Revue
DossierLa pratique du retex face aux situations complexes et incertaines
Patrick Lagadec est directeur de recherche honoraire à l’École polytechnique, analyste et intervenant sur les crises « hors cadre ». Matthieu Langlois est anesthésiste-réanimateur à la Pitié-Salpêtrière et ancien médecin chef du RAID (recherche, assistance, intervention et dissuasion), l’unité d’élite de la police nationale. Ensemble, ils reviennent sur les enseignements à tirer de la crise sanitaire en matière de gestion et d’anticipation des crises. Adeptes du « parler vrai » et dotés d’une solide expertise en la matière, ils regrettent le manque de préparation des décideurs et des organisations et invitent à repenser le pilotage de crise en partant d’une feuille blanche.
Quels enseignements tirer de cette crise sanitaire d’ampleur inédite ?
Patrick Lagadec – Le plus important est de bien comprendre que, désormais, les crises à affronter sont et seront largement hors du « domaine de vol » de nos visions, pratiques et préparations en matière de pilotage de crise. Des paramètres essentiels sont à considérer : le hors échelle, la propagation systémique à très haute vitesse, la concomitance de maintes crises, la grande difficulté de l’expertise à appréhender des phénomènes inédits et mutants, etc. Nos sociétés sont elles-mêmes marquées par des dynamiques de déstabilisation profondes : peurs tous azimuts, processus de désaffiliation généralisée, perte de confiance dans la science, délégitimation de tous les pouvoirs, explosion des réseaux sociaux, fascination pour les réalités alternatives, etc. Le croisement de ces deux phénomènes construit des tableaux particulièrement difficiles à penser et à traiter.
« La grande difficulté tient à l’insuffisance des préparations aux méga-chocs d’aujourd’hui, qui conduisent nécessairement à des insuffisances dans les réponses, parfois à ce point criantes que tout retex devient intolérable », selon Patrick Ladagec.
En outre, il faut bien mesurer le manque de préparation du plus grand nombre – dirigeants, scientifiques, commentateurs, journalistes, etc. – à se mouvoir dans un tel environnement. Nous voici tous confrontés, non plus à l’accident pour lequel il existe des réponses, mais à des engloutissements accélérés et non bornés. Les pièges se présentent instantanément : déni, retard, sidération, contradictions et assurances infondées se mêlent à toutes les fuites dont se montrent capables tous les acteurs, avec finalement la colère comme protection psychique vitale et l’exposition ritualisée de cette colère comme liant collectif – sous l’étendard de figures déifiées portées par les réseaux sociaux et les plateaux de télévision. De ce tableau découle le plus grand nombre des difficultés que l’on a connues dans les différents épisodes de pandémie.
« Imposer le respect de l’organigramme de décision dans la crise, adopter une véritable méthodologie de préparation à vivre dans l’incertitude et mettre en place une force de réflexion rapide sont trois points essentiels pour mieux gérer les crises à venir », selon Matthieu Langlois.
Matthieu Langlois – Malgré une culture de la préparation à la crise, l’existence d’organismes de planification pour y répondre et la multitude de centres de crise, le constat est que face à une situation pourtant clairement connue, l’ensemble des acteurs de santé s’est retrouvé dans le « hors cadre ». Il était préparé à gérer des crises de type « pandémie », mais pas à piloter dans l’incertitude comme cela a été et est encore le cas avec la pandémie du covid-19. Cela a fait défaut dès le début de la crise et ne se rattrape que très tardivement. Il n’existe non seulement pas de coordination, mais surtout pas d’harmonisation des cultures.
Faut-il se réinventer, être hors cadre et partir d’une feuille blanche pour faire face à la multiplication de crises inédites ?
Patrick Lagadec – Nous sommes effectivement devant une feuille blanche, tant les questions se bousculent et se diffractent. Elles demandent de profonds déplacements, de visions, de postures, de pratiques et d’échanges avec toutes les parties prenantes. Ce qui exige de repenser nos préparations en matière de pilotage de crise. Il faut, bien sûr, toujours être en mesure de tenir des exigences en matière de bonne administration (pour ne pas ajouter encore plus de chaos au désordre) et de management efficace et dynamique. Mais il y a bien plus exigeant : il faut pouvoir se faire « découvreur » de nouvelles possibilités, « inventeurs » de nouvelles combinaisons de perspectives comme de pratiques ; et le tout en temps réel.
Matthieu Langlois – La feuille blanche est un excellent concept pour comprendre la crise. En revanche, il ne correspond pas à la réponse. Les services ne l’acceptent donc pas. Or, la crise c’est bel et bien regarder une page blanche avant de venir imposer ses actions. La page blanche est du niveau stratégique et non opérationnel.
