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Le contrat social au temps du covid-19

Le contrat social au temps du Covid19
©Pixabay
Le 17 décembre 2020

Quelles sont les tensions qui agitent notre contrat social et comment le renouveler ? La crise du covid-19 nous a montré à la fois l’envie, le besoin et la capacité de changement de la population et des pouvoirs publics. Par ailleurs, le contrat social nous a permis d’expliciter des tensions présentées comme autant d’opportunités de faire société. Là où le contrat social du xxe siècle visait une immutabilité sociétale basée sur une croissance infinie, une stabilité de l’emploi et un bien-être donné et statique, celui du xxie siècle œuvre à construire les capacités d’un dynamisme transformationnel.

Résumé

Dans les premiers mois de la crise, malgré l’incertitude, l’inquiétude, les dissensions, et pour beaucoup, bien malheureusement, le drame humain, il y eu un appel quasi-unanime pour un « après » différent. Les mesures inédites prises – un tiers de la population mondiale confinée à résidence, vols cloués au tarmac, télétravail massif pour ceux qui le pouvaient – constituent un précédent sans pareil, et a permis d’espérer en une capacité de transformation radicale de la société. Capacité qui est, sans nul doute, nécessaire pour dépasser cette crise mais aussi les autres défis du xxie siècle qui assombrissent l’horizon de notre civilisation : inégalités sociales croissantes, défiance institutionnelle, développement éthique des technologies et, le plus apparent, changement climatique.

La crise durant, le « new normal » souhaité a cédé la place à une réalité de faits, en grande partie subie et non cocréée en projet de société. Pourtant, cet espoir de changement reste toujours permis. Les lendemains meilleurs ne peuvent être qu’espérés, ils doivent être bâtis.

Malgré la volonté, l’esprit butte naturellement face à la complexité d’une matière si peu appréhendable que la société elle-même. C’est pourquoi nous proposons le contrat social comme cadre de réflexion partagé afin d’aider l’action découlant de ce désir de changement. Il nous permet d’expliciter certaines tensions sociétales que la crise a exacerbées, qui sont autant d’opportunités de transformation. Comme le soulignait Winston Churchill dans les heures les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale : « Il ne faut jamais gâcher l’opportunité qu’offre une bonne crise. »

En synthèse, lorsque nous considérons ces tensions dans leur ensemble, l’enjeu de cette crise semble être celui de la capacité d’action : de ne pas subir les crises mais permettre, et même mener les transitions sociétales malgré le tumulte, car aussi grave soit-il, le covid-19 n’est qu’un précurseur d’autres crises plus fondamentales à notre modèle social.

Les trois conditions du changement

Toutes les crises ne mènent pas forcément à une transformation sociétale. La crise des années 1930 conduit en France à la semaine de quarante heures et aux mouvements précurseurs de la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, dix ans plus tard, que retient-on comme changement de l’après-crise financière de 2008 ? Avant même de parler de contrat social, nous pouvons nous demander si la crise systémique du covid-19 porte en elle les conditions nécessaires au changement.

En analysant les occurrences des décennies passées, il semble qu’une crise peut être force de transformation si elle réunit trois conditions. Tout d’abord, il faut que la crise suive une période de troubles sociaux et de tensions croissantes ; condition clairement remplie en particulier en France où le confinement de mars 2020 coïncidait à trois jours près avec le 70acte de manifestations hebdomadaires des Gilets jaunes. Deuxièmement, la crise nécessite un apport massif de ressources pour la surmonter ; dans son allocution du 16 mars 2020, Emmanuel Macron déclarait « l’État paiera », et en effet, le déficit public devrait atteindre 11,4 % du PIB et la dette dépasser 120 % en 20201. Enfin, la crise rend visible et exacerbe des tensions sociales sous-jacentes ; plusieurs mois d’applaudissements aux fenêtres chaque soir pour les soignants et les professions prioritaires, sans compter les différences éducatives ou professionnelles claires face au télétravail ou au virus lui-même, nous permettent de penser que cette crise rassemble bien l’ensemble des conditions nécessaires à une transformation sociale. Il est donc permis d’espérer, mais comment agir ?

