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Le déploiement de l’intelligence artificielle et de la robotisation dans le secteur de la santé : enjeux et perspectives

Le 2 août 2019

L’apprentissage machine par reconnaissance d’image est l’une des techniques d’intelligence artificielle (IA) les plus répandues aujourd’hui dans le secteur de la santé. Analyse massive des clichés de tumeurs pour lutter contre le cancer, étude des processus neurodégénératifs de façon beaucoup plus précise, etc., les usages de l’IA ne cessent de se développer, d’où la nécessité d’une régulation positive.

Résumé

Les cas d’usage de l’intelligence artificielle (IA) en santé – c’est-à-dire du recours aux algorithmes pour la prise en charge des patients dans une logique de « médecine algorithmique » – sont d’ores et déjà multiples comme le montre le livre La Machine, le médecin et moi1.

La technique la plus opérationnelle dans le domaine de l’IA en santé est l’apprentissage machine par reconnaissance d’image. Cet article développe plus précisément quelques cas d’usage dans les domaines de la prise en charge des maladies métaboliques, du cancer et du vieillissement. Cette rapidité de diffusion de l’innovation appelle le déploiement rapide d’un éco-système de régulation positive de l’IA en santé.

L’introduction du principe de garantie humaine de l’IA dans la prochaine révision de bioéthique permettrait d’ouvrir la voie à un éco-système de référentiels souples de bonnes pratiques permettant d’éviter de basculer dans une sur-réglementation source de blocages pour l’innovation en France dans un contexte de compétition globalisée. Cette logique de régulation positive appelle également la mise en œuvre d’une démarche globale et résolue d’accompagnement à l’adaptation des métiers du champ sanitaire et médico-social dans le cadre de la reconnaissance d’une nouvelle RSE digitale.

 Il est à relever que cette irruption d’outils technologiques centrés sur les besoins de la personne a pour corollaire l’affirmation d’une vision plus globale des enjeux du vieillissement pour les politiques publiques.

Dans le domaine de la santé, l’intelligence artificielle (IA) ne relève plus de la science-fiction. C’est une réalité opérationnelle de 2019. La rapidité de cette diffusion implique le déploiement d’une logique de régulation positive de l’IA en santé pour permettre son déploiement en France et en Europe dans un contexte de compétition globalisée. Depuis la publication du rapport de Cédric Villani sur l’IA2, les pouvoirs publics ont porté des annonces fortes à ce sujet avec, en particulier, l’engagement d’un programme de transformation numérique du système de santé dont le pilotage a été confié à Dominique Pon ou le déploiement d’une plateforme nationale des données de santé, le Health Data Hub. La constatation de quelques-uns des cas d’usages concrets de l’IA en santé permet de prendre conscience de la nécessité du déploiement rapide d’une logique de régulation positive de ce mouvement majeur d’innovations.

L’IA en santé : des cas d’usages multiples

Comme je le montre dans le livre La Machine, le médecin et moi3, les cas d’usage de l’IA en santé – c’est-à-dire du recours aux algorithmes pour la prise en charge des patients dans une logique de « médecine algorithmique » – sont d’ores et déjà multiples. La technique la plus opérationnelle dans le domaine de l’IA en santé est l’apprentissage machine par reconnaissance d’image. Elle concerne bien sûr au premier la radiologie et les disciplines médicales dans la « matière première » est de l’image numérique. Une présentation de quelques thématiques permettra de mesurer à quel point l’IA en santé est déjà une réalité d’aujourd’hui.

IA et diabète

Le défi de la réponse aux maladies métaboliques comme le diabète ou l’insuffisance rénale constitue un enjeu majeur pour l’avenir de notre système de santé. Ces pathologies s’intègrent dans le vaste ensemble des maladies chroniques. Des solutions d’IA prometteuses sont en cours d’élaboration pour répondre à ces défis.

S’agissant du diabète, la solution française Dreamquark peut être mentionnée. Dans le domaine de l’ophtalmologie, cette IA peut identifier des rétinopathies diabétiques par la reconnaissance des biomarqueurs sur des clichés d’imagerie de fond de l’œil. Cette forme d’IA a été entraînée dans le cadre d’un dispositif deep learning. Comme on l’a vu, une solution américaine vient, dans le même domaine, de faire l’objet d’une autorisation par la FDA. Autre solution française, Diabeloop porte le développement d’une innovation technologique de rupture dans l’automatisation du traitement du diabète de type 1. Cette innovation permet aux patients de mieux gérer leur glycémie et d’obtenir des gains très significatifs en termes d’efficacité de traitement et de qualité de vie. Concrètement, le système DBLG1 est un dispositif médical externe qui permet à un capteur de glucose en continu et à une pompe à insuline de communiquer via une IA hébergée dans un terminal spécifique : le traitement est ainsi quasi totalement automatisé.

