Jean Rottner : « La crise a fait ressortir l’importance de l’échelon local dans le fonctionnement de la France »

Jean Rottner
Jean Rottner, président de la région Grand Est
Le 24 juin 2020

De nombreuses raisons nous ont amenées à proposer à Jean Rottner d’être l’invité de notre rubrique « L’actualité vue par… ». Côté pile : un homme politique qui a connu de nombreux échelons locaux. Il a été maire de Mulhouse, il est aujourd’hui le président de la région Grand Est. Côté face : médecin urgentiste, il nous a livré sa vision de la crise du covid-19 et de l'après. Une vision de première ligne puisque son territoire a été l’un des plus lourdement touchés en France.

 

La crise du covid-19

Le Grand Est a été dans l’œil du cyclone. Mulhouse a été l’un des « clusters » les plus importants du pays. Nos hôpitaux ont subi une pression hors du commun. Dans les services d’urgences et de réanimation, les équipes ont traversé des épreuves d’une dureté sans nom. Aujourd’hui, la situation semble s’améliorer un peu : le nombre de cas graves diminue. Pour autant, nous ne sommes pas sortis de la tempête. Les soignants continuent, en première ligne, à combattre la pandémie. L’heure n’est donc pas venue de relâcher la vigilance. Il est nécessaire de respecter scrupuleusement les gestes barrières et de maintenir le confinement le plus strict, de manière à faire reculer la maladie le plus efficacement possible.

Personnellement, j’ai traversé cette crise avec les réflexes du médecin urgentiste que je suis : garder la tête froide en toutes circonstances, diagnostiquer le plus rapidement la situation et essayer de prendre les décisions les plus pertinentes au moment le plus opportun. Je me suis volontairement tenu à l’écart de toutes les polémiques qu’on a vu fleurir ici et là : en temps de crise, la responsabilité d’un élu est d’ agir avec efficacité et ne pas à se perdre en vaines querelles.

Ces heures, ces jours et ces semaines nous auront tous éprouvés et certainement transformés. Si je devais en retenir un en particulier sur le plan personnel, je citerais le décès de Bernard Stalter, président national des Chambres des métiers et de l’artisanat. Il s’est éteint à Strasbourg des suites du covid-19. Il était conseiller régional du Grand Est à mes côtés. C’était mon ami.

Dans la gouvernance en temps de crise, il y a des changements. Tout est plus rapide, tout s’accélère. Parce que les décisions que nous sommes amenés à prendre doivent être opérationnelles au moment même où on les prend…

Des nouvelles coopérations pour sortir de la crise

Un des moments marquants que je souhaite mentionner concerne les nouvelles formes de coopération transfrontalière et européenne qui se sont nouées dans cette épreuve. Des malades du Grand Est ont été admis en nombre dans des hôpitaux des länder voisins, la région tchèque de Vyzocina nous a fait parvenir 20 000 masques et j’ai signé une tribune dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung avec mon homologue Tobias Hans, ministre-président de la Sarre, afin d’appeler à des formes de coopération transfrontalière plus intenses. Dans cette crise, le pire a côtoyé le meilleur : les larmes qu’on verse pour les gens qu’on aime et qui meurent, mais aussi des solidarités renouvelées et des signes d’espoir pour demain.

Dans la gouvernance en temps de crise, il y a des changements. Tout est plus rapide, tout s’accélère. Parce que les décisions que nous sommes amenés à prendre doivent être opérationnelles au moment même où on les prend… Tout devient également plus grave.

La semaine dernière (NdlR : cet entretien a été réalisé mi-avril 2020), j’ai réuni par visioconférence la Commission permanente du Conseil régional : nous n’avons pas eu droit aux petites passes d’armes habituelles. Dans tous les groupes politiques qui composent notre Assemblée, chacun s’est tenu à une forme de gravité et de sévérité, qui honore la vie publique et qui, au fond, lui donne sa valeur.

Quand on est l’un des territoires les plus touchés, il peut évidemment y avoir des couacs dans la relation avec l’État. Ce fut le cas lorsque, sans même nous prévenir, l’État a envoyé l’armée pour réquisitionner sur le tarmac de l’aéroport de Bâle-Mulhouse un chargement de masques FFP2 qui nous était destiné… Mais globalement, nous travaillons dans un climat de sérénité et de confiance avec l’État et ses différents opérateurs : nous veillons à ce que les dispositifs que nous mettons en œuvre soient parfaitement complémentaires les uns des autres, démultipliant ainsi l’efficacité de l’action publique.