Vers un nouveau contrat social

Pour rappel succinct, le contrat social que nous héritons du xxe siècle est un contrat tripartite entre les pouvoirs publics, les entreprises et le peuple qu’il soit selon la circonstance, composé de citoyens, salariés ou consommateurs.

En détail, le modèle veut que contre des impôts, les pouvoirs publics apportent aux entreprises un écosystème permettant la croissance économique via la justice, l’éducation ou bien encore l’ensemble des infrastructures physiques et virtuelles d’un pays. Dans ce climat de croissance, les entreprises échangent salaires contre travail au travers d’emplois stables. Enfin, les pouvoirs publics fournissent, en échange de l’impôts des citoyens, une sécurité sociale au peuple afin de garantir un certain niveau de bien-être.

Toutefois, ce modèle montre des faiblesses depuis plusieurs années. Sans être le sujet de cet article, le pessimisme croissant des pays développés, leur manque de confiance en leurs institutions et le fait que la majorité des jeunes dans de nombreux pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ne considèrent plus la démocratie comme un élément essentiel de la société, attestent d’une défiance généralisée vis-à-vis de cette version du contrat, pourtant stable depuis près d’un siècle.

Source : Mounk Y. et Foa R.S., “The Signs of Democratic Deconsolidation”, Journal of Democracy 2017, vol. 28, no 1.

Plus fondamentalement, ces observations ne sont potentiellement que des remises en question justifiées face au décalage entre le modèle historique de contrat social et des incohérences actuels : mécanisme de croissance infinie sur une planète finie, idée d’une stabilité de l’emploi dans la « gig-économie » (l’économie à la tâche) et souhait d’un bien-être garanti par une sécurité sociale dans un contexte d’inégalités croissantes et de polarisation politique accrues.

Source : Global Attitudes Survey, printemps 2015.

Même s’il était amené à évoluer, le contrat social en lui-même est un outil de compréhension sociétale intéressant et assez partagé qui a donc le mérite de bien cadrer une réflexion de transformation. Dans cette crise potentiellement porteuse de changement, ce même cadre de pensée offre un prisme nous permettant d’explorer différentes tensions sociales exacerbées ainsi que les choix de sociétés qui s’offrent à nous.

Sept tensions sociales

Prenons tour à tour chaque relation bilatérale de ce contrat tripartite pour voir ce que la crise révèle comme tensions et comme leviers de transformation. Loin d’être exhaustif, les tensions décrites ci-après cherchent à montrer quelles questions cette crise pourrait nous permettre d’adresser, dans le débat public, les plans de relances, le positionnement de nos institutions, les programmes d’élus. Le but de cet article n’est pas d’encourager nécessairement un changement, sur quelconque de ces points, mais de profiter de la crise pour expliciter le sujet et ouvrir la cocréation sociale.

Marché et pouvoirs publics

1. Pilotage économique : comme dans toute crise, les pouvoirs publics ont augmenté leur rôle dans le secteur économique, permettant de limiter le pire de l’impact à court terme. Cependant, la situation sanitaire n’étant pas résolue en cette rentrée scolaire de septembre 2020, la pérennité de cette action est remise en question. La tension qui se pose n’est en fait pas celle de la manière de soutenir l’économie, mais plus fondamentalement celle du rôle de l’action publique dans l’économie. L’État, à tous ses niveaux, a-t-il pour responsabilité d’encourager une relance économique à court terme permettant au secteur privé d’opérer de nouveau le plus efficacement possible ou doit-il chercher à piloter une politique industrielle proactive guidée par des objectifs de transformation à long terme ?

Les plans de sauvetage d’Air France ou de Renault avec des idées de contreparties environnementales, semblaient indiquer des velléités plus systémiques. Toutefois, ces initiatives sont plus ponctuelles et opportunistes que découlant d’une compréhension et d’une vision claire et concertée d’un secteur dans son ensemble, comme l’ambitionnerait plus le Green New Deal, Outre-Atlantique.

