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Prospective territoriale : accepter de penser contre soi-même

Annabelle Boutet, cheffe du pôle Prospective veille innovation à l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), a présenté la démarche Fabrique prospective (FP).
©Crédit : P. Bastien – INET.
Le 20 avril 2023

« La prospective territoriale au service de la décision politique » était le thème d’une table ronde des Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2022, organisée à l’initiative du Comité national d’action sociale (CNAS), organisme qui fédère les prestations sociales des agents territoriaux d’une majorité de collectivités. Comment la prospective peut-elle aider les acteurs publics à se projeter et à anticiper les différents scénarios pour leurs politiques locales ? Pour en débattre avec les participants des ETS, essentiellement des cadres territoriaux, le Comité national d’action sociale (CNAS) avait convié deux personnalités, à la fois expertes et praticiennes : Yannick Blanc, aujourd’hui président de l’association Futuribles International, haut fonctionnaire qui a été préfet et président de l’Agence du service civique, et Annabelle Boutet, cheffe du pôle Prospective veille innovation à l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), lointaine héritière de la délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR).

Se donner des outils pour construire l’avenir

De quoi parle-t-on quand on parle de « prospective » ? Aujourd’hui, la programmation est à nouveau de rigueur avec la planification écologique à l’ordre du jour des politiques nationales et territoriales. Toutefois, la prospective n’est pas la planification, pas plus qu’elle n’est qu’un simple exercice de réflexion participative : « La prospective, ce n’est pas non plus de la prévision ou de la prophétie, déclare Yannick Blanc, ce n’est pas une marque déposée et il y a mille et une manières d’en faire. Contrairement à beaucoup de pays étrangers, la prospective n’est pas enseignée dans nos universités. Le seul endroit où une chaire s’y consacre, c’est le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), héritage d’une époque où la prospective était une affaire d’ingénieur, ce qu’elle n’est plus aujourd’hui. »

Pour le président de Futuribles international, « faire de la prospective, c’est adopter une certaine attitude dans la façon dont on observe et dont on analyse la réalité présente. Évidemment, le cœur de la prospective, c’est de se projeter dans l’avenir, se donner des outils pour construire l’avenir, et pour ce faire on commence par collecter et analyser des données sur la situation présente. Ce qui caractérise la prospective, et notamment la prospective territoriale, c’est qu’elle est moins un exercice de formalisation de ces données pour la construction de modèles et de courbes qu’un exercice de croisement des regards. Données géographiques, démographiques et économiques, c’est ce qu’on a toujours fait, mais aujourd’hui un exercice de prospective consiste à partager ces données et à les soumettre à un croisement des regards entre les différents acteurs du territoire, les parties prenantes ».

La mobilisation des données et le croisement des regards sont donc les deux ingrédients essentiels de la prospective territoriale : « Pour qu’il soit utile pour la communauté qui s’y livre, il faut que cet exercice soit adapté à ses besoins, à ses moyens et à son horizon, prévient Yannick Blanc. Pour que ce soit vraiment utile, il faut travailler sur une certaine durée. Effectuer un exercice pendant six mois ou un an, c’est toujours utile et intellectuellement stimulant, mais pour que cela ait une véritable utilité dans la décision collective, il vaudrait mieux continuer cette activité dans la durée, ne serait-ce que pour détecter l’imprévu. On y fait face de manière plus efficace si on a déjà réfléchi aux trajectoires possibles. »

Casser les représentations

Dans la méthode de prospective territoriale, Yannick Blanc rappelle qu’il y a une première étape de diagnostic des points forts et des points faibles : « C’est un moment de photographie ou d’analyse en profondeur de la situation du territoire. Vient ensuite un moment où on va imaginer des scénarios en se projetant dans l’avenir, mais entre ces deux temps, il y a un moment où on pense contre soi-même, on chasse les idées reçues, on fait appel à quelqu’un qui va avoir une analyse aux antipodes de la vôtre. C’est un point clé de la démarche : on se débarrasse de ses certitudes, de ses préjugés et de ses habitudes de pensée. »

« La prospective sert à casser les représentations, de tout le monde et pas seulement des élus locaux, confirme Annabelle Boutet. En travaillant sur l’adaptation au vieillissement dans le cadre de nos fabriques prospectives, on s’est rendu compte qu’il était très difficile de faire évoluer les représentations du vieillissement et des personnes âgées. Pour comprendre ce que seront les besoins de ces personnes en 2030 ou 2040, il faut changer nos représentations et cela peut être très déstabilisant pour les professionnels territoriaux. »

Ce processus va permettre de créer ce que les spécialistes appellent une « communauté épistémique », c’est-à-dire un collectif qui partage un ensemble de connaissances, en se mettant d’accord sur la validité de ces connaissances. Dans la prospective territoriale, les données sont les signes vitaux du territoire. L’accord sur les données est un prérequis quand on sait comment des données scientifiques concernant le climat ou les vaccins ont pu être récemment contestées.

La prospective territoriale est-elle un exercice à 360° ou s’élabore-t-elle par rapport à un projet ?

