Revue

Dossier

Romain Badouard : « Les réseaux sociaux sont devenus l’une des arènes principales du débat public »

Romain Badouard
Le 5 mars 2019

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à Paris 2-Panthéon-Assas et chercheur au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaires sur les médias (CARIM) de l’Institut français de presse (IFP), Romain Badouard est spécialisé sur la gouvernance et la régulation d’Internet, les mouvements d’opinion et les mobilisations politiques en ligne, les médias, les controverses et le débat public. Il a publié en 2017 un ouvrage de référence sur les fake news et la désinformation à l’ère du numérique, intitulé Le désenchantement de l’Internet. Désinformation, rumeur et propagande1.

En pleine mobilisation des Gilets jaunes, on voit que les réseaux sociaux occupent une place centrale dans leur stratégie d’engagement et d’interpellation. Qu’est-ce que les réseaux sociaux apportent de plus que les canaux classiques de la mobilisation citoyenne ?

Ce mouvement est symptomatique à la fois des espérances et des désenchantements qu’on peut avoir aujourd’hui envers le potentiel démocratique des réseaux sociaux et plus généralement du web. Pour les partisans de ce mouvement, les réseaux sociaux représentent une forme de libération de la parole. Sur les plateformes, on peut s’émanciper d’un certain nombre de carcans sociaux. C’est aussi un moyen d’équiper les mobilisations de la société civile par le bas en s’affranchissant des structures partisanes, syndicales, associatives. Et puis, ce que font les réseaux sociaux et que l’on voit bien aussi avec le mouvement des gilets jaunes, c’est à quel point ils accompagnent un mouvement d’autonomisation de la société civile dans sa manière de se construire des opinions collectives, indépendamment des élites intellectuelles, médiatiques et politiques. Ces aspects sont plutôt mis en avant par les partisans du mouvement, ou du moins ceux qui voient le verre à moitié plein.

Ceux qui voient le verre à moitié vide mettront plutôt en avant la manière dont les réseaux sociaux, à l’inverse, vont compliquer le mouvement social et les formes du débat public. On est face à un mouvement sans représentant, qui peine à formaliser des revendications claires, où les débats sont particulièrement polarisés, parfois même très agressifs, et où les fausses informations circulent à grande échelle.

Il est évident qu’aujourd’hui les réseaux sociaux sont devenus l’une des arènes principales du débat public. En France, en 2017, Facebook a 34 millions d’utilisateurs, et surtout 26 millions d’utilisateurs quotidiens, ce qui montre à quel point la plateforme est devenue un outil permanent de discussion politique et d’information sur les sujets d’actualité. La force de Facebook est notamment d’être capable d’englober tous les formats documentaires du web.

L’hypothèse qu’on pourrait faire aujourd’hui est que les espoirs et les désillusions que l’on peut avoir par rapport au potentiel démocratique de ces outils sont en fait les deux facettes d’une même pièce. À partir du moment où les réseaux sociaux permettent d’ouvrir le débat public à un plus grand nombre de voix, on a aussi d’autres voix qui entrent dans le débat, voix que les intellectuels, les journalistes ou les personnalités politiques n’ont pas forcément envie d’entendre.

Vous soulevez la question des médias, pensez-vous que ces derniers n’ont pas rempli leur rôle et que cet usage des réseaux sociaux vient directement de là ?

On pourrait dire que le web et les réseaux sociaux agissent comme révélateurs des différentes manières de voir qui coexistent au sein de la société. On sait que nous vivons dans une société très diverse où les gens partagent des valeurs et des intérêts très différents, mais dans le monde des médias de masse on avait tendance à gommer ces différences au nom de l’opinion majoritaire. À l’inverse, le modèle politique porté par Internet est plutôt celui du pluralisme radical, où toutes ces manières de voir coexistent et où les conflits de valeurs sont rendus particulièrement visibles.

Quoi qu’il en soit, il est évident qu’aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus l’une des arènes principales du débat public. En France, en 2017, Facebook a 34 millions d’utilisateurs, et surtout 26 millions d’utilisateurs quotidiens, ce qui montre à quel point la plateforme est devenue un outil permanent de discussion politique et d’information sur les sujets d’actualité. La force de Facebook est notamment d’être capable d’englober tous les formats documentaires du web : sur une même plateforme, on peut trouver les pétitions de change.org, les vidéos de Youtube, les posts de blog ou de médias traditionnels qui vont donner du sens à des débats divers et variés ou qui vont venir nourrir ces débats en ligne.

Enfin, le dernier apport des réseaux sociaux au débat public est d’offrir au citoyen un pouvoir de mise à l’agenda. Ils permettent de faire émerger des causes, des arguments, de lesimposer dans le débat public et de forcer les acteurs traditionnels du débat public à se positionner vis-à-vis d’eux.

Si les réseaux sociaux sont le nouveau lieu privilégié du débat public, comment peut-on justement les associer aux démarches institutionnelles et associatives ?

Dès les années 2000, les pouvoirs publics ont tenté de canaliser toute cette effervescence citoyenne qui existe sur Internet. Ils ont mis en place des plateformes consultatives ou participatives visant à réguler, ou du moins à rendre plus constructive, cette participation par les réseaux sociaux.

Ces expériences de démocratie numérique se sont plutôt soldées par des échecs. Du point de vue de ceux qui les organisaient, le nombre de participants laissait toujours à désirer. La participation en ligne a une dimension très spontanée que les plateformes participatives ont du mal à formaliser. Pour reprendre l’expression de Laurent Mermet, il semble que la « démocratie sauvage » qui s’exprime sur le web a du mal à être domestiquée par la « démocratie d’élevage » des procédures participatives traditionnelles.

