Revue
DossierQuels tiers-lieux pour quelles ruralités ?
En octobre 2018, le mouvement des Gilets jaunes révèle l’exaspération des campagnes françaises, à la suite d’une proposition de taxe sur le prix du carburant. Bientôt pourtant, les débats portés sur les ronds-points s’étendent au-delà des premières revendications pour dire la colère, l’épuisement, et le sentiment d’abandon de celles et ceux qui habitent les territoires ruraux. Six ans plus tard, la France reste marquée par une fracture sociale et politique de plus en plus profonde, et une défiance croissante à l’égard de nos institutions démocratiques.
Ruralités : réalités multiples, enjeux communs ?
Si, comme nous le dit Maud Picart dans l’article « Tiers-lieux en ruralité, de quoi parle-t-on ? » 1, la ruralité peut désigner autant un indicateur de densité, un type de paysage ou d’activité, de zones très attractives à d’autres, peu denses, de certaines en reconversion à d’autres en déclin, les campagnes françaises recèlent pourtant de réalités plurielles, interdisant une analyse monolithique et uniforme de leurs enjeux. Pourtant, s’il existe autant de réalités de la ruralité que de contextes donnés, les ruralités françaises semblent traversées par un certain nombre de préoccupations qui convergent chez celles et ceux qui les habitent : les enjeux de mobilité, le soin d’aînés souvent isolés, l’exode des plus jeunes, la déprise des services publics avec des fermetures d’écoles ou d’hôpitaux, de gares, et en miroir de nombreux commerces qui ferment leurs portes, et avec la disparition progressive de ces lieux, la perte des derniers espaces de convivialité, de sociabilité, d’échange et de débat. À l’inverse, certains territoires deviennent les points de chute de nouveaux habitants, marqués par des imaginaires urbains, amenant de nouveaux équilibres ou rapports de force dans les ruralités attractives pour ces « néo-ruraux ».
Sans lieu où se retrouver, peut-on construire les liens sociaux et les solidarités dont nous avons besoin ? Développer une réflexivité collective critique sur un monde en mouvement exige d’échanger autour des enjeux de notre temps, comme l’acceptabilité des mesures à prendre face à l’urgence climatique, l’organisation de nos services publics, les priorités de notre économie, etc. C’est dans ce contexte que les tiers-lieux se dressent comme des espaces d’espoir. Comme des potentielles solutions ? Selon certains, ils pourraient incarner une réponse concrète aux divisions qui déchirent notre société en offrant des lieux de dialogue, de coopération et de création collective. Des lieux rendant possibles les frottements inévitables et pourtant nécessaires à une société plurielle, acceptant la différence et la divergence d’opinions pour élaborer les scénarios de nos futurs souhaitables.
Quel est le potentiel des tiers-lieux ?
Acteurs du lien social, ils sont nombreux à permettre la contribution du voisinage, se faire caisse de résonance d’un fort engagement citoyen ou encore à organiser des temps de débats autour des enjeux de société. Au cœur de leurs principes d’action, l’accueil inconditionnel de toutes et tous et, par la mixité des usages proposés, une pluralité de personnes qui les fréquentent, y développent une activité, y montent des projets, s’investissent bénévolement ou l’intègrent à leur quotidien comme les lieux d’une sociabilité qui retrouve son sens par le faire ensemble.
Aujourd’hui, le territoire national compte 3 500 tiers-lieux dont 34 % en milieu rural.
Aujourd’hui, le territoire national compte 3 500 tiers-lieux dont 62 % en dehors des 22 métropoles administratives, 28 % au sein de villes moyennes et 34 % en milieu rural. Plus de 46 % des tiers-lieux sont engagés dans l’économie circulaire et le réemploi, et près de 1 540 espaces dans toute la France contribuent à la relocalisation de la production (makerspaces, fablabs et ateliers partagés). De l’analyse du recensement des tiers-lieux en 20232, il ressortait que « les tiers-lieux forment un nouveau visage de la France qui innove, en hyperproximité, par la coopération et le faire ensemble, avec la volonté de préserver les ressources naturelles et de promouvoir un autre rapport à la consommation ».
Comment accompagner l’émergence des tiers-lieux en ruralité ?
À travers ce hors-série, France Tiers-Lieux et Horizons publics s’associent, pour la deuxième fois3, pour explorer la réalité, trop souvent loin des projecteurs, des tiers-lieux dans les territoires ruraux : la première partie de ce numéro décrypte ainsi les différents enjeux des ruralités et le potentiel de réponse des tiers-lieux à ceux-ci, en questionnant les intentions, les modes d’intervention et les convergences ou divergences avec d’autres typologies de territoire.
La deuxième partie met en perspective les potentiels de transformation et les réponses concrètes aux défis des territoires ruraux que peuvent porter les tiers-lieux avec les dynamiques historiques existantes, pour contribuer à repenser les imaginaires de la ruralité comme territoire d’innovation, de coopération et de renouveau démocratique, tout comme les éventuelles limites et questionnements que leur développement amène.
Enfin, la troisième partie questionne la place des acteurs publics des territoires ruraux face au mouvement tiers-lieux. Quelle place prend l’acteur public – élu ou agent – dans ces dynamiques ? Comment accompagner et outiller l’émergence de ces dynamiques locales ? Comment faciliter les synergies et complémentarités avec l’existant des territoires ? Dans des contextes souvent marqués par des moyens financiers moins importants, une forte impulsion des élus en miroir d’une plus faible présence de services publics, et un éloignement de grandes institutions publiques, la question de la place de l’action publique résonne avec les retours d’expérience d’élus ou d’agents de communes ou communautés de communes, pour comprendre ce qui se joue avec le tiers-lieu dans la posture de l’acteur public : des histoires de confiance, de déprise de pouvoir, de facilitation, de partage de l’expertise et d’écoute renouvelée à ce qui s’exprime localement. Ainsi, comment les tiers-lieux peuvent-ils être des leviers d’une politique publique en ruralité et contribuer à repenser ses modes d’intervention ?
