Quels avenirs pour l’action publique en matière de biodiversité ?

Le 21 août 2022

Quels avenirs pour l’action publique en matière de biodiversité ? C’est peu ou prou la question centrale que pose le programme expérimental “Biodiversité Administrative”. Initié à la fin de l’automne 2021 à l’occasion des Assises de la Biodiversité, ce programme s’intéresse aux dynamiques d’élaboration des politiques publiques - européennes, nationales et territoriales sur la biodiversité. Le spectre est large, la question complexe mais sans prétendre à l'exhaustivité, ce programme vise à identifier des angles morts, des freins, des initiatives insuffisamment soutenues ou visibles, des tensions qui entravent l’action publique de préservation des espèces et des espaces, de restauration des écosystèmes, de sensibilisation à la nature, de renaturation de certains milieux, etc. En somme, il s’agit d’apporter une contribution effective à l’amélioration et à l’amplification de cette action publique en étant à l’écoute de la pluralité des parties prenantes.

En bons naturalistes de l’administration publique, nous enquêtons auprès des acteurs - élus, agents, associations, etc. - qui façonnent au quotidien ces politiques ; nous observons méticuleusement ces objets étranges que sont les PLU, les PLUi, les SRCE, les Plans Biodiversité, les Chartes, etc. ; nous écoutons les discours et les récits sur la biodiversité qui peuplent ces politiques publiques ; enfin, nous esquissons sur nos carnets, à la lisière de l’enquête et de l’expérimentation, des pistes de solutions, des scénarios voire des projets pour l’action publique d’aujourd’hui, de demain et d’après demain. Nos terrains d’enquête sont représentatifs de la diversité des situations administratives, des réalités climatiques et des enjeux de préservation de biodiversité.

La commune de Draguignan dans le Var, l’Agglomération de La Rochelle, le département de Seine Saint Denis, le Parc Naturel Régional du Morvan, la région de Guadeloupe et le Pôle Métropolitain de l’Artois composent avec nous dans le cadre de ce programme.

Biodiversité administrative ?

À première vue, ce néologisme interpelle et surprend. Au-delà de susciter la curiosité, cette créature langagière porte une double vocation.

La première consiste à signifier l’ensemble des questionnements qui ont trait à la place de la biodiversité dans l’action publique. Comment est-elle définie et appréhendée par les acteurs publics ? Comment se structurent les réseaux d’acteurs de la biodiversité ? Quels freins et leviers au déploiement de politiques ambitieuses ? En quoi peut-elle être l’objet de politiques publiques transversales ? Comment faire de la biodiversité un enjeu prioritaire ? Quels sont les rapports de pouvoir qui s’exercent ? À quelles connaissances et compétences les acteurs sont formés ? Portés à différents échelons territoriaux, ces questionnements visent à analyser les formes mêmes de l’action publique en matière de biodiversité. En 2019, un alphabet de l’action publique a été esquissé à l’occasion d’un travail avec la métropole de Lyon[1]. Aujourd’hui, cet alphabet peut être relu à l’aune des questions de biodiversité pour penser les métamorphoses possibles de l’action publique.

La deuxième vocation est davantage contextuelle.

Le programme aurait pu s'intituler “Nature Administrative", “Écologie Administrative”, “Administration vivante” ou encore “Administration Environnementale”.

Lorsqu’il s’agit de parler des entités vivantes de manière très conceptuelle, les mots ne manquent pas. Nous avons opté pour le terme de biodiversité afin de questionner sa fausse évidence. Il fait aujourd’hui référence alors même que sa définition varie selon les acteurs ; et c’est certainement son caractère équivoque qui lui permet de faire référence ou consensus. Le terme a d’abord été un construit scientifique dans les années 1980, moment où il se répand dans les milieux savants pour évoquer l’emboîtement des différents niveaux du vivant (les gènes, les espèces, les écosystèmes, etc.). Puis il s’est progressivement institutionnalisé comme un construit social, médiatique et politique.

En 1992, la Convention sur la diversité biologique de Rio institue la biodiversité comme un bien commun planétaire. Quelques années plus tard, en France, la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages prolonge cette mise en politique de la biodiversité - notamment avec la création de l’Agence Française de la biodiversité, aujourd’hui connue sous le nom de l’Office Français de la biodiversité (OFB).

