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DossierPauline Chabbert : « Nous avons un rôle à jouer pour faire cesser les violences sexistes et sexuelles. »

Entretien avec Pauline Chabbert, co-fondatrice et directrice associée du groupe Egaé1, qui accompagne les organisations publiques dans la prévention et le traitement des violences sexistes et sexuelles (VSS).
Pourriez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a amenée à travailler spécifiquement sur la prévention des VSS ?
J’ai débuté ma carrière au ministère des Affaires étrangères, où j’étais responsable des questions d’égalité, principalement sur le volet diplomatique et de coopération. En 2013, j’ai créé ma propre auto-entreprise pour travailler en tant que consultante sur les questions d’égalité femme-homme. Puis, en 2015, nous avons lancé le groupe Egaé avec mon associée, Caroline De Haas. Initialement, nous nous concentrions sur l’égalité femmes-hommes, mais très rapidement, la question des violences est devenue centrale. Aujourd’hui, la prévention et le traitement des violences sexuelles dans le monde du travail sont vraiment notre cœur de métier. Notre mission est d’accompagner les employeurs, qu’ils soient du secteur public (entreprises publiques, fonction publique, associations, fédérations) ou privé, dans leur politique de prévention et de traitement des VSS au travail.
Nous intervenons à 360 degrés, proposant un volet prévention incluant des formations pour les directions, les ressources humaines (RH), les élus et les équipes, ainsi que des diagnostics pour analyser la situation des organisations publiques comme privées. Nous accompagnons également le traitement des violences en les aidant à adopter des procédures internes, en formant les dispositifs de signalement, et en réalisant des enquêtes internes disciplinaires. Une de nos enquêtes médiatisées a été celle concernant l’Abbé Pierre pour Emmaüs.
Quels sont, selon vous, les défis majeurs lorsque l’on aborde ce sujet dans des environnements professionnels ?
Il y a plusieurs défis importants. Premièrement, c’est un sujet difficile, car il touche aux violences et beaucoup de personnes y ont été confrontées dans leur vie personnelle ou professionnelle. Il est crucial de poser un cadre clair lors de nos interventions, en demandant notamment aux participants et participantes en formation de ne pas témoigner de situations vécues, car nous ne sommes pas un groupe de parole. Notre objectif est de créer une culture commune autour de ce que sont les violences, en s’appuyant sur le droit et les définitions légales du harcèlement sexuel ou des agissements sexistes.
Il est essentiel d’adopter une posture d’expertise, non culpabilisante ni moralisante.
Deuxièmement, il est essentiel d’adopter une posture d’expertise, non culpabilisante ni moralisante. Le sujet est à la fois très encadré juridiquement et très présent dans le débat sociétal où les gens ont des opinions diverses. Nous abordons les objections courantes, comme « on ne peut plus rien dire », de manière pédagogique, en expliquant la logique derrière l’évolution des mentalités.
Un défi majeur est la débanalisation des violences et du sexisme. Les propos sexistes sont souvent banalisés, tout comme le racisme. Par exemple, la « drague lourde » est souvent minimisée, alors qu’elle peut en réalité constituer du harcèlement sexuel si elle implique des propos à connotation sexuelle répétés qui portent atteinte à la dignité de la personne. Il est fondamental de faire prendre conscience que ces situations existent et de savoir y réagir proportionnellement à la gravité des faits.
Comment percevez-vous l’évolution de la prise de conscience autour des VSS en entreprise et dans le secteur public ces dernières années ?
Je pense qu’il y a eu une bascule massive et un changement très important depuis 2018, notamment avec le mouvement #MeToo et pour plusieurs raisons. Le sujet est arrivé dans le débat public, augmentant le niveau de connaissance de la société sur les violences. Les obligations des employeurs ont été renforcées depuis 2018, avec, par exemple, l’obligation d’avoir des référents harcèlement dans le privé et des dispositifs de signalement dans le public, ce qui est nouveau. Enfin, le niveau de tolérance des employés et des agents a baissé. Ce qui était auparavant « passé sous le tapis » n’est plus accepté aujourd’hui. Cette combinaison a conduit à une prise de conscience accrue, et, je pense, à une meilleure gestion des signalements et des situations de violence au travail. Ce n’est pas encore un monde parfait, et il y a encore beaucoup à faire et à déconstruire, mais nous sommes sur un chemin de changement.
Quelles sont les spécificités des VSS dans le secteur public par rapport au secteur privé, ou y a-t-il des similitudes frappantes ?
