Revue
L'actualité vue par...Sandro de Gasparo : «La clé de voûte pour repenser l’organisation est la question de la coopération»
Sandro de Gasparo est ergonome et intervenant en sante au travail. Intervenant-chercheur pour le laboratoire d’intervention et recherche ATEMIS (analyse du travail et des mutations dans l’industrie et les services), Sandro de Gaspero devient, après des études de psychologie clinique et d’ergonomie de l’activité, intervenant en santé au travail, avec une attention particulière aux problématiques de santé mentale. Il accompagne des entreprises, des collectivités et des administrations publiques. L’émergence de la question écologique le conduit à s’intéresser aux nouveaux modèles économiques, notamment à travers l’économie de la fonctionnalité et de la coopération (EFC). Il agit aujourd’hui pour promouvoir une nouvelle orientation de développement, à la hauteur du défi écologique grâce à un rapport renouvelé au travail.
Nous l’avons rencontré lors des Rencontres nationales de l’ingénierie territoriale, organisées par le Centre national fonction publique territoriale (CNFPT) et l’Association des ingénieur·e·s territoriaux (AITF) les 20 et 21 juin 2024, où il intervenait pour la plénière d’ouverture : « Mobiliser les compétences pour réussir la transition écologique ».
1 – Réinterroger la notion de compétences
Je pense que la situation que nous vivons, caractérisée par une certaine incertitude et une relative perte de repères face aux défis de la transition écologique, nous oblige à réinterroger la notion de « compétence ». Elle est souvent renvoyée soit à des caractéristiques individuelles, dans l’idée que les gens étaient par eux-mêmes et seuls compétents ou incompétents, soit à une définition très formelle et normative, à travers des référentiels ou des qualifications.
Il faut repenser la compétence, la situer au plus près de l’activité, dans un contexte donné. La compétence, c’est surtout la manière dont les personnes peuvent exprimer des savoirs, théoriques ou issus d’expériences, dans une situation donnée.
Elle relève d’une ressource, d’une potentialité, d’un possible que la situation doit permettre de rendre effectif grâce à l’activité d’un agent. Cela interroge ainsi l’environnement professionnel de la personne, l’organisation du travail – qui peut favoriser plus ou moins cette expression – et les formes de reconnaissance. Nous avons tous en tête l’exemple d’un agent très compétent et apprécié dans un environnement soutenant, qui peut complètement perdre pied à la suite d’un changement organisationnel ou d’encadrement. Le cas contraire existe aussi. La compétence est aussi une affaire de motivation, de plaisir, de relations de confiance, de pertinence des outils ou des règles de travail.
On dépasse la question de la « qualité ». Parfois, on peut avoir tendance à penser : « Est-ce que je maîtrise cette compétence ? » ou « Est-ce que j’ai cette qualité ? ». C’est une erreur. Il faut voir au-delà. Ce n’est pas une question purement individuelle. Le collectif et l’environnement vont permettre, ou non, à la même personne d’exprimer sa capacité d’agir, son ingéniosité ; ou alors de mettre en débat ce qu’il convient de faire, alors que plusieurs exigences simultanées créent un conflit de logique et appellent à faire un arbitrage, parfois en situation dégradée.
Pour permettre une évolution des compétences, il faut donc se focaliser sur l’environnement professionnel : l’organisation du travail, l’existence d’injonctions contradictoires, la possibilité de se parler et arbitrer de manière plus collective.
2 – La coopération, une clé pour la transformation
Je pense que l’on peut se permettre d’être un peu critique sur la notion de « transversalité ». C’est une question ambiguë. Oui, l’organisation en silo rencontre des limites, mais, à mon sens, ce qu’on appelle habituellement « transversalité » permet de « faire ensemble » sans véritablement remettre en question la division du travail, fondée sur la spécialisation par domaines d’expertise. Il y a alors un risque de tensions importantes entre deux injonctions : remplir des objectifs définis dans une logique « en silo » tout en participant à des groupes projets transversaux… La transversalité ne modifie pas l’organisation classique, mais ajoute une contrainte supplémentaire, pouvant conduire à une intensification du travail. Cela doit nous interroger sur la structure même de l’organisation du travail. Nous avons besoin de trouver autre chose que la transversalité, un autre principe d’organisation.
