Revue
DossierJulien Husson : « La crise sanitaire permet d’ouvrir la "boîte noire" de l’organisation et du management hospitalier »
Adjoint au maire de Metz et directeur de l’Institut d’administration des entreprises (IAE) Metz School of management, Julien Husson est responsable du master Management des organisations sanitaires et sociales qui mène régulièrement des expertises en matière d’audit et d’analyse des organisations. Il dirige actuellement une recherche de terrain baptisée « Renouvellement du management hospitalier et adaptabilité des organisations » (ReMAHO) auprès des hôpitaux de la région Grand Est – financée par la région et la ville de Metz – sur les pratiques de management dans les établissements durant le covid-19 et les leçons à en tirer pour l’avenir.
Comment est née l’idée du projet ReMAHO que vous coordonnez ?
La région Grand Est a été, dès le début de la pandémie, particulièrement touchée. Afin d’appréhender au plus tôt ce qui était en train de se passer, l’Agence nationale de la recherche (ANR) et la région Grand Est ont donc décidé de lancer, dès mai 2020, un appel à projets dénommé « Résilience Grand Est ». Il s’agissait à la fois d’examiner les impacts territoriaux de la crise sanitaire et de faire des préconisations à court terme sur un vaste ensemble de thèmes : de l’émergence de nouveaux modèles économiques à l’alimentation en passant par les espaces urbains, ruraux, ou encore l’organisation du travail. Compte tenu du contexte sanitaire dans lequel se trouvait plongée la région et de nos précédents travaux sur le monde de la santé, nous avons proposé pour notre laboratoire de recherche (le Centre européen de recherche en économie financière et gestion des entreprises [CEREFIGE]) le thème de l’hôpital, plus précisément du management hospitalier auquel nous avons ajouté par la suite les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Confrontées à une crise sanitaire sans précédent, comment les organisations y ont-elles fait face ? Dans quelles mesures les innovations managériales, créées par le terrain pour surmonter cette crise, peuvent-elles perdurer après la fin de la pandémie ? Quels sont les enseignements à tirer pour l’avenir de notre système de soins ?
En effet, si la crise a révélé les lacunes de l’organisation opérationnelle du système de soins, elle a également permis, dans l’ombre, l’émergence d’initiatives et d’innovations managériales pragmatiques pour y répondre. Ce sont ces réponses du terrain face au quotidien de la crise que nous avons souhaité montrer au grand jour ainsi que leur éventuelle pertinence à faire évoluer durablement les organisations. C’est une sorte de croisement de pensées entre les sciences de gestion, les sciences pour l’ingénieur et la sociologie.
Le management dans le domaine de la santé n’est-il pas un terrain déjà très balisé ?
Non, il s’agit d’un terrain encore peu exploré hormis quelques grandes « chapelles » nationales de pensées comme à Lyon, l’École des hautes études en santé publique (EHESP) ou les Mines. Si de nombreux chercheurs s’intéressent effectivement à ce sujet, ils sont, la plupart du temps, isolés, mais peuvent travailler en réseau au sein de l’Association de recherche appliquée en management de la santé (ARAMOS). Pourtant l’hôpital est une organisation particulièrement intéressante à observer, car elle est des plus complexes. Elle présente ainsi des écarts extrêmes dans l’échelle des qualifications entre les personnels sans diplôme et les bac +15, mais tous contribuent à la bonne prise en charge du patient. C’est également une organisation qui fonctionne en quatre silos : celui des soins, celui de l’expertise et des médecins, celui de l’administration et celui du contrôle à travers le conseil d’administration. Or, chaque décision importante fait l’objet de coalitions à géométries variables selon le sujet et les intérêts des uns et des autres. Rajoutons à cette carte le monde des tutelles qui vient se mêler de l’organisation interne de l’hôpital ! Néanmoins, plus un système est complexe, plus il est résiliant. En effet, cette complexité ne doit pas être perçue à travers le nombre des acteurs qui composent le système, mais à travers les interactions qu’elle génère : plus ces interactions sont nombreuses, plus il y aura d’agilité à s’adapter à différentes situations. C’est ce qui s’est passé pendant la crise sanitaire qui nous permet aujourd’hui d’ouvrir la « boîte noire » de l’organisation pour mieux comprendre ce fonctionnement si particulier. Il s’agit d’une opportunité d’autant plus précieuse que si la culture de l’évaluation permanente et de la recherche est très présente dans le milieu hospitalier, s’agissant des sujets de santé, elle est en revanche totalement absente pour ce qui a trait à la recherche non-médicale.
