Le numérique nous a-t-il aidé à bien vivre confinés ?

Télétravail
La crise sanitaire a changé la donne et "précipité" du jour au lendemain un grand nombre de salariés en situation de télétravail qui ne disposaient pas forcément de l’équipement et de l’espace nécessaires à leur domicile, rappellent les chercheurs du GIS Marsouin.
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Le 13 avril 2021

C’est la question que se sont posés les chercheurs du groupement d'intérêt scientifique Marsouin (GIS marsouin, créé en 2002 à l’initiative du Conseil Régional de Bretagne ) dans une enquête "CAPUNI crise"1 réalisée pendant le premier confinement auprès de 2317 Français.  Elle montre bien qu'avec le télétravail, imposé aux fonctionnaires et aux salariés du secteur privé dans le cadre de la lutte contre l'épidémie de Covid-19, qu'il n'y a pas une mais des réponses à cette question selon la situation professionnelle, le secteur d'activité, l'environnement familial, le genre, le logement ou encore la région.

 

En outre, le télétravail côté employeur pose question quant à ses effets sur le management et plus largement sur sa poursuite à la fin de la crise sanitaire. Parler de séisme dans les entreprises n'est donc pas exagéré compte tenu d'un environnement général de travail en France demeuré très hiérarchique et peu coopératif.

L'enquête a d'abord mesuré la proportion de télétravailleurs pendant le confinement du printemps 2020. Parmi les Français qui étaient en emploi avant le confinement, 37% ont cessé leur activité pendant le confinement et 35 % ont travaillé à temps complet en présentiel. Enfin, les 28% restants ont fait partie de l’expérimentation à grande échelle du travail à distance, à temps complet pour la très grande majorité (98%). Parmi ces derniers, le chiffre à retenir est que cette expérience de travail a été nouvelle pour 70% d'entre eux. Un chiffre à rapprocher de celui de la Direction de l'Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (Dares) datant de 2017 qui estimait à moins de 3% ceux qui télétravaillaient à domicile au moins un jour par semaine en France.

Peut-on dès lors parler de massification du télétravail ? Oui et non. Certes passer de 3 à 28% donnerait à le penser. Mais d'autres études telles que celle de l'OCDE  et, en 2019, celle du groupe Malakoff Humanis révèlaient des proportions beaucoup plus élevées de télétravailleurs : près de 30 % des salariés du secteur privé en France selon le groupe mutualiste. En dehors d'une certaine cacophonie de chiffres : "Il est fort probable que le télétravail était en train de se développer significativement avant la crise sanitaire", a estimé Patrice Flichy, chercheur et professeur de sociologie à l’Université Gustave Eiffel, lors de la présentation de l'enquête Marsouin. Toutefois la différence fondamentale est que ce télétravail était choisi, qu'il soit contractualisé ou réalisé de façon informelle.

La crise sanitaire a changé la donne et "précipité" du jour au lendemain un grand nombre de salariés en situation de télétravail qui ne disposaient pas forcément de l’équipement et de l’espace nécessaires à leur domicile, rappellent les chercheurs du GIS Marsouin. Les catégories sociales concernées par le télétravail ont été également modifiées avec l'entrée en scène des professions intermédiaires aux côtés des "traditionnelles" professions intellectuelles supérieures et des cadres.

L'enquête apporte ensuite des enseignements sur les outils numériques qui ont été utilisés par les télétravailleurs durant le confinement. Visioconférence, outils collaboratifs et autres messageries instantanées ont bien été largement utilisés : 62% des télétravailleurs ont participé à des visioconférences durant le confinement et 48% des télétravailleurs ont déclaré se servir des outils collaboratifs au moins une fois par semaine. Toutefois 47% des télétravailleurs n’ont pas eu recours à ce type d’outils et l'e-mail reste incontournable pour le télétravail, observent les chercheurs. Ainsi 83% des télétravailleurs confinés s’en servaient plusieurs fois par jour et 55% se sont déclarés connectés en permanence à leur messagerie. Plus surprenant l'enquête révèle que près de 23% des télétravailleurs n’utilisent aucun outils numérique !

L'enquête apporte également des éléments de réponses sur la grande question de l'efficacité du télétravailleur par rapport à sa situation de travail habituelle. Si 38% de sondés se sont sentis moins efficaces, une grande majorité (62%) de télétravailleurs confinés s’est sentie au moins aussi efficace qu’avant si ce n’est plus. Mais attention les perceptions d’efficacité au travail peuvent être différentes selon que le salarié est dans son entreprise ou à son domicile et il n’est pas toujours facile pour un salarié de bien apprécier son efficacité en télétravail, font remarquer les chercheurs du GIS Marsouin.

Une autre grande question liée au télétravail, qui plus est en période de confinement, tient à la séparation vie privée/vie professionnelle. Or, si 56%  des télétravailleurs confinés ont déclaré l’avoir réussi (plutôt ou tout à fait), 44% ont déclaré ne pas avoir réussi à bien séparer ces deux sphères, ce qui peut conduire à un important rejet du télétravail.