La clé de voûte pour repenser l’organisation est la question de la coopération. C’est une remise en question plus profonde de l’organisation du travail, qui est le plus souvent dans une logique de coordination.
La coopération propose de reconnaître la nécessité d’une « coproduction » en situation, dans le réel de l’expérience, là où la coordination cherche à régler le « faire ensemble » par des protocoles et des procédures conçus à distance au réel, la coopération nous invite à mieux prendre en compte le point de vue du travail de l’autre dans notre propre manière de travailler, à la fois ses contraintes (aléas, contradictions ou imprévus) et ses compétences, c’est-à-dire sa manière à lui de s’en sortir face aux difficultés. Il s’agit donc de reconnaître la compétence de l’autre par rapport à ce que l’on doit faire, au sens du rapport au réel et non d’un référentiel formel.
Cela fait appel aux notions de « travail prescrit » et de « travail réel ». Il y a ce que l’on est censé faire – le travail prescrit – et la manière dont cela se passe dans la réalité – le travail réel. Dans toute situation de travail, qu’elle soit celle d’un directeur général des services (DGS) ou celle d’un agent d’accueil, il existe tout un tas de variables et de facteurs imprévisibles qui débordent la prescription. D’autant plus quand on travaille en relation avec d’autres (équipes, associations ou habitants). L’enjeu de la coopération est d’être davantage à l’écoute du travail réel de l’autre, pour le soutenir et pour l’aider à y faire face.
Les transitions actuelles nous posent beaucoup de questions. Elles nous confrontent à des tensions, des décalages ou des contradictions. En conséquence, les autres sont toujours « reprochables » de ne pas bien faire ce qui était prévu. Mais nous aussi ! C’est à cet endroit que l’on peut trouver de la solidarité et des complémentarités de compétences, du savoir-faire et d’expertises, pour « faire ensemble », à condition de dialoguer.
La crédibilité de l’action publique est reliée à l’organisation du travail et à la conduite des projets. La transition écologique n’est pas réductible à une cible (« il faut que ça change ! »), c’est surtout un processus (« comment va-t-on y arriver ? ») qui crée énormément d’incertitudes. Personne n’a la solution. Il y a des changements à mettre en place. Liés à la consommation, aux modes de vie et de production, à l’attitude des habitants vis-à-vis des collectivités. C’est une démarche qui se joue sur le temps long. Cela vient en contradiction avec une certaine frénésie de la vie médiatique, voire avec le rythme de la vie politique, scandée par les mandats à différentes échelles institutionnelles. Historiquement, la figure de l’autorité dans l’organisation est construite sur la personne « qui sait », et qui donc peut conduire l’action.
C’est vrai pour les élus. Dans notre imaginaire, on attend qu’ils donnent des orientations d’action construites sur des dimensions idéologiques, doctrinales et politiques, donnant une impulsion à la société. Or, je pense que cela n’est plus du tout évident dans le contexte actuel. C’est important de le poser. La perte de crédibilité à l’égard des institutions est préoccupante et les élus locaux peuvent souffrir des conséquences. Nous avons besoin de faire évoluer nos figures d’autorité. Personne n’a d’idée précise de la direction à prendre et un ensemble de questions nouvelles demandent de nouveaux savoirs. Ce n’est pas une question de conviction à un instant t, mais un processus à mettre en place. Nous avons besoin de créer des espaces qui nous permettent de penser les choses, avec les autres. Ils pourraient permettre d’accéder à la complexité du travail de l’autre : identifier le bon chemin, mobiliser l’engagement des personnes et, grâce à cette mise en mouvement de l’organisation, redonner de la légitimité à celles et ceux qui en ont la responsabilité. La légitimité du pouvoir se joue, à mon sens, moins dans la maîtrise d’un résultat que dans l’innovation des pratiques et des manières de conduire l’action, à un moment où il faut innover et assumer des efforts considérables.