2. L’économie des plateformes : sans entrer dans les nombreuses polémiques l’entourant, Stop-covid et les autres applications de recherche des contacts déployées à l’étranger, montrent une nouvelle utilisation publique possible du modèle de plateforme. Une utilisation visant la résolution d’un problème communautaire, voire du bien social, et non celui d’un client particulier. La tension autour des plateformes numériques va bien au-delà de la question de leur modèle de régulation, comme les auditions des GAFA devant le Congrès américain au cours de l’été 2020 pourraient le laisser penser. La question réelle autour des plateformes numériques que la crise peut nous permettre de poser est de savoir si ces-dernières deviendront un aspect essentiel de l’analyse et de la distribution des politiques publiques ou si elles resteront un outil du secteur privé.

3. Glocalisation : la crise du covid-19 se conjugue aux aspirations nationalistes de nombreux pays et à la fragmentation de l’économie digitale mondiale, illustrées par les affaires TikTok et Huawei en cours, pour requestionner nos chaînes logistiques. Dans les mois et années à venir, nous devrons décider si nous souhaitons des chaînes de valeur de plus en plus locales, au risque d’une montée des tensions géopolitiques, ou une résilience économique passant par des réseaux de valeurs hautement complexes et adaptatifs, maintenant une économie mondialisée.

En temps de crise, le rôle économique de l’État s’accroît naturellement mais l’utilisation qui en sera faite reste incertaine. Par ailleurs, aux vues du lectorat de cette publication, nous avons privilégié le point de vue du secteur public, mais cette partie du contrat social impacte tout autant le positionnement sociétal des entreprises. Depuis plusieurs années, nous accompagnons de manière croissante des « corporate activists », comme Ylva – l’un des plus importants restaurateurs de Finlande – qui a choisi de faire coïncider sa décision de ne plus servir de viande de bœuf avec le débat parlementaire sur la politique agricole du pays, permettant à la Nation de débattre de ce choix de société.

Entreprises et employés

4. Consommation : la tension précédente sur nos chaînes de valeurs et d’approvisionnements a un pendant évident dans les liens entre consommateurs et entreprises. Quand le cas le permettait, les choix de consommation durant le confinement ont été un reflet de convictions sociétales : soutien ou non des employés de la gig-économie, soutien des petits commerces de quartier, confort des solutions de livraisons, volonté de maintenir un contact humain.

Il n’est pas clair si ces pratiques perdureront toutes au-delà de la crise économique, mais les implications sociétales des choix des consommateurs ont été plus explicites ces derniers mois qu’auparavant. Il sera intéressant de voir si les consommateurs continueront à se tourner vers l’e-commerce de grands acteurs autant pour les produits que les services, privilégiant prix et confort ou s’ils s’orienteront vers une consommation basée sur leurs valeurs sociétales, comme l’interaction humaine ou l’hyper-localisme.

5. Travail : les pratiques de travail durant la crise ont aussi énormément changé. Toutefois, au-delà de ses modalités, c’est la nature même du travail que cette crise nous invite à questionner. Entre le développement des interactions hommes-machines, la volatilité croissante de nombreux modèles d’emplois, la non-valorisation économique de certaines activités à valeur sociétale comme l’éducation des enfants ou le lien social avec des personnes fragiles et isolées, nous pouvons imaginer un choix de société entre le maintien du chômage structurel de masse comme mécanisme de transition économique à moyens termes ou un modèle redéfinissant le travail et favorisant des mécanismes proactifs d’apprentissage tout au long de la vie.