Patrick Levy-Waitz
« Ne laissons pas la réduction budgétaire frapper les services de proximité et les espaces où se construit l’économie de demain, plus sociale, solidaire et écologique. »
Patrick Levy-Waitz, président de France Tiers-Lieux, revient sur les temps forts de « Faire tiers-lieux », la rencontre nationale des tiers-lieux, dont la deuxième édition s’est tenue en octobre 2024 à Toulouse, sous le signe du « faire ensemble » et de la coopération. Alors que les tiers-lieux incarnent une France qui se transforme et se responsabilise, en inventant de nouveaux modèles économiques et sociaux en hyperproximité, le contexte de réduction budgétaire ne doit pas freiner leur développement.
Propos recueillis par Julien Nessi, rédacteur en chef d’Horizons publics
Dans quel contexte interviennent ces rencontres nationales ?
Après le succès de la première rencontre en 2022 au tiers-lieu Bliiida, à Metz, avec plus de 800 participants, cette nouvelle édition de « Faire tiers-lieux » s’est tenue sous le signe du « faire ensemble » et de la coopération. Des thèmes devenus centraux dans une France fragilisée par des tensions politiques et sociales, dans laquelle les tiers-lieux se dressent en réponses concrètes, offrant des espaces où chacun peut prendre part à la construction d’un avenir commun. Pendant trois jours, aux Halles de la Cartoucherie, à Toulouse, plus de 1 000 participants ont mis à l’honneur ces initiatives, ainsi que les femmes et les hommes qui les portent, à travers des rencontres, des débats, des découvertes inspirantes et des visites. Associations, réseaux, élus, citoyens, chercheurs et acteurs publics et privés se sont retrouvés pour partager leurs expériences et renforcer leurs coopérations.
Cette rencontre nationale est elle-même le fruit d’une coopération entre France Tiers-Lieux, l’ensemble de ses ministères partenaires, l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), l’Association nationale des tiers-lieux (ANTL), le réseau régional de tiers-lieux La Rosêe, le département de la Haute-Garonne et la Métropole de Toulouse, ainsi que l’ensemble des acteurs et partenaires qui ont répondu présents pour faire de cet événement le leur.
Quelles ont été les grandes thématiques de ces rencontres ?
Parmi les sujets abordés : les alliances entre économie sociale et solidaire (ESS), coopératives, associations, éducation populaire et tiers-lieux ; l’accès aux financements avec les banques et investisseurs ; les tiers-lieux comme vecteurs d’insertion professionnelle ; leur rôle dans le prochain mandat municipal ; la relocalisation de la production ; la réponse à l’urgence climatique par la coopération, etc. De nombreux thèmes ont ainsi été explorés, mêlant expériences locales, analyses d’institutions publiques, paroles d’élus et expertises de financeurs et techniciens. Ainsi, la présence de Maxime Baduel, délégué ministériel à l’ESS, d’Antoine Pellion, secrétaire général à la planification écologique, et de Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail, témoigne de l’importance croissante des tiers-lieux dans les politiques publiques et de leur rôle dans le développement de l’économie de demain : plus inclusive, écologique et d’utilité sociale.
Comment font-elles écho aux enjeux des ruralités ?
Ces trois jours ont démontré une nouvelle fois que les tiers-lieux sont l’expression d’un besoin profond de faire ensemble, en proximité, que ce soit à travers des projets culturels, artisanaux ou économiques. Le développement des tiers-lieux répond directement aux enjeux des territoires ruraux en recréant du lien social, en offrant des services de proximité, mais également en formant des espaces de coopération, où se rassemblent des milliers de structures (50 000 structures accompagnées par les 3 500 tiers-lieux en France) – associations, petites et moyennes entreprises – pour réinventer l’économie des territoires. Ils redéveloppent des manufactures de proximité, en mutualisant des machines, outils et compétences pour revitaliser les savoir-faire locaux. Ils réparent et recyclent des vélos, des jouets ou encore des ordinateurs.
Ce que nous avons pu constater c’est que les tiers-lieux partagent avec celles et ceux qui vivent dans les territoires ruraux une habitude, « faire beaucoup avec peu », en mutualisant des ressources, en valorisant les compétences locales et en innovant à partir des réalités du terrain. Ils partagent également les mêmes risques d’épuisement à force de faire avec trop peu… Dans un contexte de réduction des dépenses publiques, il est crucial de faire des choix justes et éclairés. Ne laissons pas la réduction budgétaire frapper les services de proximité et les espaces où se construit l’économie de demain, plus sociale, solidaire et écologique. Ces infrastructures de coopération peuvent constituer une véritable stratégie de développement social et écologique pour les territoires ruraux.
- Picart M., « Les tiers-lieux en ruralité : quelles spécificités ? Une lecture territoriale des tiers-lieux en campagne », Observatoire de France Tiers-Lieux déc. 2023.
- Les tiers-lieux, l’autre visage de la France qui innove, 2023, France Tiers-Lieux (https://francetierslieux.fr/les-tiers-lieux-lautre-visage-de-la-france-qui-innove/).
- « Tiers-lieux : quand les pouvoirs publics s’en mêlent… », Horizons publics hors-série hiver 2022.