Mais cette collecte de données permet aussi de mieux-être informé sur la pathologie elle-même et de faire progresser l’épidémiologie et la santé publique. Elle vise également à mieux adapter les traitements et à prévenir certaines dérives. Aurait-on pu éviter le scandale du Mediator avec un meilleur pilotage par les données de santé ? La question mérite sans doute d’être posée et il est utile de rappeler que le Dr Irène Frachon4 s’est appuyée, pour lancer l’alerte, sur des analyses épidémiologiques à partir des données à sa disposition.

IA et cancer

Les possibilités de progrès dans le domaine de la prise en charge du cancer ouvertes par l’IA sont tout à fait considérables. En 2016, Microsoft a ainsi annoncé l’engagement de plusieurs programmes d’IA visant à assister les cancérologues. Ces programmes portent sur le traitement des données de recherche disponibles ou mettent en jeu des dispositifs plus opérationnels comme l’analyse massive des clichés de tumeurs.

DeepMind souhaite, quant à elle, utiliser l’IA pour diminuer le temps nécessaire à la préparation des traitements par radiothérapie, en ciblant de façon plus précise la zone à traiter. Des chercheurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology) se sont, quant à eux, sur la conception d’une IA capable d’identifier les métastases dans les ganglions lymphatiques susceptibles d’évoluer en cancer du sein. Les algorithmes ont permis de diagnostiquer correctement 97 % des cancers nécessitant une intervention avec à la clé une réduction de 30 % du nombre d’opérations. Dans ce même domaine du cancer du sein, une étude récemment publiée par le Journal of American Medical Association5 montre bien les perspectives ouvertes dans le cadre d’un essai clinique. Les chercheurs ont apprécié la performance de l’IA pour détecter les métastases dans les ganglions lymphatiques de patientes. Puis, ils ont mis en perspective ces résultats avec les diagnostics réalisés par onze médecins. Au total, l’IA a, dans certaines situations, obtenu de meilleurs résultats que les intervenants humains.

La France est également très présente dans ce champ. La société française Therapixel s’est, ainsi, distinguée lors de plusieurs concours internationaux avec notamment une première place au Digital Mammography Challenge. Sa solution permet de repérer précocement les zones à risques tumoraux à partir d’un traitement massif par IA de clichés d’imagerie médicale. Une étude récemment publiée dans la prestigieuse revue médicale Lancet à partir des travaux de chercheurs de l’Institut Gustave-Roussy, de l’Inserm, de l’université Paris-Sud et de la start-up TheraPanacea a montré les avancées possibles dans le domaine de l’immunothérapie. Ces chercheurs ont, en effet, entraîné une IA à prédéterminer les chances de ce traitement contre le cancer à partir d’une analyse massive d’images de scanner. Cette technique permettrait notamment, dans certains cas, d’éviter le recours – qui peut être à risques – à la biopsie6.

IA et vieillissement

Le vieillissement de la population doit sans doute être considéré comme la trame de fond la plus essentielle pour l’avenir de notre système de santé. Véritable défi pour les neurosciences comme pour la médecine clinique, la maladie d’Alzheimer touche près de 900 000 personnes en France. Et il n’existe toujours aucun traitement curatif.

Les applications pratiques de recours à la robotisation pour venir en appui à des programmes de stimulation cognitive sont d’ores et déjà très nombreuses sur le terrain. Le « robot pour seniors » le plus connu est Zora (en réalité, le programme Zora est implanté dans le robot Nao de la société Aldebaran). Zora peut, ainsi, intervenir dans le cadre d’activités de stimulation comme des cours de gymnastique, des quiz ou des animations de danse ou de chansons.

Par ailleurs, les algorithmes et l’IA permettent aujourd’hui d’étudier les processus neurodégénératifs de façon beaucoup plus précise. L’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM) à Paris conduit ainsi un programme de recherche mobilisant les algorithmes afin qu’ils analysent, comparent et exploitent les données de milliers de patients pour déterminer un modèle numérique et dynamique d’un cerveau vieillissant.

La dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) constitue également un terrain important de développement de solutions d’IA dans le domaine du vieillissement. Des chercheurs de l’université médicale de Guangzhou et de l’université de Californie ont ainsi développé un outil de diagnostic basé sur du deep learning pour mieux détecter cette pathologie7. Pour gagner du temps, l’approche est fondée sur du Transfer Learning : avant de passer au crible les images en coupe de la rétine de différents patients, l’algorithme s’est entraîné sur une banque d’images ordinaires.