Comment mettre en place une culture systémique du retour d’expérience (retex) dans les organisations ?
Patrick Lagadec – Évoquer le retex est devenu un rituel obligé, souvent loin de nos pratiques effectives. Sur l’épisode du covid-19, nous avons écrit et publié avec Matthieu Langlois une contribution ayant pour titre « Ne pas rater le retour d’expérience » 1. Les recommandations à suivre sont disponibles. Restent les conditions de possibilité de retex, qui ne soient pas d’abord des outils de valorisation et de protection pro domo, mais bien des contributions effectives à des dynamiques de progrès. La grande difficulté tient à l’insuffisance des préparations aux méga-chocs d’aujourd’hui, qui conduisent nécessairement à des insuffisances dans les réponses, parfois à ce point criantes que tout retex devient intolérable – et ce d’autant plus qu’une judiciarisation-réflexe tend à se substituer au travail bien plus exigeant désormais nécessaire.
Matthieu Langlois – On le voit très bien sur chaque crise : la volonté de construire des retex est balayée par les intérêts corporatistes et les egos. Le manque de transparence et d’objectivité conduit à préférer masquer la réalité pour ne faire aucun tort. Un véritable retex ne s’invente pas en post-crise. Il se prépare et la méthodologie doit être validée par tous en amont. Dernier point, il est impératif qu’il soit piloté par quelqu’un de neutre, mais suffisamment instruit pour garder son objectivité et sa neutralité.
La gestion de crise, est-ce plutôt une question de culture et d’état d’esprit au-delà de la méthode ?
Patrick Lagadec – L’exigence de fond est bien dans la rupture à opérer avec nos visions classiques consistant à voir le monde dans un état globalement stable, ou tout au plus en changement marginal et relativement lent, et surtout en restant dans les cadres convenus. Or, nous voici projetés dans un monde fait de ruptures impensées, de déchirures en extension rapide, de textures distendues, d’inconnu prenant la place de l’incertitude à la marge.
En ce sens, les crises actuelles exigent un travail de fond sur nos cultures, sans doute bien loin des assurances cartésiennes.
On peut ici reprendre une réflexion fondamentale de Nicole Fabre réfléchissant aux refus d’une violence inouïe de René Descartes quand on lui suggéra de se rapprocher de Blaise Pascal pour étudier la question du vide : « Sa pensée forme un tout. Son œuvre aussi. Aucun interstice n’existe par où elle serait attaquable. Aucun vide. Comme aucun vide n’est à ses yeux pensable dans la nature. Sa controverse sur le vide, notamment avec Pascal à l’occasion des “expériences du vif-argent”, son refus du vide, est si surprenant chez un homme qui se référa tant à l’expérience chaque fois que cela lui était possible, que l’on ne peut pas ne pas y voir l’expression de sa personnalité ou de sa problématique. Si bien que c’est en termes de résistance que j’en parlerai. Si Descartes résiste à l’idée du vide, si le vide lui apparaît inconcevable et choquant à ce point, c’est parce que le vide est le symbole du néant, ou du chaos. Il est un risque de désordre. En rejetant si vigoureusement ce concept, Descartes manifeste sous des apparences rationnelles l’angoisse du néant (de la mort ?) et la crainte de perdre la solidité d’un système qui ne tient que parce qu’il n’y demeure aucune faille. » 2
« Un véritable retex ne s’invente pas en post crise. Il se prépare et la méthodologie doit être validée par tous en amont », pour Matthieu Langlois.
Tolérer la faille, projeter d’inscrire intelligence et responsabilité précisément à l’endroit où ce n’est pas encore pensé, ni maîtrisé, ne peut advenir sans un courage intellectuel décisif. Et avec l’appui de méthodes sans lesquelles on risque de rester tétanisé au milieu du gué.
Dans cette ligne, nous avons proposé la démarche dite de « force de réflexion rapide » : de petits groupes aptes à se mobiliser au plus vite dès la perception très précoce des premiers signaux (et bien au-delà des signaux « faibles », pour travailler sur signaux « aberrants », qui restent indétectables par nos radars habituels). Sur quatre lignes de questionnement : de quoi s’agit-il ? Quels sont les pièges ? Quelles sont les cartes d’acteurs ? Quelles combinaisons d’impulsions créatrices proposer aux instances de décision ?
Nous sommes très loin ici de la matrice habituelle tout entière contenue dans une logique de réponse, pour passer à une logique de questionnement.