Il n’y a pas vraiment de spécificités en termes de prévalence des violences. Les violences sont partout, et les grandes tendances se retrouvent aussi bien dans le privé que dans le public. Ce qui peut différer, ce sont plutôt les obligations légales, qui sont un peu distinctes. Le secteur public a connu une prise en compte très importante du sujet, notamment via les plans d’action égalité et la circulaire de 2018 qui ont fortement encouragé la fonction publique à s’emparer de la question. Dans le privé, les entreprises commencent également à s’engager. Selon moi, les spécificités sont davantage liées aux métiers et aux facteurs de risque. Par exemple, la précarité des contrats, les postes isolés, les équipes en non-mixité, les horaires décalés ou les déplacements seuls peuvent accentuer les risques de violence. On ne peut absolument pas dire qu’il n’y a pas de sexisme ou de harcèlement sexuel dans la fonction publique, même s’il peut y avoir un sentiment d’être mieux protégé.
Selon vous, quels sont les principaux freins à une prévention efficace des VSS au sein des organisations ?
Le levier majeur est la volonté de la direction de mettre en place des plans de prévention et de traitement, en envoyant le signal que 100 % des situations seront traitées. Une direction non engagée, non prête à se remettre en question ou à soutenir le renouvellement des pratiques professionnelles, est un obstacle à un changement des pratiques professionnelles.
D’autres conditions sont nécessaires pour que cela fonctionne :
- la formation : il est essentiel de former les personnes qui vont accueillir la parole des victimes (managers, RH, élus, représentants du personnel), car ce n’est pas inné de savoir gérer correctement une telle situation ;
- des procédures claires : avoir une procédure claire pour savoir à qui parler et ce qui se passe après un signalement est fondamental ;
- la répétition : la pédagogie passe par la répétition. Il ne suffit pas de le faire une seule fois. Des sensibilisations régulières, des campagnes de communication internes et des points en réunion d’équipe sont nécessaires pour que le message diffuse constamment.
Le but est de faire remonter les signalements, car, si les signalements remontent, ils peuvent être traités. Il est préférable d’en avoir « trop » que pas assez, quitte à identifier ce qui relève d’un conflit plutôt que du harcèlement.
Le rôle des managers est crucial. Comment les former et les accompagner pour qu’ils deviennent de véritables acteurs de la prévention ?
Les managers doivent apprendre à accueillir la parole des victimes sans banaliser la situation ou minimiser les faits.
Les managers jouent un rôle primordial à plusieurs égards. Premièrement, il y a l’exemplarité. Tout comme la direction, les managers doivent être exemplaires. Le manque d’exemplarité de la direction ou du management peut créer un effet de « ruissellement » où d’autres se sentiront autorisés à reproduire des comportements inappropriés. Deuxièmement, le recadrage systématique : dès qu’un propos sexiste, raciste ou homophobe est entendu, le manager doit recadrer immédiatement en disant « Attention, ce que tu viens de dire n’est pas autorisé, je vais te demander de ne pas recommencer ». Cela fonctionne généralement bien. Troisièmement, l’accueil de la parole et la non-banalisation : les managers doivent apprendre à accueillir la parole des victimes sans banaliser la situation ou minimiser les faits avec des phrases comme « Il a toujours été comme ça » ou « Tu n’as pas d’humour ». Ces phrases contribuent à faire douter les victimes de la gravité de la situation. Quatrièmement, la détection et l’orientation : les managers sont essentiels pour détecter les situations de violence et orienter les personnes concernées vers les dispositifs de signalement. Nous leur enseignons des mots clés pour accueillir la parole : « Tu as bien fait de venir m’en parler. Ce que tu me dis est grave et interdit. Je peux t’aider, on va signaler. » C’est primordial comme premier geste d’accompagnement.
Comment les dispositifs d’alerte et de signalement peuvent-ils être rendus plus efficaces et sécurisants pour les victimes ?
L’efficacité des dispositifs varie. Pour qu’ils fonctionnent bien, il faut des personnes identifiées et formées pour accueillir les signalements, une procédure claire, une communication constante encourageant les signalements et, surtout, la confiance. Les gens n’osent souvent pas signaler par peur des représailles, pour leur carrière, ou par crainte que le signalement ne soit pas traité correctement. Il est donc crucial de montrer que des actions sont menées. Nous conseillons aux employeurs de communiquer annuellement (de manière anonyme, bien sûr) sur le nombre de signalements reçus et les sanctions prises, pour montrer que les situations sont gérées sérieusement et renforcer la confiance.