Depuis le début des années 2000, les innovations techno-politiques se sont succédé. On a d’abord parlé de plateformes participatives et de démocratie électronique, puis d’open data et d’open government. Aujourd’hui, on parle de civic tech. Les technologies évoluent et pourtant, les questionnements autour de leurs potentiels démocratiques restent à peu près les mêmes : quels impacts ces procédures peuvent avoir sur les décisions ? Est-ce qu’elles permettent une véritable montée en compétences des citoyens qui y participent ? Que peut-on dire de leur caractère réellement inclusif ? Est-ce qu’elles permettent de faire participer des individus qui restent habituellement exclus du monde politique ou à l’inverse, est-ce qu’elles rajoutent des inégalités là où il y en a déjà ? Autant de thématiques qui sont beaucoup investies par la recherche en sciences sociales, comme la revue Participations s’en fait l’écho régulièrement.

Depuis le début des années 2000, les innovations techno-politiques se sont succédé. On a d’abord parlé de plateformes participatives et de démocratie électronique, puis d’open data et d’open government. Aujourd’hui, on parle de civic tech. Les technologies évoluent et pourtant, les questionnements autour de leurs potentiels démocratiques restent à peu près les mêmes : quels impacts ces procédures peuvent avoir sur les décisions ? Est-ce qu’elles permettent une véritable montée en compétences des citoyens qui y participent ? Que peut-on dire de leur caractère réellement inclusif ?

Cela dit, on constate quand même aujourd’hui une forme de stabilisation de ces pratiques participatives. D’une part, parce qu’on a désormais des procédures et des dispositifs qui sont plus ouverts et peut être plus évolués, qui arrivent à associer à la fois la délibération, le débat et l’agrégation des préférences individuelles, avec des technologies qui s’inspirent notamment des codes des réseaux sociaux. Puis, du côté des usages, on a atteint une certaine maturité : des usages constructifs sont nés du web collaboratif et sont aujourd’hui réinvestis dans la participation institutionnelle. Je pense à la consultation sur la loi pour une république numérique de 20152 ou plus récemment à celle sur les retraites.

La question du sens donné à la participation est importante : on parle de démocratie push button, est-ce que cliquer c’est participer ?

Vous insistez beaucoup sur les bienfaits des réseaux sociaux pour la démocratie, mais n’y a-t-il pas quand même un certain nombre d’effets pervers ?

Je vous disais tout à l’heure que les réseaux sociaux avaient accompagné un mouvement de libération de la parole, je pense que c’est indéniable. Cependant, force est de constater qu’aujourd’hui ce qui fait la une, c’est plutôt la prolifération des discours haineux en ligne ou des fausses informations (fake news), ou encore la question des ingérences étrangères dans les processus électoraux à travers des formes de propagande (qui s’adossent d’ailleurs au modèle économique de ces plateformes).

On parle de surveillance généralisée, et de commercialisation des données. Ainsi, les questions à se poser sont les suivantes : que peut-on faire face à ces problématiques ? Que peut la puissance publique, qu’on décrit – à mon avis – un peu trop rapidement comme impuissante face à ces phénomènes ? Que peuvent les plateformes et les grands acteurs du web en termes de régulation des contenus tout en essayant de protéger la liberté d’expression ? Que peut la société civile à la fois en matière de vigilance citoyenne mais aussi d’éducation aux médias ?

Finalement, il semble aller de soi que les réseaux sociaux libèrent la parole mais on oublie bien souvent de se demander pourquoi. Ils le font car, tout simplement, ils assouplissent les carcans sociaux qui pèsent sur nos prises de parole au quotidien. Dans les réunions publiques, on sait que les femmes vont moins prendre la parole que les hommes, que ceux qui ont un niveau de diplôme inférieur n’oseront pas contredire quelqu’un qui leur semble avoir un niveau de diplôme supérieur. Effectivement, les réseaux sociaux permettent que ce type d’auto-censure soit moins présent. L’intérêt dans les processus de participation et de concertation est de diversifier les formats parce que des publics différents vont prendre la parole de manière différente suivant les outils qu’on leur propose.

Par ailleurs, au-delà de la participation, les réseaux sociaux sont des indicateurs de mouvements d’opinion. On peut faire de la veille pour savoir ce qui s’y dit, ce qui s’y passe. Ce sont des canaux de politisation, qui permettent de toucher des publics qui sont quand même assez éloignés de la chose publique ou de la politique en général. On le voit dans beaucoup d’autres domaines depuis les Printemps arabes. Au début des années 2010, on parlait de « révolutions Facebook ». C’était probablement un peu exagéré, mais on avait déjà vu que les réseaux sociaux étaient des canaux pour politiser des publics qui ne le sont pas a priori, parce que l’engagement en ligne est très pragmatique, il se fait vraiment dans l’instant, dans le moment de la mobilisation.

Justement, la question du sens donné à la participation est importante : on parle de démocratie push button, est-ce que cliquer c’est participer ? Il est de bon ton de voir ce type de démocratie comme une forme de dévoiement de l’engagement public. Il a pourtant aussi un côté positif. Il permet à des publics qui ne sont pas très à l’aise avec l’écrit ou qui sont – là aussi – éloignés des formes de participation traditionnelle de s’agréger à des mouvements collectifs et d’apporter aussi quelque part leurs mots et leurs contributions.

1. Badouard R., Le désenchantement de l’Internet. Désinformation, rumeur et propagande, 2017, Fyp Éditions.

2. Cette consultation s’est tenue du 26 septembre au 18 octobre 2015. Elle a précédé la promulgation de la loi n2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une république numérique.

×

A lire aussi