Comment avez-vous procédé pour recueillir des données dans un tel environnement ?
L’objectif du projet, à savoir le repérage et la modélisation des innovations organisationnelles et managériales pour mieux les diffuser dans les établissements hospitaliers de Lorraine, en produisant des connaissances et des compétences rapidement actionnables dans le dispositif territorial de soins, ne nous laissait pas le choix : il fallait aller sur le terrain pour être au contact de la vraie vie et recueillir les témoignages des praticiens. Ce que nous avons fait depuis le démarrage du projet, il y a un environ un an, en faisant appel à une vingtaine de chercheurs en sciences humaines et sociales, venant majoritairement du Grand Est. Auparavant, nous avons croisé dans une matrice ce que les chercheurs avaient envie d’observer avec ce qu’il était possible sur le terrain, la difficulté majeure étant que les personnels hospitaliers n’ont pas le temps et, qu’en outre, beaucoup d’entretiens ont dû être réalisés à distance. Or, la rapidité avec laquelle nous allions pouvoir aller sur le terrain était un facteur essentiel pour nos travaux : plus nous aurions tardé à recueillir les témoignages des praticiens, plus le risque aurait été élevé qu’ils passent à autre chose, appréhendent de façon plus détachée ce qui s’est passé, relativisent cette crise par rapport à d’autres qu’ils ont connues, telles que les conséquences d’accidents d’avions ou de trains. Fort heureusement, à tous les niveaux, les personnels ont pris du temps pour nous parler. En échangeant avec nous, ils font leur propre retour d’expérience (retex) et questionnent leurs pratiques.
Nous avons ainsi pu réaliser vingt-cinq études de cas dans des établissements ou services et défini une vingtaine de thèmes d’études portant, par exemple, sur les métiers, la démarche qualité et la gestion des risques, la prise de décision, le poids des médecins dans les décisions ou encore la gestion des données de santé. Le résultat de nos travaux fera l’objet d’un ouvrage, en cours de rédaction, que nous comptons présenter lors d’un colloque prévu pour le 24 mars 20221 qui réunira universitaires et praticiens sur le thème du renouvellement du management hospitalier et de l’adaptabilité des organisations.
Après plus d’une année d’enquêtes sur le terrain, quels enseignements tirez-vous ?
Le premier enseignement, qu’il convient de souligner avec force, c’est que si l’hôpital a encaissé les coups, le système n’a pas craqué ! Et ce malgré des difficultés telles que :
- les pénuries de matériel : je rappelle que, par exemple, des blouses pour le personnel soignant ont dû être taillées dans les sacs plastiques provenant d’emballages de produits ;
- les pénuries de personnel : s’ils sont formés en France, nombre d’infirmier·ères partent travailler au Luxembourg voisin, phénomène qui a accentué en période de crise le problème du nombre de soignant·es formé·es ;
- les problèmes institutionnels, surtout en matière de coordination des différents acteurs du territoire : au début, l’ARS a oublié le privé qui a pourtant mis des lits à disposition alors que les hôpitaux publics étaient débordés. À ce propos, j’observe d’ailleurs qu’au Ségur de la santé ledit secteur privé est le grand oublié.