Le management se sent chargé de trouver une solution aux problèmes qui remontent, mais, dans un moment où un ensemble de paramètres et d’exigences évoluent, les solutions proposées s’avèrent souvent inefficaces. On peut en attribuer la « faute » aux « autres ». On peut aussi prendre du recul et considérer que, plus objectivement, la donne a changé, les repères d’hier ne fonctionnent plus. Il me paraît alors important de prendre le temps de constituer le problème, avant de chercher à le résoudre. Qu’est-ce qui fait problème ? Cela concerne l’encadrement qui, dans la frénésie des plans d’action, oublie parfois de qualifier le problème, mais aussi les agents qui, pris dans le feu de l’action, font juste remonter des plaintes, en créant de la pression sur les managers. C’est là le sens de la coopération, notamment de la coopération verticale, le long de la ligne hiérarchique. Je dis souvent que « la coopération commence là où s’arrête l’entraide ». L’entraide est relativement facile, c’est spontané. La coopération est beaucoup plus exigeante et elle commence au moment où on vit cet écart avec l’autre : « Il n’est pas là où je l’attendais », « Il ne fait pas ce que j’attends de lui », etc. La coopération commence comme un effort, y compris pour l’organisation. Il est nécessaire que celle-ci autorise à prendre le temps. Par exemple, de revenir sur ce que l’on a vécu, sur les bugs, pour comprendre avec les autres, pour redonner du sens. Ce qu’on appelle la « dimension réflexive de l’organisation » est un enjeu majeur pour faire face à l’incertitude de la transition.
3 – Le défi des transitions
Je pense que la question de la transition nous confronte à une certaine perte de sens. Notre modèle avait construit des liens entre des emplois, des compétences, des organisations, des projets, des doctrines politiques, etc. Il y avait une certaine cohérence qui donnait du sens et des repères. Or, la transition vient bousculer cela. Ce qui a des effets sur les personnes, y compris psychiquement, qui peuvent amener de la souffrance, et donc des réactions défensives. On se blinde et, finalement, cela aboutit à une dégradation des relations. Il peut même y avoir des situations d’effondrement psychique, avec des réactions dépressives vécues individuellement ou au contraire dans l’agressivité vis-à-vis des autres. Pour lutter, il est important de réintroduire une attention à la subjectivité au travail (le fait que les gens viennent avec leur histoire, leurs aspirations, leurs difficultés et leurs failles), d’ajouter une dimension personnelle et affective.
L’enjeu de la coopération est d’être davantage à l’écoute du travail réel de l’autre, pour le soutenir et pour l’aider à y faire face.
Ce n’est pas évident, car c’est quelque chose qui a été complètement évacué dans le rapport moderne au travail, sous le poids de ce qu’on appelle « l’organisation scientifique du travail ». Dans la grande redirection en cours, c’est notre modèle du travail et de la mobilisation subjective des personnes qui doit être revisité.
La culture taylorienne du travail se retrouve aussi dans la culture bureaucratique. Le bon salarié ou le bon agent est avant tout un bon exécutant. Il fait ce qu’on lui demande de faire, sans états d’âme. Les gens ne sont pas censés s’exprimer. Pour faire évoluer cette culture, nous sommes face à un apprentissage nécessaire pour les équipes d’encadrement et de direction. Être à l’écoute et reconnaître ce que chacun peut apporter. Prendre le risque de révéler le potentiel de chacun en lui faisant rencontrer une situation qui lui permet de l’exprimer, c’est-à-dire faire confiance.
C’est un choix managérial, certes non dépourvu de risques, comme tout geste de management. On doit donc se donner les moyens de réussir le pari. Cela nous amène à la question du temps. Comment l’utilise-t-on ? Il faut remettre de la pertinence dans l’allocation du temps, toujours limité. Savoir en prendre pour en gagner, par exemple, prendre le temps pour instruire à plusieurs un incident peut permettre d’apaiser un conflit, d’en tirer des enseignements et de rendre plus vigilant les personnes concernées. Cela ne coûte pas beaucoup de temps. Alors que si on laisse passer, une fois, deux fois, trois fois, etc., cela finit par créer des tensions plus difficiles à défaire, des ressentiments et du désengagement, beaucoup plus coûteux à terme…
Enfin, il est nécessaire de prendre en compte qu’il n’y a pas de corrélation entre les efforts et les effets. La partie visible – les effets – de ce que l’on fait, ne dit rien de toute la partie cachée de l’iceberg, de la manière dont on y est parvenu (ou pas), notamment des motivations de ce que l’on aurait voulu faire sans y arriver. Le travail réalisé ne dit pas tout de l’activité engagée dans le travail. Il ne faut donc pas uniquement juger ce qui est observable et visible. Pour y arriver, il paraît nécessaire d’aller observer les efforts pour trouver ce qui peut être mobilisé autrement. Encore une fois, cela passe par l’écoute et le dialogue.
