunkerque dispose actuellement du dispositif d’accompagnement à l’isolation des logements privés le plus ambitieux et généreux de France10. À l’heure actuelle, nous sommes à un rythme d’isolation de 300 logements par an. Avec les objectifs du plan Climat, pour atteindre la neutralité carbone en 2050, il faudrait en faire 3 750 par an ! Ce n’est pas seulement une question financière car il n’y a pas les entreprises pour le faire : pourtant, il va falloir le faire. Effectivement, on ne va pas passer de 300 à 3 750 en deux ans, le ratio paraît insensé. Les questions d’accompagnement, d’information, d’aide, de la filière sont fondamentales pour y parvenir. Le principal blocage du chiffre, ce sont les entreprises. Travailler sur la ville existante, c’est se poser aussi la question des filières du bâtiment et travaux publics (BTP) qui vont permettre de répondre aux besoins de la ville existante. Le BTP ne devrait pas seulement construire du neuf, mais de privilégier et adapter la ville ancienne.

Pouvez-vous détailler cette approche systémique qui nourrit votre réflexion ?

Aborder sujet par sujet la question de la transformation écologique, ça ne peut pas marcher. En effet, à chaque fois qu’on va traiter une problématique, il y aura un obstacle. Par exemple : demain va-t-on consommer moins de viande ? Non, nous sommes un grand pays d’élevage, nous allons tuer nos éleveurs. Si nous prenons sujet après sujet à chaque fois, il y a une bonne raison de ne rien faire et de déboucher sur des règlements contradictoires. Le problème aujourd’hui est de savoir comment peut-on dépasser la logique en silos.

Un acteur clé pour fédérer autour de la ville durable

Créée en décembre 2019, France Ville Durable (FVD) est une association loi 1901, fruit de la convergence entre l’IVD et le réseau Vivapolis initié par l’État. Elle a pour mission d’accélérer la transformation durable et résiliente des territoires en France. Dans un contexte de dérèglement climatique rapide, FVD se positionne avant tout comme un « do-tank » orienté solutions. Elle repère, capitalise et rediffuse le plus largement possible les meilleurs outils, méthodes, solutions et réalisations pour aider les territoires à accélérer leur transformation durable et à démultiplier l’impact de leurs projets. Acteur clé et singulier dans son écosystème, FVD fédère toutes les parties prenantes professionnelles de la ville durable, réunies au sein de quatre collèges à la gouvernance équilibrée : les collectivités locales et leurs associations, les entreprises de toutes tailles (groupes français, mais aussi TPE), l’État (administration centrale et opérateurs spécialisés) et les experts de la ville (en particulier les organisations professionnelles nationales). Elle constitue un espace unique de dialogue et de mise en synergie des acteurs publics et privés, condition indispensable à l’accélération de la transformation durable des territoires. FVD collabore étroitement avec le ministère de la Transition écologique, de la Cohésion des territoires et Transition énergétique et de nombreux autres partenaires publics pour mener à bien ses missions.

FVD poursuit son travail de clarification des référentiels pour la ville durable et résiliente, y compris vis-à-vis de l’international, et défend une vision européenne de la régulation publique très loin du concept chinois de la smart city sécuritaire ou de la ville durable servicielle libérale aux États-Unis…

Est-ce une « équation impossible » ?

Non, ce n’est pas une équation impossible. C’est une équation impossible quand on la regarde séparément sujet par sujet. Si d’un côté, vous avez les gens qui regardent la consommation foncière et de l’autre côté, les gens qui regardent l’industrialisation, si ces personnes ne se parlent pas, cela ne marchera pas. Très souvent, un maire est confronté à des injonctions contradictoires parce qu’il a des acteurs différents en face de lui. On résout le problème en abordant les sujets en même temps. D’un seul coup, vous mettez le débat politique sur des questions d’arbitrage transverse, là ça devient plus clair pour les citoyens, l’État et les politiques publiques locales. Le débat public devrait porter sur l’ensemble des sujets en même temps. Là, vous avez une vraie démocratie, une démocratie globale, systémique. Là, c’est intelligent, car on fait de l’arbitrage inter-silos. J’appelle cela une « démocratie transversale qui aborde la réalité de la vie dans sa multiplicité ».