Quand on fait de la prospective, on ne part pas d’une page blanche, répond Yannick Blanc. Il faut commencer par faire le bilan de ce qu’on a déjà fait. Le 360° est très stimulant, mais c’est un peu abstrait, on va essayer d’imaginer tous les possibles, mais quand on est dans une organisation ou sur un territoire, il faut construire une appréciation lucide des transformations irréversibles. Quand quelque chose auquel on est habitué, qui a constitué un repère dans une action collective, est en train de changer, le réflexe spontané est de s’insurger face à ce qui peut disparaître. Ainsi, le changement climatique est un changement irréversible. Accepter ce qui est irréversible est un moment nécessaire pour dégager dans l’examen des futurs possibles ceux sur lesquels on a un levier d’action. Le résultat attendu de l’exercice de prospective est là : dans la capacité à permettre de discerner les changements qui auront lieu quoiqu’il arrive, malgré soi, et auxquels il faut s’adapter, et les changements sur lesquels on a un levier d’action. L’exercice de prospective devrait précéder l’énoncé du projet : vous devez commencer par faire la cartographie de ce qui a déjà changé, de ce qui pourrait changer, de vos atouts et de vos faiblesses, etc.

Fabriques prospectives, de pair-à-pair

À l’ANCT, Annabelle Boutet a choisi de faire de la prospective autrement pour les territoires. Nous ne sommes plus à l’époque de la DATAR qui dessinait l’aménagement de la France à l’horizon de la fin du xxe siècle. L’ANCT a une fonction d’accompagnement des collectivités dans les transitions et transformations qu’elles doivent opérer. L’agence a donc lancé la démarche Fabrique prospective (FP)1, des exercices de prospective menés en parallèle avec des groupes de territoires et en lien avec les associations d’élus locaux, pour définir un futur souhaitable à l’horizon 2040, chacun partant des spécificités de son territoire. Transition écologique, démographique et économique, chaque fabrique est articulée avec un programme d’intervention de l’ANCT (Action cœur de ville, Petites villes de demain, Territoires d’industrie). L’ANCT fournit l’ingénierie de prospective avec un prestataire professionnel et réunit quatre à huit territoires qui vont travailler de pair-à-pair. Au rythme de trois fabriques par an, quinze fabriques se sont déjà exercées sur des thématiques diverses telles que les petites villes face au vieillissement de la population ou le site industriel de demain.

« Quand on se demande ce que peut être le site industriel de demain, on est en phase avec le programme Territoires d’industrie demandé par Intercommunalités de France et la Banque des territoires, explique Annabelle Boutet. Mutabilité, réversibilité des emplacements et du foncier, des usages, etc., les acteurs nationaux cherchent des idées nouvelles, mais veulent tenir compte de ce que dit le terrain. On fait dialoguer les acteurs locaux et nationaux. » Pour elle, ce n’est pas un simple exercice de concertation comme l’ANCT en organise régulièrement sur la politique de la ville. Il s’agit d’exercices en parallèle avec la même méthode : les acteurs y formulent l’avenir souhaitable pour leur territoire et ils doivent ensuite exprimer ensemble un programme d’action concret.

La question du « livrable »

Dans la phase finale de l’exercice de prospective, les responsables territoriaux se posent toujours la question du « livrable ». Pour les fabriques prospectives de l’ANCT, ce sont des feuilles d’action, un programme avec des indicateurs et la vision qui les accompagne. D’un point de vue formel, un livrable peut prendre la forme d’un PowerPoint ou d’un document écrit. Cela peut passer par des représentations graphiques crées par des designers.

Pour Yannick Blanc, « quand on est dans le plan d’action, on est déjà au-delà de la prospective. Il y a un livrable intermédiaire, très important, à la fin de l’exercice de prospective proprement dit. Le livrable dépend du public. Si c’est destiné aux décideurs ou à l’équipe de direction de la collectivité, on peut faire un rapport, un cahier, cela peut être un PowerPoint. Si l’exercice est destiné à nourrir un débat public, à légitimer les choix à venir vis-à-vis de la population, on peut réfléchir à des cahiers, une exposition, de la vidéo, voire du théâtre-forum. Tout est permis selon l’échelle et la cible. Le livrable est à géométrie variable. On aura aussi un document écrit où on a consigné des données, des hypothèses, éventuellement des scénarios et il y aura bien un rapport ».

Évidemment, quand ils se lancent dans un exercice de prospective territoriale, les acteurs locaux ont souvent une petite idée du futur souhaitable et ils essaient de construire un consensus sur l’avenir commun qui va guider l’action, à partir de scénarios. Comment construire ces scénarios ? « Il faut avoir en tête la capacité d’imaginer des scénarios contraires, répond Yannick Blanc. Si vous faites des scénarios sans cadre méthodologique, vous allez inévitablement tomber sur un scénario rose, un noir et un moyen. Ce n’est pas très intéressant, car cela ne vous sortira pas du cadre d’action dans lequel vous êtes déjà. Il va falloir pour construire des scénarios utiles, contrastés, mobiliser des données qui vont vous obliger à sortir de ces attitudes. »

Durant l’exercice, un tiers garant, extérieur, est vraiment utile, car c’est un travail de construction, pas seulement de confrontation et cela évite de se cantonner à un travail nombriliste.