Le terme s’est hissé au sommet de l’État, et, depuis, est en constante expansion : “le champ de la biodiversité n’a cessé de s’élargir, débordant du cadre de la conservation des milieux naturels et espèces sauvages. Il inclut désormais la valorisation économique de cette biodiversité, la propriété intellectuelle sur le vivant, la biosécurité, le sort des communautés autochtones dépendantes des ressources naturelles, ou encore l’agriculture (…).”[2] Cette annexion des domaines de l’action publique trouve écho dans un discours récurrent de l’action publique en matière de biodiversité : comment en faire un objet transversal et, dans une moindre mesure, prioritaire de cette action publique ?

C’est à la lumière de ces questionnements très concrets que nous étudions la biodiversité administrative. À mi-programme, nous restituons ici une première série d’observations qui constituent davantage comme un rapport d’étonnement que des constats définitifs.

CARNETS D'ÉTONNEMENTS

Ce carnet s’attache à restituer quelques tactiques ou stratégies mises en place par les acteurs pour travailler la question du vivant dans l’administration publique. Au-delà du concept, la biodiversité est un champ tactique où chacun s’adapte aux contraintes et aux réalités de son environnement. Nous en présentons trois ici parmi bien d’autres.

Les agences régionales de la biodiversité, un écosystème en émergence

Outre la structuration de la future OFB, la loi de 2016 sur la reconquête de la biodiversité instaure une nouvelle entité administrative : les Agences Régionales de la Biodiversité (ARB). Dans la continuité de la loi NOTRe de 2015 qui renforce les compétences de la région - notamment sur l’environnement, la création des ARB acte ainsi l’institution des régions comme des cheffes de fil sur les territoires de la lutte pour la préservation et la restauration de la biodiversité. Les ARB ont vocation à animer et structurer un réseau d’acteurs, amplifier les actions menées sur le territoire et renforcer ainsi l’efficacité des politiques publiques. Six ans plus tard, quelques enjeux persistent : la disparité territoriale dans la présence et la structuration des ARB, des moyens financiers et humains insuffisants au regard des ambitions et des compétences attribuées aux régions et, enfin, une distance géographique plus grande entre certains acteurs locaux et l’administration régionale.

Biodiversité définitive, biodiversité temporaire

Comment s’assurer qu’aucune “biodiversité à enjeu” - en somme, des espèces protégées - ne s’exprime sur un espace à aménager ? La question peut paraître fortuite mais elle structure une stratégie répandue dans les projets d’aménagement. La réglementation en matière d’espèces protégées étant très stricte, l’arrivée d’une espèce protégée dans un espace de projet d’aménagement (friche urbaine, friche industrielle, etc.) peut bloquer ce dernier. Dès lors le génie écologique intervient pour garantir sur cet espace une biodiversité temporaire sans enjeu de conservation en amont de l’aménagement. Cette biodiversité temporaire s’oppose à des stratégies de biodiversité définitive lorsqu’un espace est renaturé ou un écosystème restauré.
Si ces termes n’ont pas de valeur en sciences du vivant, ils témoignent d’une part, d’une appropriation tactique de la biodiversité dans les politiques d’aménagement, et d’autre part du rôle fondamental du foncier dans les politiques de préservation de la biodiversité.

Convergence des récits climatiques et récits de biodiversité

Dans les discours, comme dans les faits, la lutte contre le réchauffement climatique semble prioritaire sur la préservation de la biodiversité. Au moment de décider de l’avenir d’une friche entre l’installation d’éoliennes et le maintien d’un écosystème en libre évolution, le choix se reporte souvent en faveur des énergies renouvelables. Cet exemple délibérément caricatural nous offre l’occasion de pointer une dernière tactique : celle de la convergence des récits et des luttes. S’appuyant sur l’appel du GIEC et de l’IPBES à une gestion intégrée de ces deux enjeux[3], certains acteurs font de l’argument de résilience un terrain propice à cette convergence, en particulier dans la discussion avec les élus. Préserver les marais, c’est préserver le territoire de risques de submersion. Être attentif à la restauration des ruisseaux en ville, c’est garantir des îlots de fraîcheur pour demain. La crise climatique apparaît en quelque sorte une alliée inattendue des discours de renaturation ou de préservation de la biodiversité.

ESQUISSES D’UNE ADMINISTRATION DU VIVANT PREMIÈRES PISTES D’EXPÉRIMENTATION

L’action publique de demain s’incarne aussi dans des services et équipements publics, des outils à destination des agents et des élus, des instances et des institutions, etc. Ces pistes d’incarnation sont l’objet de ces premières esquisses dévoilées au fil de ces quelques lignes.