Covid-19 : le rôle des régions

La région n’a pas de compétences très étendues en matière de santé publique. Elle assure le financement des formations sanitaires et sociales, elle investit pour l’e-santé et tente de résorber, aux côtés des autres collectivités locales, les déserts médicaux. Le Grand Est y consacre plus de 120 millions d’euros chaque année.

Face à une crise d’une telle ampleur, le rôle du président de région n’est pas écrit d’avance. C’est à lui de prendre ses responsabilités et d’agir selon sa conscience. C’est le choix que j’ai fait. Notre collectivité a pris toute sa part dans la lutte contre le covid-19 et toutes ses conséquences – qu’elles soient sanitaires, sociales, éducatives, culturelles ou encore économiques.

Mais cette action, nous ne la conduisons pas seuls : nous la menons dans un partenariat constant et étroit avec l’État, les départements, les intercommunalités, les chambres consulaires, les organisations professionnelles, etc. Dans cette crise, la région révèle ici l’un de ses rôles les plus essentiels : être la facilitatrice et l’assemblière des politiques publiques sur son territoire.

Pendant une crise exceptionnelle comme celle que nous traversons, il faut d’abord assurer la continuité du service public. Nous devons aussi l’adapter aux circonstances particulières de la crise. Quelques exemples : la région verse, chaque mois, 1,3 millions d’euros de bourses aux étudiants des filières sanitaires et sociales. Confinés, ces étudiants ne vont plus en cours, mais la région maintient le versement des bourses. De même, nous avons choisi d’apporter une aide exceptionnelle aux étudiants en soins infirmiers et aux élèves aides-soignants qui sont mobilisés dans nos hôpitaux : ils bénéficient d’une indemnité allant de 1 000 à 1 500 euros mensuels. Il en va de même pour le soutien aux entreprises : nous avons mis en place un fonds de solidarité État/région destinés aux indépendants et aux autoentrepreneurs, un prêt rebond à 0 % pour les PME, ainsi qu’un fonds de 44 millions d’euros (le fonds « Résistance ») destinés aux TPE. Nous menons des actions similaires dans le domaine de la culture, du sport ou encore de la formation professionnelle. Il s’agit, en somme, de déployer des amortisseurs souples et solides pour que les entreprises et les structures associatives régionales puissent résister à la crise actuelle et à ses conséquences. Les deux maîtres mots de l’action régionale, c’est la souplesse et la solidité.

Je viens d’en évoquer quelques-unes. Je pourrais parler également de la création de Dynamise, société d’économie mixte au capital de 10 millions d’euros, que nous avons créé avec la Banque des territoires, le groupe Crédit mutuel et des collectivités territoriales volontaires du Grand Est. Sa mission est de procéder à l’acquisition massive de tests sérologiques, afin de permettre un dépistage à grande échelle de la population régionale et de pouvoir envisager la sortie du confinement dans des conditions sanitaires optimales.

Notre monde se caractérise aujourd’hui par de trop grands déséquilibres : économiques, sociaux, sanitaires, environnementaux, etc. Nous devons changer notre modèle et notre paradigme. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la santé, où il est urgent de sortir des logiques comptables qui ont trop longtemps prévalu dans la gestion du système français.

Et après la crise ?

Il serait non seulement prématuré, mais aussi présomptueux de tirer aujourd’hui le moindre bilan que ce soit de la crise. Elle nous frappe encore de plein fouet. Faisons face, tenons bon, consacrons tous nos efforts à lutter contre la pandémie. Concentrons-nous sur toutes les mesures qu’il est nécessaire encore de prendre (dépistage sérologique, masques FFP2, accompagnement des acteurs économiques et sociaux, etc.), afin de préparer le pays à un retour à la vie normale. Une fois que cela sera fait, l’heure viendra de tirer le bilan. Comptez sur moi : je le ferai avec calme, sérénité et sans rien omettre des dysfonctionnements qui ont aggravé la crise.

Emmanuel Macron a invité les Français à réfléchir à l’après-crise. Au monde que nous voulons construire. Pour moi, il faut aller vers un monde réconcilié avec une certaine idée de la mesure et de l’équilibre. Notre monde se caractérise aujourd’hui par de trop grands déséquilibres : économiques, sociaux, sanitaires, environnementaux, etc.