Rien ne se passe jamais comme prévu

Une participante au débat, qui s’est engagée avec son intercommunalité dans une fabrique prospective témoigne que « c’est un outil puissant en termes de management, notamment dans le travail pair-à-pair bienveillant. Des élus pensaient que ce seraient des propos de café du commerce et qu’on n’aboutirait à rien. Au contraire, la méthodologie nous a permis de sortir un programme d’actions sur la sobriété foncière, un sujet difficile. Désormais le zéro artificialisation nette (ZAN) ne nous fait pas peur ». Annabelle confirme ce propos : « Un élu local me disait être sorti de sa zone de confort. Ce n’est pas forcément agréable mais, au final, c’est très positif. » Il ne faut jamais oublier que la prospective peut aller contre le projet initial.

Yannick Blanc renchérit : « Ma devise en prospective est “rien ne se passe jamais comme prévu”. C’est le postulat de base. La prospective ne vous fera pas penser à tout, mais conduit à une gymnastique d’ouverture, d’attention à des phénomènes, à des facteurs auxquels on n’avait pas pensé. Toujours dans la combinaison des facteurs. La dynamique vient de là. Quand on a fait cet effort, on est plus intelligent, on a une vision du monde plus riche. »

Annabelle Boutet, cheffe du pôle Prospective veille innovation à l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), a présenté la démarche Fabrique prospective (FP).

Dans le cadre de prospective territoriale, cette déstabilisation peut poser un problème aux responsables politiques élus d’un programme : « Dans ce cas, l’exercice de prospective est un outil pour faire évoluer sa stratégie. Le programme électoral peut avoir été écrit un peu vite et on se confronte ensuite au réel. Le changement ne doit pas être vécu par les élus comme une difficulté, mais comme un atout, mais pour cela, le moment de la prospective peut vraiment être une aide », plaide le président de Futuribles international : « C’est ce que j’appelle “penser contre soi-même”. Quand les exercices de scénarios sont bien faits et qu’on ne s’est pas totalement planté, qu’on sait qu’il y a toujours de l’imprévu. Dans le cas d’un territoire, pour l’action et la décision collective, l’important est d’emboiter les échelles de temps. Bien sûr, il y a le temps du mandat, cinq ou six ans, c’est l’horizon de l’investissement immédiat, de l’action opérationnelle, mais cet horizon est bien plus efficace si on le met en perspective dans un horizon plus long. Il y a des changements irréversibles qui produisent des changements à long terme (comme la crise climatique ou des changements sociétaux, comme la composition des familles sur la politique de logement, par exemple). »

Frédéric Desmaisons, directeur général du CNAS, qui a exercé des responsabilités de direction générale dans plusieurs niveaux de collectivités territoriales pense qu’il est nécessaire de « fixer le curseur de gouvernance : on travaille en chambre ou on travaille avec les grands acteurs du territoire, mais plus la consultation est ouverte, plus elle peut paraître instable pour les élus ; même s’ils acceptent le challenge, il va souvent plus loin que ce qu’ils pensaient. Je me souviens d’un exercice de prospective territoriale lié à la reconversion d’une zone portuaire à l’agonie. Elle s’est faite dans une phase de prospective exploratoire très ouverte au cours de laquelle est née l’idée de reconversion complète avec des lieux culturels. Cela ne venait pas d’une vision contrainte par l’économie, où on aurait voulu entretenir des vestiges. Il y a donc un travail de deuil à faire ». Quand un territoire est en phase de reconversion suite à l’effondrement une activité industrielle monopolistique qui s’effondre, il faut penser aux impacts, aux représentations perçues et aussi aux images transmises par l’histoire du territoire.

Une nouvelle culture politique

Annabelle Boutet estime que « l’important, c’est le changement de posture de la collectivité qui devient un accompagnateur des acteurs de son territoire dans les transitions ». Ainsi dans une fabrique prospective menée dans un territoire ultramarin, la thématique du risque de submersion marine a complètement changé la donne grâce à une prise de conscience de toutes les parties prenantes.

La prospective territoriale correspond à une nouvelle culture politique : « On vient d’une époque où le politique détenait les leviers d’action. Il avait des électeurs à qui l’élu devait rendre compte, mais c’était lui qui agissait, il avait le pouvoir et ses électeurs, les citoyens étaient bénéficiaires de son action, constate Yannick Blanc. Aujourd’hui les élus que je rencontre n’ont plus du tout cette vision, d’abord parce que les moyens d’action du politique sont plus réduits et contraints, mais surtout parce que pour agir, il faut interagir, et tenir compte de la capacité d’action des gens qu’on a à côté de soi, en face de soi sur son territoire. C’est cela qui change. Et l’exercice de prospective peut aider à visualiser la combinaison du pouvoir d’agir propre de la collectivité avec son budget, ses équipes, ses équipements, sa capacité d’investissement et le pouvoir d’agir des autres. »

  1. Cordobes S., « La Fabrique prospective, un nouveau dispositif de réflexion-action impulsé par le CGET », Horizons publics mars-avr. 2018, no 2, p. 88-91.
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