Le basculement vers cette logique de questionnement, certes éprouvant pour nos habitudes, est essentiel à la construction d’une réponse comme d’une confiance collective. Maurice Bellet le dit de façon lumineuse : « Nous entrons dans un nouvel âge critique et la grande affaire ne sera pas d’avoir les solutions, ce sera le courage de porter les questions de telle manière que ce courage de porter les questions engendre quelque chose qui ne soit pas stérile. » 3
Matthieu Langlois – Soit on parle d’urgence et de gestion de plan de réponse et dans ce cas une méthodologie suffit. Soit on parle réellement de crise en acceptant sa brutalité et la déstructuration de la réponse « normée ». Dans ce cas, c’est une question humaine et de culture.
Comment anticiper les futures crises à venir ?
Patrick Lagadec – Le piège est ici de s’enfermer dans une logique de fixation de certains scénarios, en tentant de surcroît de rejoindre une exhaustivité aussi inatteignable que dépourvue de pertinence. La perspective doit être très différente : il s’agit d’abord d’aiguiser son aptitude au questionnement, à l’ouverture de pensée, de s’exercer à la surprise. En se posant constamment la question : qu’est-ce que nous n’avons pas vu, pas pu détecter, en raison de notre myopie, ou de nos réticences comme de nos peurs profondes ? L’anticipation des crises passe par un travail d’arrachement exigeant, pour toujours dépasser les frontières confortables de l’habitude.
Matthieu Langlois – Premier point : il est important d’imposer de respecter l’organigramme de décision dans la crise. Le niveau stratégique puis le niveau tactique et enfin le niveau opérationnel. Ne surtout pas mélanger. Deuxième : point imposer une véritable méthodologie de préparation à vivre dans l’incertitude. Troisième point : une force de réflexion rapide qui ne serait pas juste une cellule de lanceurs d’alertes, mais réellement une cellule d’anticipation et de détection des failles. Elle doit dans le même temps être dotée d’un pouvoir exécutif. En réalité, il faudrait construire un organe de pilotage de crise allant du niveau stratégique à l’opérationnel et qui impliquerait autant d’anciens opérationnels que des chercheurs.
Auriez-vous quelques exemples de bonnes pratiques en provenance de l’étranger ?
Patrick Lagadec – Il faut avoir la lucidité de reconnaître que nous sommes tous loin du compte. Car le défi est bien d’opérer des ruptures créatrices qui sont tout sauf aisées et confortables. On peut cependant relever des exemples particulièrement stimulants, comme le pilotage de la crise du verglas au Québec en 1998 par HydroQuébec. Ou, bien plus près de nous, la façon dont le Brabant-Wallon a pu naviguer dans la crise du covid-19 sous le leadership de son gouverneur4. Des avancées qui toujours exigent des préparations culturelles et opérationnelles embrassant toutes les dimensions du pilotage des crises, depuis la préparation à la coordination, la communication, l’expertise – toutes repensées à l’aune des défis de notre temps. Assurément, la question des crises, de la navigation de nos sociétés dans les tempêtes d’un monde en mutation aussi brutale qu’accélérée, prend désormais place au nombre des dimensions les plus critiques – d’importance existentielle – de la fonction actuelle des dirigeants5.
L’exigence de fond est bien dans la rupture à opérer avec nos visions classiques consistant à voir le monde dans un état globalement stable, ou tout au plus en changement marginal et relativement lent, et surtout restant dans les cadres convenus », confie Patrick Lagadec.
Matthieu Langlois – Au Danemark et en Norvège, par exemple, il existe désormais un organisme unique de pilotage de crise. Il représente le niveau stratégique et tactique. Il doit aussi intégrer, selon moi, l’organisme en charge de construite le retex.
- Lagadec P. et Langlois M., « Ne pas rater le retour d’expérience », in Hirschn E. (dir.), Pandémie 2020. Éthique, société, politique, 2021, Édition du cerf (http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/23-04-2020.pdf).
- Fabre N., Descartes. Un roman familial, 2021, L’Esprit du temps, p. 98.
- Maurice Bellet, entretien avec l’auteur (patricklangadec.net).
- « “On the frontline of Covid”, Emily Hough speaks to Gilles Mahieu, Governor of Walloon Brabant, about the province’s Covid-19 response », Crisis Response Journal sept. 2021, vol. 16, p. 50-51.
- Lagadec P., Le Temps de l’invention. Femmes et hommes d’État aux prises avec les crises et ruptures en univers chaotique, 2019, Éditions Préventique (http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/Lagadec-LeTempsdelInvention.pdf).