Nous devons changer notre modèle et notre paradigme. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la santé, où il est urgent de sortir des logiques comptables qui ont trop longtemps prévalu dans la gestion du système français. La facture sociale et économique de la pandémie actuelle sera élevée : le jour viendra où il faudra mettre en regard le montant de cette facture et l’économie de bout de chandelle qui a consisté à supprimer en 2013 les stocks nationaux de masques FFP2… Il ne s’agit pas de dépenser à tout va et de jeter l’argent public par les fenêtres : il s’agit de revenir à la raison, de nous organiser autrement, pour gagner en efficacité. Regardons nos voisins allemands : leurs dépenses de santé sont au même niveau que les nôtres, leurs hôpitaux (et particulièrement leurs services de réanimation) ont des capacités d’accueil plus importantes, le salaire moyen des soignants est plus élevé qu’en France. Dans le même temps, le système allemand de santé présente un excédent annuel de 12 milliards d’euros, tandis que le nôtre creuse un déficit de 5 milliards d’euros… Le modèle français est en panne. Il est urgent de le réinventer.

En revanche, je pense qu’il faudra se méfier de plusieurs écueils. J’en vois deux grands. Le premier est de croire aux lendemains qui chantent, aux solutions faciles et aux promesses démagogiques : les réformes qu’il nous faudra conduire, dans tous les domaines de la vie sociale, nécessiteront leur part de sang, de sueur et de larmes…

Le second écueil est de retourner aux affaires comme si rien ne s’était passé : business as usual, en prenant toutefois quelques mesures symboliques et accessoires, sans pour autant tirer toutes les conséquences de la crise que nous aurons vécue.

Résilience et échelon local

Je me méfie du mot « résilience ». Il nous vient de la psychiatrie et c’est l’excellent Boris Cyrulnik qui l’a popularisé. Qu’est-ce que la résilience ? C’est la capacité de l’être humain à prendre acte d’une crise ou d’un traumatisme, de manière à passer à autre chose… Je lui préfère donc le mot « résistance », c’est-à-dire la capacité à rester debout, à lutter et à faire face. Il nous faudra évidemment tirer toutes les conséquences de ce qui s’est passé ces dernières semaines en France : cela concerne, d’abord, l’organisation et le financement de notre système de santé. Le personnel soignant tire la sonnette d’alarme depuis des années : il faudrait peut-être songer à l’écouter et à le prendre au sérieux… Mais cela concerne aussi notre système économique : pouvons-nous continuer à être aussi dépendants de l’industrie chinoise ? L’heure n’est-elle pas venue de rééquilibrer la situation, en procédant à des relocalisations industrielles dans nos territoires et, plus largement, en Europe ?

Je pense aussi que la crise fait également ressortir l’importance de l’échelon local dans le fonctionnement de la France. L’échelon local a montré qu’il avait une capacité d’adaptation, de réactivité et de souplesse beaucoup plus marquée que l’État central. Mais nous demeurons un vieux pays centralisateur, où l’État n’accorde pas toujours aux territoires la confiance qu’ils méritent. Les mentalités, je l’espère, sont appelés à changer, à la faveur de cette crise.

Pour y arriver, nous devons mener une réflexion collective qui ne sera pas évidente. Il faut d’abord réapprendre à se parler, à se faire confiance et à travailler ensemble. Avec cette crise, l’État a perdu le monopole de la vérité. La vérité ne vient plus d’en haut : elle est collective, chacun en a sa part. L’État serait bien inspiré de mieux écouter les professionnels. Pas uniquement les « premiers de cordée », mais aussi, et surtout, les « derniers de cordée » : les urgentistes, les infirmiers, les aide-soignants, les pompiers, les caissiers de supermarchés, les enseignants, les dirigeants de TPE et de PME. Ce sont eux qui, aujourd’hui, tiennent la France à bout de bras. L’État aurait également intérêt à faire confiance aux collectivités territoriales, dont on a mesuré l’engagement tout au long de la crise…

Sa vision de l’innovation publique

L’innovation a constitué un fil rouge dans tous mes engagements, y compris lorsque j’étais urgentiste et que je cherchais de nouveaux protocoles dans d’autres pays comme le Canada. En tant que maire de Mulhouse, j’ai fait de l’innovation l’une des priorités de mon action, autour de notre stratégie de « ville intelligente », en l’appuyant très largement sur la participation citoyenne avec le programme « Mulhouse, c’est vous » et la création d’une agence de participation citoyenne ouverte sur l’extérieur. Parce qu’il n’y a pas de smart city sans smart citizen. L’innovation reste, bien sûr, un moteur de mon mandat régional, parce que dans un monde incertain, avec de fortes contraintes budgétaires, nous devons être plus réactifs, plus efficients et plus attractifs. Nos agents ont également besoin de donner plus de sens à leur action et ils sont souvent les premiers vecteurs de cette innovation. C’est ceux qui font qui savent. Il ne faut jamais l’oublier.