Le deuxième enseignement est que le système n’a pas craqué, car face à la crise sanitaire les personnels de l’hôpital ont tout d’abord fait corps autour d’un objectif commun, à savoir, se sortir de cette situation. Dans cet esprit, les gens de terrain ont alors mis en place des actions du quotidien tous azimuts afin de répondre à une situation inédite sans attendre que les réponses viennent « d’en haut » : élaboration de dizaines de petits outils de gestion sous forme de tableaux de bord Excel, par exemple pour la gestion des lits, afin de délivrer de l’information en temps réel, simple et partagée par tous ; systèmes de réseautage de médecins et d’infirmier·ères pour se procurer des masques, des respirateurs et des médicaments par la coopération entre hôpitaux publics et également avec les établissements privés ; création de groupes WhatsApp entre médecins pour échanger des données sur les patients, etc., alors qu’en temps normal ceci aurait été rendu impossible à cause de la confidentialité des données ; auto-aménagement par les internes de chambres de garde avec des lits lorsqu’elles faisaient défaut ; établissement, sous l’impulsion d’un directeur d’hôpital public, d’une cellule de crise afin notamment de coopérer avec le secteur privé, etc.
Ce foisonnement d’initiatives issues du terrain a été rendu possible à la fois par une forme d’autonomie des personnels et par leurs niveaux de qualification : les infirmier·ères, qui dans l’industrie seraient des ouvriers de production, sont doté·es d’un bac +3 voire 5 ! Des cadres de santé tout à fait capables de mettre au point des outils de gestion. Mises bout à bout, toutes ces prises d’initiatives témoignent d’une organisation agile et qui s’adapte.
Le troisième enseignement de notre enquête porte sur la logistique. Les hôpitaux ont montré des lacunes tant en termes d’outils que de méthodes. En fait la logistique dans un établissement hospitalier consiste en une gestion des flux physiques et non une gestion des données relatives aux produits qui circulent, y compris hors de l’établissement. Savoir à un instant t où se trouvent un colis de vaccins ou de matériels médicaux ou de simples fournitures n’est pas possible faute d’outils intégrés alors que c’est chose courante, par exemple, dans l’industrie automobile où, grâce aux outils de supply chain, un industriel a une vue intégrée de la gestion des stocks et des flux, non seulement dans ses usines, mais aussi chez ses fournisseurs.
Enfin, le quatrième enseignement a trait à la place prise par les collectivités territoriales dans la gestion de la crise sanitaire. En intervenant auprès des établissements pour la régulation et le partage des lots de vaccins, évitant ainsi une foire d’empoigne, et des matériels médicaux, ou encore la répartition des lits, les élus locaux ont montré la place de la décentralisation en matière de santé. Ainsi Jean Rottner, président de la région Grand Est2, par ailleurs médecin, a dès le début de la crise joué le rôle de pilote local en tant que coordonnateur-fédérateur en parlant également à l’État au nom des autres acteurs du territoire. Une posture qui pourrait, à terme, poser la question d’une nouvelle répartition des compétences de santé entre l’État central et les collectivités territoriales au vu du rôle joué par ces dernières durant la crise sanitaire.
Après la phase de diagnostic, sur le point de s’achever, quelle va être la suite ?
Tout d’abord, il faut souligner un point positif d’ordre général par rapport au Ségur de la santé et à tous les retex mis en œuvre dans de nombreux établissements, à savoir l’intérêt pour le système de santé et, en particulier, la prise de conscience de ce qui se passe à l’hôpital au niveau de son organisation. La volonté de former davantage d’infirmier·ères est également un point positif à noter. Néanmoins, des questions essentielles restent à débattre et résultent de choix politiques. Par exemple, la pertinence de garder des lits d’hôpitaux inoccupés alors que ces dernières années ce nombre a fortement baissé. Jusqu’où aller dans cette logique ? A-t-on les moyens d’entretenir une importante capacité en termes de lits même s’ils ne sont pas tout le temps occupé ?