Le manifeste de FVD : une ville sobre,
résiliente, inclusive et créative

Fruit du travail collectif de ses quatre collèges, le manifeste de FVD s’impose comme outil stratégique pour l’association et ses membres. Ce document évolutif redéfinit les fondamentaux de la ville durable, qu’on ne peut plus présenter de la même manière aujourd’hui qu’en 2015, au moment de l’Accord de Paris. Après deux décennies pendant lesquelles on a considéré que la ville durable de demain était la même ville qu’aujourd’hui, mais végétalisée et « verdie » dans son fonctionnement, les acteurs publics et privés entrent dans un nouveau paradigme : il est urgent de redéfinir des trajectoires plus réalistes du futur de nos villes, plus compatibles avec les enjeux et notamment la notion de limites planétaires, tout en proposant des visions désirables et positives au public. Ces nouveaux fondamentaux de la ville durable, plus complets et plus ambitieux, FVD les a précisés début 2021 dans un projet du manifeste, élaboré par les représentants de ses quatre collèges et structuré autour de quatre piliers : sobriété, résilience, inclusion et créativité.

Ces priorités constituent désormais le cadre logique dans lequel l’association développe toute son activité, notamment ses nouveaux groupes de travail, sur la sobriété numérique, la santé ou encore la comptabilité urbaine. Le manifeste a également vocation à être confronté en permanence à la réalité de la mise en œuvre opérationnelle de la ville durable dans les territoires et à les nourrir concrètement.

Les quatre piliers du manifeste sont :

  • sobriété, le territoire responsable : « C’est un territoire qui fonctionne et se développe de manière compatible avec les limites physiques de la planète. Sont formés aux enjeux et mesure les impacts du cycle de vie de ses projets avant de décider de les mettre en œuvre, les décideuses et décideurs politiques, administratifs, techniques, économiques et les citoyen·nes » ;
  • résilience, le territoire adapté et réactif : « C’est un territoire qui a pris conscience de ses vulnérabilités et de ses ressources environnementales, sanitaires, économiques, sociales, organisationnelles et infrastructurelles, actuelles et à venir, et qui a fait évoluer ses projets et sa gouvernance en conséquence » ;
  • inclusion, le territoire pour et avec toutes et tous : « Le territoire inclusif lutte contre toute ségrégation sociale et spatiale, en recréant des quartiers, des lieux ou des occasions, sources de lien social, en aidant les plus fragiles, et en favorisant la mixité. Il encourage les coopérations et un maillage territorial équilibré » ;
  • créativité, le territoire du progrès humain, culturel, social et économique : « C’est un territoire qui favorise le progrès humain, culturel, social et économique à l’échelle locale, en considérant le développement économique comme un outil au service de la transition, et d’amélioration de la qualité de vie. Il est prospère, attractif pour les entreprises et les salariés. »
  1. Dans la mécanique gouvernementale, un « bleu de Matignon » est une information primordiale, un résumé parfait de ce qu’il faut comprendre et retenir d’une situation donnée.
  2. Ancien réseau des acteurs de la ville durable, opéré à l’époque par le ministère de la Transition écologique et solidaire et de la Cohésion des territoires, et ancienne marque ombrelle de la ville durable à l’export.
  3. Ancêtre de FVD, préfiguré dès 2015 et incubé au sein de l’Agence nationale pour le renouvellement urbain (ANRU), qui coexistait avec le réseau Vivapolis.
  4. https://francevilledurable.fr/lassociation/nos-missions/
  5. https://francevilledurable.fr/la-boite-a-outils/referentiels/
  6. https://francevilledurable.fr/les-realisations/
  7. https://francevilledurable.fr/la-boite-a-outils/formations/
  8. Lunven A., « Changer le modèle de l’action territoriale pour faire face aux transitions », Horizonspublics.fr 28 juin 2022.
  9. https://dunkerquecentre.fr/les-glacis/
  10. Depuis le 1er janvier 2021, la communauté urbaine de Dunkerque (CUD) a mis en place le programme Éco-gagnant et son volet Éco-Habitat (https://www.communaute-urbaine-dunkerque.fr/vie-pratique/se-loger/eco-habitatplus).
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