Les régions ont un grand nombre de problématiques liées à l’innovation, en premier lieu l’accompagnement des transitions numériques et écologiques qui doivent nous permettre d’accélérer les mutations vers une économie décarbonée et de relever ainsi le défi du changement climatique. Elles sont également cheffes de file pour le soutien au tissu économique : l’innovation n’y est pas une simple option, mais une condition de survie pour bon nombre de nos entreprises.

Face à la concurrence mondiale, avec des coûts de production qui restent supérieurs en Europe, c’est par l’innovation – des produits et des process industriels – que nous pouvons tirer notre épingle du jeu. Dès mon élection à la présidence du conseil régional, en octobre 2017, j’ai également confié au secrétariat général une mission d’audit de la maturité digitale de notre collectivité pour éclairer notre stratégie de smart region. J’ai acté très rapidement la proposition de mettre en place une véritable cellule en charge de l’innovation. Elle est née en janvier 2019 : la Délégation à l’innovation et à la modernisation de l’action publique (DIMAP). Elle regroupe aujourd’hui vingt-cinq agents autour de trois missions : pilotage et management de la donnée, transformation et qualité de service, usages numériques et innovation. Nous sommes aujourd’hui en ordre de marche pour accompagner la transformation numérique dans le cadre de nos principales compétences, avec des réussites assez emblématiques comme le plan THD, le lycée 4.0 (dont on a vu tout l’intérêt pendant la crise du covid-19…) ou encore le programme « Industrie du futur ». Et dans l’accompagnement du volet interne avec la DIMAP.

Pour ce qui est des agents, notre organisation est déjà largement déconcentrée pour que notre action puisse s’exercer au plus près des territoires avec trois sièges à Strasbourg, Metz et Châlons et douze Maisons de la région qui couvrent l’ensemble du périmètre. Sans oublier bien sûr, les agents des lycées, qui constituent plus des deux tiers de nos effectifs. Nos agents avaient donc déjà une certaine habitude du travail à distance, avec des équipes réparties sur au moins trois sites, et une bonne pratique générale de la visioconférence – ce qui nous a été d’une grande aide pendant la crise, même si le réseau interne a été très lourdement sollicité, notamment pour maintenir les réunions de commissions et la commission permanente.

Nous avons également mis en œuvre un programme ambitieux autour de la territorialisation pour appliquer une philosophie de l’action qui repose sur la notion de subsidiarité : la gestion au plus près du besoin local. C’est également vrai s’agissant de management.

En matière d’innovation, nous menons de très nombreux chantiers, mais je peux revenir sur deux ou trois exemples de réussite récents qui me paraissent importants : le concours d’innovation interne G1ID, qui s’est tenu d’octobre 2019 à fin janvier 2020. Nous avons reçu 244 propositions ! Cela illustre bien mon propos : ce sont ceux qui font qui savent. L’innovation ne se décrète pas dans des réunions entre directeurs, elle se cultive dans la proximité avec les équipes, qui ont souvent les réponses. À condition qu’on sache les écouter. Dans la même idée, nous avons expérimenté un programme d’entrepreneuriat avec beta. gouv qui a permis d’accompagner un agent pendant six mois pour monter un service numérique en mode start-up. Dans l’agilité, l’échange constant avec les futurs utilisateurs du service et le test progressif des fonctionnalités. Cela nous permet d’acquérir et de diffuser de nouvelles méthodes en interne car cet agent a depuis rejoint la DIMAP et transmet ses nouvelles compétences à ses pairs. Dernier exemple : la DIMAP et Manag’Est ont créé en un temps record (48 h) un Guide du management à distance en situation exceptionnelle, destiné à l’interne initialement, mais que nous avons souhaité partager dans un esprit d’entraide avec les autres collectivités. Le succès immédiat de ce partage sur les réseaux sociaux est assez inédit. Et nous touchons là un élément très important : la solidarité et la collaboration entre les territoires.

Cette crise a montré clairement que les collectivités peuvent s’appuyer sur un esprit d’entraide commun qui a été particulièrement précieux pour le Grand Est, très durement touché par la pandémie. Dans le domaine de l’innovation, c’est la même chose. Nous ne progresserons qu’ensemble. En partageant nos projets, nos échecs comme nos réussites. Parce que l’innovation bouscule. Elle n’est jamais un acquis. Même pour un président de région.

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