Comment évaluez-vous l’efficacité des mesures de prévention mises en place ? Y a-t-il des indicateurs clés à suivre ?
C’est très complexe de mesurer l’impact sur le changement des comportements humains. Ce que nous parvenons à faire pour l’instant, c’est mesurer la baisse des violences grâce à un baromètre annuel. Cela consiste à lancer un sondage anonyme en ligne avec des questions sur la prévalence du sexisme et du harcèlement la première année, puis à reposer les mêmes questions chaque année.
Souvent, au début, les chiffres augmentent. Ce n’est pas qu’il y a plus de violences, mais que les gens osent davantage en parler, car le sujet est libéré. Mais dans une phase ultérieure, potentiellement, les chiffres baissent. Pour un de nos clients, après quatre ans de collaboration, nous avons observé une baisse de la prévalence des violences. Le jour où les chiffres baissent, c’est une grande satisfaction qui indique que les mesures fonctionnent. C’est le moyen le plus efficace de suivre l’évolution.
Quels sont les futurs défis ou les prochaines étapes que vous identifiez pour progresser davantage dans la prévention des VSS ?
Premièrement, il faut continuer à déployer l’existant, car nous ne couvrons pas encore l’intégralité des employeurs français. Il y a encore un énorme potentiel d’organisations qui vont s’investir dans le sujet dans les prochaines années.
Il y a encore un énorme potentiel d’organisations qui vont s’investir dans la prévention des violences sexistes et sexuelles dans les prochaines années.
Deuxièmement, un défi majeur est l’intégration des autres discriminations. Nous constatons que les personnes concernées par des critères de discrimination (personnes racisées, LGBTQIA+, femmes enceintes, personnes handicapées) sont plus ciblées par les violences. Il est donc essentiel d’allier les plans de prévention des violences à des plans de prévention sur les discriminations, en particulier le racisme et les LGBTphobies, car ces sujets se croisent et augmentent les facteurs de risque.
Il est crucial de s’appuyer sur les représentants du personnel. Ils jouent un rôle essentiel pour s’assurer que l’employeur remplit ses responsabilités.
Quel message souhaiteriez-vous faire passer aux dirigeants et aux employés concernant leur rôle dans cette lutte ?
Mon message général serait que nous avons toutes et tous un rôle à jouer pour faire cesser les violences. Pour les dirigeants, la prévention des VSS doit être une priorité dans leur organisation, au-delà de l’obligation légale. Ils doivent être exemplaires et il faut traiter 100 % des cas signalés. Pour les employés, il faut rappeler que les violences sont interdites. Si cela arrive, l’employeur a l’obligation de protéger la victime et de traiter la situation. Pour les managers, je rappellerai l’importance des premières paroles lors de l’accueil d’un signalement : « Tu as bien fait de venir m’en parler. Ce que tu me dis est grave et interdit. Je peux t’aider, on va signaler. » Ces mots sont primordiaux pour l’accueil de la parole avant d’orienter vers les dispositifs de traitement.
Comment peut-on s’assurer que les politiques de prévention ne restent pas de simples déclarations d’intention, mais se traduisent par des actions concrètes et un changement de culture ?
Il est crucial de s’appuyer sur les représentants du personnel (élus, comité social et économique – CSE, comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – CHSCT), qui jouent un rôle essentiel de vérification et de remise en question de la direction pour s’assurer que l’employeur remplit ses responsabilités. Les référents harcèlement au sein des élus sont d’ailleurs une recommandation et une obligation pour certaines entreprises. On peut également s’appuyer sur toutes les personnes engagées en interne, comme les réseaux de femmes ou les réseaux sur la diversité et les discriminations, qui peuvent alerter et pousser la direction à s’engager. L’essentiel est que ces politiques se traduisent par des actions concrètes, une formation continue, des procédures claires, et une communication transparente qui crée la confiance et montre que les signalements sont pris au sérieux.
- Le groupe Egae travaille avec des entreprises privées de toutes tailles, des collectivités, des administrations, des établissements d’enseignement supérieur, des organisations internationales et des associations. Quelques références dans le secteur public : Caisses des dépôts et consignations, les ministères (Affaires étrangères, Éducation nationale, Culture, Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation), le Conseil d’État, la Cour des comptes, les services du Premier ministre, Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, la ville de Paris, la ville de Marseille, Renne métropole, mairie de Tours, département du Val-de-Marne, Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) Grand Est, Opéra de Paris, etc.