4 – Reconnaître le travail réel des agents publics
Les agents de catégorie C portent le service public « à bout de bras », pourrait-on dire. De ce fait, ils tiennent grâce à leur travail un rapport stratégique au quotidien, alors que d’autres acteurs peuvent se laisser prendre par d’autres logiques, les éloignant de la base, des habitants et du territoire vivant. Il y a un enjeu stratégique à réinvestir notre rapport au réel dans cette période de transitions, car c’est là qu’on prend la mesure de nouveaux besoins, de la pertinence de ce que l’on fait, qu’on invente de nouvelles pratiques. Dans la culture classique, l’élu décide, le cadre organise et l’agent exécute. Tout cela peut être questionné par ce rapport renouvelé à la quotidienneté comme enjeu de conduite de la transition. Il y a un besoin d’accompagner une évolution des modes de production, qui renvoient à des modes de vie, par exemple, dans l’activité des espaces verts. Il y a des petites herbes qui poussent partout ? Oui, car nous n’utilisons plus de produits phytosanitaires. Il faudrait passer plus souvent ? Oui, mais les réductions de budget nous en empêchent. Le rapport aux questions très concrètes du quotidien offre des occasions d’apprentissage pour les habitants, voire de débat sur des enjeux très politiques.
Ainsi, comment relier davantage les dimensions opérationnelle et politique ? Il y a des arbitrages très lourds, qui ne peuvent pas relever uniquement de la responsabilité personnelle de l’agent de catégorie C. Mais comme on ne lui reconnaît pas cette capacité d’arbitrer dans son travail, cela reste dans l’espace invisibilisé de son travail réel. C’est souvent un motif de souffrance, incompris du fait de cette ancienne culture du travail très taylorienne, incapable d’accéder aux enjeux du travail réel des personnes. La reconnaissance du travail réel, de l’engagement des personnes, des arbitrages à l’œuvre dans toute situation est un levier à la fois d’apprentissage et de soutien moral. Parce qu’on n’est plus seul, on se sent soutenu.
La culture taylorienne du travail se retrouve aussi dans la culture bureaucratique. Le bon salarié ou le bon agent est avant tout un bon exécutant [...]. Pour faire évoluer cette culture, nous sommes face à un apprentissage nécessaire pour les équipes d’encadrement et de direction.
De plus, toute la matière récoltée par ces dispositifs d’écoute et de réflexivité peut nourrir le pilotage stratégique et politique, à partir du réel. Comment faire ? Il ne s’agit pas de supprimer la hiérarchie ou de promouvoir une prétendue « horizontalité » déconnectée du fonctionnement institutionnel d’une collectivité et d’une administration. Sans toucher à la structure institutionnelle, on peut néanmoins mettre en mouvement la forme organisationnelle, sur laquelle le management peut agir, notamment grâce à la coopération verticale, en ouvrant des espaces d’écoute (où celui qui a plus de responsabilités se met en position d’écouter l’expérience du réel d’un subordonné), des espaces de concertation (où celui qui a plus de pouvoir n’est pas obligé d’avoir seul la solution), des espaces de délibération (où le point de vue de tous est pris en compte dans l’instruction d’une décision, ce qui oblige à faire un retour si l’orientation est autre).
En synthèse, la réflexivité interne à l’organisation aide à créer de l’engagement des personnes, en ne les laissant pas seules, par la reconnaissance de leur point de vue, et permet de mieux comprendre le réel, par une analyse croisée en prenant en compte le point de vue politique, opérationnel, administratif.
La perspective de la transition demande à la fois de changer notre culture du travail et de l’organisation, pour reconnaître la compétence et l’ingéniosité à l’œuvre dans le travail réel de tous, et de développer de nouvelles compétences au service de la réflexivité et de la coopération.