Comme on le voit, les solutions d’IA inventées pour répondre aux défis du vieillissement reposent d’abord sur une analyse des besoins de la personne. L’innovation technologique permet de s’abstraire des barrières institutionnelles liées à l’approche très structuraliste de la partition entre le domaine sanitaire et le domaine médico-social. Il est à relever que cette irruption d’outils technologiques centrés sur les besoins de la personne a pour corollaire l’affirmation d’une vision plus globale des enjeux du vieillissement pour les politiques publiques.

L’IA en santé : le besoin d’une régulation positive

Dans le contexte du processus de révision des lois de bioéthique, des principes de régulation positive du déploiement de l’innovation gagneraient à être identifiés. C’est le sens des 5 clés de régulation de l’IA et de la robotisation en santé (voir ci-dessous) qu’Ethik-IA avait présentée en février 2018.

Les 5 clés de régulation de l’initiative Ethik-IA pour le déploiement de l’IA et de la robotisation en santé

Clé 1 : information et consentement du patient

Le patient doit être informé préalablement du recours à un dispositif d’IA dans son parcours de prise en charge en santé. Le dispositif d’IA ne doit pas se substituer au recueil du consentement du patient. Des modalités particulières – comme le recours à une personne de confiance, à des dispositifs de recueil a priori pour un ensemble d’options de solutions de prise en charge ou à des dispositions de protection renforcée pour les personnes vulnérables – doivent, le cas échéant, être aménagées pour garantir l’effectivité du recueil de ce consentement.

Clé 2 : garantie humaine de l’IA

Le principe de garantie humaine du dispositif d’IA en santé doit être respecté. Cette garantie doit être assurée par, d’une part, des procédés de vérification régulière – ciblée et aléatoire – des options de prise en charge proposées par le dispositif d’IA et, d’autre part, l’aménagement d’une capacité d’exercice d’un deuxième regard médical humain à la demande d’un patient ou d’un professionnel de santé. Ce deuxième regard peut, le cas échéant, être mis en œuvre par l’intermédiaire de dispositifs de télémédecine.

Clé 3 : graduation de la régulation en fonction du niveau de sensibilité des données de santé

La régulation du déploiement d’un dispositif d’IA pour le traitement de données de santé en grand nombre doit être graduée en fonction du niveau de sensibilité de ces données au regard des principes du droit bioéthique. Des normes de bonnes pratiques peuvent être élaborées pour la mise en œuvre de ce principe dans des domaines spécifiques de prise en charge.

Clé 4 : accompagnement de l’adaptation des métiers

La mise en œuvre d’un dispositif d’IA ou de robotisation en santé ne doit pas conduire à écarter l’application des principes et règles déontologiques dans l’exercice des professions de santé utilisant ces dispositifs. Les effets du recours à un dispositif d’IA ou de robotisation sur les conditions de cet exercice doivent, dans toute la mesure du possible, faire l’objet de modalités d’anticipation et d’accompagnement. Une partie des gains d’efficience obtenus par le déploiement de l’IA et de la robotisation en santé doit être mobilisée pour le financement de cet accompagnement, la formation – initiale et continue – des professionnels aux enjeux de l’IA et de la robotisation et pour le soutien à l’émergence de nouveaux métiers dans le champ sanitaire et médico-social.

Clé 5 : intervention d’une supervision externe indépendante

Une supervision externe indépendante est mise en œuvre pour examiner les dispositions prises en vue de veiller au respect de ces principes. L’autorité chargée d’assurer le respect de la mise en œuvre de cette supervision externe diligente des études d’évaluation régulière pour apprécier les effets du déploiement de l’IA et de la robotisation en santé. Elle soutient la recherche sur la régulation du déploiement de l’IA et de la robotisation en santé.

Ces principes ont pu être portés et relayés dans le cadre de l’avis n129 et du rapport dédié comité consultatif national d’éthique sur les enjeux du numérique et de l’IA en santé8 dans le cadre de la prochaine révision bioéthique. Le principe de « garantie humaine » de l’IA en santé, c’est-à-dire d’une régulation humaine de l’IA pour maîtriser les enjeux éthiques associés (délégation de la décision médicale ou du consentement du patient ; risque d’une minoration de la prise en compte de l’individu par rapport à la logique collective de l’algorithme), gagnerait à être reconnu dans la prochaine loi de bioéthique.