L’Université du “Nous, vivants”

Des formations destinées aux agents publics et aux élus qui intègrent le mot-clé “biodiversité”, il y en a pour tous les goûts. Des financements pour des projets qui y touchent ? Nous n’en manquons (peut-être) pas. Mais l’on pourrait avoir envie d’aller plus loin, d’y mettre de la cohérence et de l’imagination, de faire dialoguer les sciences, les arts et le politique au service de la biodiversité. Identifier les ressources, outils, rencontres, œuvres qui permettraient d’inspirer la fonction publique et nos élus, nous appelons ça l’Université du “Nous, vivants”.

Sur l’autoroute de la biodiversité

On sait tracer de grandes lignes sur nos cartes et les traduire en voies rapides, chemins de fer ou canaux. Ce sont des exploits dont nous pouvons être fiers. Maintenant, peut-on mettre cette expertise et avoir ce même niveau d’ambition en ce qui concerne les canaux de déplacement des espèces ? C’est un défi que nous avons envie de relever en expérimentant l’identification, la protection et l’aménagement de couloirs migratoires. Et si nous inventions une grande agence publique d’ingénierie des corridors écologiques, verts, bleus, bruns, noirs ? Et si chacun pouvait y contribuer en acquérant dix ou cent mètres linéaires par-ci par-là ? Et si chacun pouvait parrainer et représenter non seulement des espèces mais une trame entière ? Mis bout à bout, nous pourrions bien arriver à relier des zones humides en danger, favoriser l'adaptation des espèces au changement climatique et donner sa chance à l’auto-régulation ou à la libre-évolution des espèces et de leurs milieux.

Faire parler la biodiversité du conseil des ministres au conseil municipal

Imaginez : Prise en compte et rémunération des services écosystémiques publics, conseils municipaux éclairés par une assemblée de diplomates portant la voix du ruisseau qui traverse la ville ou des grillons du rond point, inscription des platanes dans l’organigramme de la fonction publique, érection de monuments aux vivants qui nous appellent à faire communauté avec les autres branches de l’évolution… Quelles sont les formes d’une citoyenneté reconnaissante et attentive à la biodiversité ? Comment considérer les vivants comme des citoyens comme les autres ? Quels élus seraient prêts à s’embarquer dans cette aventure ? Nous avons quelques idées qui peuvent paraître farfelues mais qui risquent bien d’avoir des effets secondaires inattendus sur notre capacité à échanger, débattre et initier de belles coopérations entre citoyens et administration.

Les biodiversithèques, vers un nouvel équipement public de la biodiversité

Rappelez-vous. La politique de la lecture publique du 20e siècle aboutit peu à peu à cet objet que nous connaissons si bien et qui nous paraît évident, à savoir les bibliothèques et aujourd’hui leurs grandes sœurs les médiathèques municipales. Nous avons démocratisé l’accès à la culture (et ça n’est pas fini), au 21e siècle, démocratisons la nature ! Emprunt de moutons tondeuses, atelier de fabrication d’abris à chauves souris, contribution à la pépinière municipale en hébergeant des plants de citronniers dans son appartement l’hiver, larves de coccinelles pour son potager, lectures pour apprendre à se mettre dans la peau d’un poulpe… et vous, qu’allez-vous trouver à la biodiversithèque municipale cette semaine ?

Ces propositions - comme d’autres non évoquées ici - ont vocation à être discutées et enrichies avec les acteurs, puis éprouvées sur les territoires du programme. Ainsi, c’est par l’enquête et l’expérimentation que se dessine l’action publique biodiversité-centrée. Si ce programme ne prétend pas résoudre tous les enjeux, il entend ouvrir des perspectives vivantes pour l'administration publique de demain.
 

Qui sommes-nous ?

Le programme Biodiversité Administrative[4] est porté par l’agence de design des politiques publiques Vraiment Vraiment et la Banque des territoires. Pour nous aider à imaginer les services publics de demain, nous vous invitons à compléter la cartographie des imaginaires de la biodiversité en naviguant sur la plateforme dédiée : https://miro.com/app/board/uXjVOBzsN3Y=/?share_link_id=152727658457.

 

[1] Les formes de l’action publique,  étude réalisée pour le Grand Lyon en octobre 2019. Disponible en ligne

[2] Les politiques de biodiversité, sous la direction de Daniel Compagnon, Estienne Rodary. - Paris : Presses de Sciences Po, 2017, p. 10

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