Dans la partie du contrat social régissant les interactions entre entreprises et individus (qu’ils soient consommateurs ou salariés), nous considérons ces échanges bien souvent comme émanant de transformations sociales ou de lois comme celle de l’offre et de la demande, mais ils peuvent tout aussi facilement être considérés comme outils de transformations. À la fin 2019, nous avons d’ailleurs accompagné Google et SAK (le plus important syndicat de Finlande, pesant à lui seul un tier de la population active du pays) pour élaborer des outils concrets de formation tout au long de la vie. Les résultats et propositions furent présentés au Parlement finlandais à la fin 2019 et pourront être intégrés dans les politiques de relance du pays.

État et citoyens

6. Universalisme : en temps de gestion de crise, l’un des principaux enjeux devient la cohésion sociale. Il est donc assez logique que la notion d’« universalisme » ait joué un rôle-clé dans de nombreux pays, par exemple, en Espagne, avec le revenu minimum vital pour les plus pauvres, ou en Grande-Bretagne, avec une garantie de logement pour toute personne se trouvant à la rue.

Avec ce prisme, la question de société que nous pose la crise est de choisir si l’universalisme devrait être considéré comme un principe général (et un mélange de politiques) qui renforce la cohésion et la résilience pour la reconstruction des sociétés ou bien si l’universalisme est considéré comme un modèle particulier, utilisé majoritairement comme un canal de distribution de politiques et services publiques.

7. Gouvernance : face à une communication officielle et traditionnelle de crise, à savoir contrôlée et rassurante par la maitrise et la stabilité de l’État-Nation dans ce moment d’extrême incertitude, quelques pays ont eu une approche autre. Jacinda Ardern, Première ministre de Nouvelle-Zélande, a préféré faire des facetimes quotidiens, de chez elle, pour partager les informations du jour et son ressenti personnel. Camilla Stoltenberg, la directrice de l’Agence nationale de santé norvégienne a, quant à elle, dès mai 2020, publié un rapport officiel2 reconnaissant la surréaction et l’erreur du gouvernement d’avoir confiné la population au début de la crise sanitaire. Cette nouvelle philosophie de gouvernance est parfaitement résumée dans les premiers mots du programme gouvernemental finlandais de juin 2019 : « Confrontés à des changements incessants, nous ne pensons pas savoir à l’avance ce qui fonctionnera. Aussi, chercherons-nous à nous informer et expérimenter afin d’agir pour le bien de nos citoyens. » 3

Une décision de taille quant à la légitimité de nos institutions se pose aujourd’hui : les gouvernements doivent-ils conserver leur rôle traditionnel de gardiens de la stabilité et se concentrer sur la résilience face à la crise ou bien prendre un nouveau rôle de gouvernance transformatrice : guidant la société à travers des mutations nécessaires à son avenir.

Comme le soulignait Winston Churchill dans les heures les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale : « Il ne faut jamais gâcher l’opportunité qu’offre une bonne crise. »

Cette crise nous a montré à la fois l’envie, le besoin et la capacité de changement de la population et des pouvoirs publics. Par ailleurs, le contrat social nous a permis d’expliciter des tensions présentées comme autant d’opportunités de faire société, car peut-être que l’apprentissage que nous pouvons faire du covid-19 – répétition générale de chocs civilisationnels encore plus importants à venir – est celui du maintien de la capacité d’action collective et volontaire malgré l’incertitude.

Là où le contrat social du xxe siècle visait une immutabilité sociétale basée sur une croissance infinie, une stabilité de l’emploi et un bien-être donné et statique, celui du xxie siècle œuvre à construire les capacités d’un dynamisme transformationnel.

Reste à voir si cette réflexion visera à donner à la société une réactivité accrue face au changement ou les moyens de mener proactivement la transformation sociétale nécessaire à notre civilisation, et ce à tous les niveaux de l’administration.

  1. Troisième projet de loi de finances rectificative juin 2020.
  2. Folkehelseintitutted, Covid-19-epidemien : Kunnskap, situasjon, prognose, risiko og respons i Norge etter uke 18, 5 mai 2020.
  3. Gouvement finlandis, “We want to reform our political culture and decision-making”, 2020, https://valtioneuvosto.fi/en/marin/government-programme/our-pledges-to-citizens-on-policy-reforms
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