Pour autant, comme l’a clairement posé le CCNE, l’enjeu est moins celui de la création de droit, dans un contexte déjà juridiquement très protégé depuis l’entrée en vigueur du règlement général sur la protection des données (RGPD), que celui d’une « régulation positive » de l’IA en santé. Nous devons éviter le risque de sur-réglementation et développer un éco-système de référentiels souples permettant de faciliter la diffusion de l’innovation en artificielle en France et dans l’Union européenne. C’est le sens notamment du projet de référentiel de bonne application de l’IA aux données génomiques développé avec les équipes de l’IHU Imagine.

La régulation positive de l’IA en santé implique également la création d’un cadre de confiance permettant de combiner besoin de protection et renforcement du partage des données de santé pour aider à l’entraînement des algorithmes. Il s’agit précisément de l’objectif du nouveau Health Data Hub porté par le Gouvernement et qui vient de faire connaître les résultats de son premier appel à projets pilotes.

Un tel cadre de confiance passe également par l’engagement des professions dans cette dynamique. Les radiologues ont su le faire avec anticipation en créant le vecteur DRIM France IA qui permet de fédérer l’ensemble des représentants de la radiologie française autour de la création d’un éco-système de solutions responsables d’IA en imagerie. La Société française de médecine d’urgence (SFMU) et SAMU Urgences de France viennent, en outre, d’annoncer un projet fort d’IA en santé sous leur égide permettant notamment de mobiliser le levier algorithmique à l’appui de la régulation des appels d’urgence ou de l’organisation des flux de prise en charge des patients.

S’ouvrir à l’innovation pour renforcer l’efficacité et l’efficience de notre système de santé et réguler positivement les risques éthiques associés : ces conditions sont essentielles si la France et l’Europe veulent jouer un rôle dans l’avenir de l’intelligence artificielle en santé.

L’idée de régulation positive doit aussi être appliquée à la nécessaire adaptation de la formation – initiale et continue – des professionnels de santé. Comme nous le montrons dans une étude récemment réalisée pour l’Institut Montaigne9, les effets RH de l’IA et de l’automatisation en santé portent d’abord sur les fonctions supports de notre système de santé (avec un potentiel d’automatisation estimé, selon les hypothèses, entre 40 000 et 80 000 ETP). L’ampleur de ces enjeux implique de mettre rapidement en œuvre une démarche d’ensemble de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Les formations médicales et paramédicales doivent également intégrer la réalité nouvelle de l’IA. Des signaux positifs doivent être relevés en ce sens : un module de formation aux enjeux de la médecine algorithmique sera prochainement inséré au début du cursus de médecine et l’IA vient d’être reconnue comme orientation prioritaire de développement professionnel continu (DPC). Pour être à la hauteur de l’ampleur du défi, l’engagement de l’ensemble des acteurs sera nécessaire, dans le cadre de la reconnaissance d’une véritable responsabilité sociale d’entreprise (RSE) digitale : l’adaptation de notre système de santé et des professionnels qui le font vivre au quotidien aux enjeux de l’IA doit être reconnue comme un enjeu prioritaire de mobilisation collective.

S’ouvrir à l’innovation pour renforcer l’efficacité et l’efficience de notre système de santé et réguler positivement les risques éthiques associés : ces conditions sont essentielles si la France et l’Europe veulent jouer un rôle dans l’avenir de l’IA en santé.

  1. Gruson D., La Machine, le médecin et moi, 2018, Éditions de l’Observatoire.
  2. Villani C., Donner un sens à l’intelligence artificielle, rapport remis au Gouvernement, mars 2018.
  3. Gruson D., La Machine, le médecin et moi, op. cit.
  4. Frachon I., Mediator 150 mg. Combien de morts ?, 2010, Éditions Dialogues.
  5. Ehteshami Bejnordi B. et al., “Diagnostic Assessment of Deep Learning Algorithms for Detection of Lymph Node Metastases in Women With Breast Cancer”, JAMA 12 déc. 2017.
  6. Sun R. et al., “A radiomics approach to assess tumour-infiltrating CD8 cells and response to anti-PD-L1 immunotherapy : an imaging biomarker, retrospective multicohort study”, Lancet 1er sept. 2018, vol. 19.
  7. Daniel S. Kermany et al., “Identifying Medical Diagnoses and Treatable Diseases by Image-Based Deep Learning”, Cell févr. 2018.
  8. CCNE, Numérique et santé : quels enjeux éthiques pour quelles régulations ?, nov. 2018.
  9. Institut Montaigne, IA et emploi en santé : quoi de neuf docteur ?, janv. 2019.
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