En ce qui concerne plus particulièrement le management hospitalier et l’adaptabilité des organisations, j’estime qu’il convient à présent de creuser ce qui a été mis en évidence pendant la crise sanitaire en ouvrant plusieurs chantiers, à commencer par celui de la coordination des différents acteurs intervenants sur un territoire dans le domaine de santé, qu’ils soient privés ou publics, et compte tenu du rôle joué par les collectivités territoriales que j’ai mentionnées. Autre chantier tout aussi indispensable : celui de la revalorisation de tous les acteurs à l’intérieur du système de santé, en faisant participer les agents de terrain. Certes, un peu d’argent a été remis dans le système, mais c’est un travail en profondeur de revalorisation des métiers qui reste à réaliser. Les brancardier·ères, par exemple, pourtant très sollicité·es dans les établissements durant la crise sanitaire, n’ont pas le même statut que d’autres professions alors qu’ils·elles participent aussi à la bonne prise en charge du patient. Tout comme le personnel qui assure la propreté, un aspect crucial dans un hôpital.
Par ailleurs, si l’on veut apporter plus de transversalités dans les organisations pour tenter de battre en brèche les silos dont nous avons parlé, médecins et soignant·es, qui justement se sont intéressé·es à ce qui se passait autour d’eux pendant la crise, mais à qui l’on ne parle jamais d’organisation, devraient pouvoir être sensibilisé·es à la gestion afin de comprendre le langage de l’autre et l’impact d’une décision pour l’autre. Et puisqu’il est beaucoup question de retex en ce moment, pourquoi ne pas imaginer à l’avenir des retex de pratiques managériales régulières, à l’instar de ce qui se pratique dans le domaine clinique où les différentes spécialités médicales se réunissent pour examiner ensemble le cas d’un patient ? Ces questions seront débattues lors du colloque ReMAHO que j’ai évoqué plus haut.
L’hôpital pourrait-il ainsi évoluer vers une organisation apprenante ?
Je me méfie de ce genre de mots-valise souvent généré par des effets de mode et qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Le principe ici relève, selon moi, de la démarche qualité « traditionnelle » de l’organisation par rapport au service rendu. Cela repose sur des retex, documentés par des procédures, et permet de capitaliser sur des apprentissages.
Quelles sont les innovations managériales qui pourraient être retenues pour être insérées durablement dans les organisations ?
Si aujourd’hui la réalité c’est la phase de retex en cours, je ne sais pas répondre quant aux conclusions pour pérenniser certaines innovations organisationnelles. L’étape de diagnostic est assez facile à réaliser, mais l’étape suivante qui va consister à tester des cas particuliers en situation normale pour voir s’il est possible de les pérenniser dans l’organisation sera beaucoup plus délicate. Tout ce qui est apparu pendant la crise n’est pas duplicable. Je vais prendre quelques exemples pour illustrer mon propos. Durant la crise sanitaire, les journées de douze heures avaient été instaurées sans que cela pose de problème. Le retour à une situation normale fait que ce genre de mesure n’est plus possible, quand bien même certains y trouvent leur compte et seraient pour ce type de fonctionnement. Le partage des données des patients entre médecins, pratique courante pendant la crise, n’est plus possible aujourd’hui en raison des règles sur la confidentialité et la sécurité des données de santé. Quant aux outils de supply chain afin d’améliorer le fonctionnement de la logistique, cela supposerait de se doter d’outils standards du marché alors que le milieu hospitalier préfère nettement développer ses propres outils par définition non interopérables. Enfin, des classiques téléphones sans fil DECT qui avaient été octroyés aux internes durant la crise sanitaire leur ont été retirés depuis…
Faire évoluer de telles organisations s’inscrit donc inévitablement dans le temps long, mais dépend aussi de la force de l’électrochoc subi en entraînant des réactions d’une ampleur variable une fois la crise passée. Cela étant, sous la pression de certains ministères, les exigences de la société, l’entrée en jeu de nouveaux acteurs telles que les collectivités territoriales avec la redéfinition possible du partage des rôles État-région en matière de santé, le poids et l’expertise du personnel soignant et des médecins dans certains outils de gestion et le fait que le sujet de l’organisation à l’hôpital intéresse le monde de la recherche, pourraient bien faire évoluer un certain nombre de pratiques. L’important est déjà d’avoir pu faire sauter le couvercle !
- https://cerefige.univ-lorraine.fr/remhao2022/
- Gapenne B., « Jean Rottner, président de la région Grand Est », Horizons publics mars-avr. 2020, no 14, p. 4-9.