Les chercheurs bretons se sont enfin interrogés sur l'avenir du télétravail

Les télétravailleurs confinés vont-ils souhaiter poursuivre, accélérer, diminuer ou stopper la pratique du télétravail lorsque la situation sanitaire sera revenue à la normale ? Là encore les réponses sont assez contrastées entre ceux (40%) qui souhaitent continuer à faire du télétravail sur une base régulière (plusieurs fois par mois) et ceux (44%) qui ne souhaitent pas vouloir continuer à faire du télétravail, un rejet plus prononcé chez les femmes (57% d’entre elles ne désirant pas prolonger l’expérience) alors que les hommes, cadres, souhaitent poursuivre voire augmenter le rythme de télétravail.

Mais lors du débat organisé par le GIS Marsouin pour la présentation de l'étude d'autres problèmes par rapport à l'avenir du télétravail ont été soulevés.

Le télétravail est généralement associé à une plus grande autonomie pour le télétravailleur. Or la généralisation d'outils numériques tels que les agendas partagés apporte de la transparence sur la façon dont le temps de chacun est organisé mais n'est-ce pas également un moyen de renforcer le contrôle sur le salarié, s'est demandé Patrice Flichy.

En outre, il a rappelé que selon la Dares le télétravailleur travaillerait 35 minutes de plus que les autres. Pour ce chercheur les gens sont conscients que le télétravail peut dissimuler autre chose qu'une autonomie affichée tout comme il peut aussi impliquer davantage de travail.

Ce ne serait plus la fin du travail cher à Jeremy Rifkin mais le travail sans fin...D'ailleurs l'enquête du GIS Marsouin relève que si le numérique a permis à certains travailleurs de continuer leur activité il a aussi pu être source de sur-connexion.

Ceci n’est peut-être pas seulement dû au fait de travailler de chez soi mais plus globalement au fait de rester chez soi. Ainsi 44% des télétravailleurs se connectent à leur boîte mail moins d’une demie heure après le réveil. D'où la volonté des syndicats d'encadrer le plus strictement possible le télétravail.

Les salariés et les syndicats ne sont pas les seuls à nourrir de sérieuses interrogations vis-à-vis du télétravail. Pourtant : "Des dirigeants reconnaissent que le télétravail a plutôt bien fonctionné pendant le confinement.

De plus des enquêtes ont montré que les managers ont pu réenvisager leurs postures managériales dans le sens d'une plus grande écoute à l'égard des membres de leurs équipes afin d'être plus vigilants par rapport à des situations de détresses éventuelles, a noté Marc Dumas, professeur à l'Institut de management de l'université de Bretagne Sud et chercheur au Laboratoire d'Economie et de Gestion de l'Ouest.

Mais aujourd'hui certains dirigeants montrent des signes d'inquiétude quant à la généralisation du télétravail et se demandent comment ils vont faire revenir leurs salariés au bureau. En cause le contrôle du temps de travail, la perte de l'esprit d'équipe alors que les entreprises cherchent à fidéliser leurs talents ou encore la question de l'organisation du travail autour du sacro-saint mode projet, si les salariés sont si distants les uns des autres.

En réalité certains dirigeants sont face à un véritable changement de paradigme et ils peuvent éprouver des difficultés à faire évoluer leur culture traditionnelle basée sur le contrôle du temps de travail et la présence des effectifs sur site vers une culture davantage marquée par l'ère numérique, le travail à distance, la double activité des salariés, conclut Marc Dumas.

Nul doute que les pistes de recherche quant aux effets durables du télétravail sont nombreuses et diverses qu'ils s'agissent des impacts sur la productivité et la motivation des salariés, sur l'organisation des équipes dans les entreprises ou encore, plus largement, sur les transports, l'immobilier et l'attractivité des territoires. Espérons que toutes les parties concernées apporteront à l'étude de ces questions, vitales tant d'un point de vue économique que social, autant de temps, de moyens et d'énergie que leurs prédécesseurs avaient apporté aux questions sur l'entreprise et l'organisation du travail après le choc de mai 68 comme en témoigne par exemple le rapport Sudreau3 sur la réforme de l'entreprise -qui finira par inspirer fortement les lois Auroux de 19824 - ou le développement de nouvelles disciplines telles que la psychodynamique du travail.

(1) Soutenue par la Région Bretagne et l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, « CAPUNI crise » a permis d’interroger par téléphone, pendant le premier confinement, 2317 Français (métropolitains) représentatifs de la population nationale. L’enquête a porté sur les équipements et usages numériques avant et pendant le confinement, ainsi que sur l’école à la maison et le télétravail. Cette enquête fait écho à l’enquête « CAPUNI » menée auprès des individus un an auparavant (2019).

(2) Yann Algan, Pierre Cahuc, André Zylberberg, La fabrique de la défiance, Albin Michel, Paris, 2012.  Voir également les travaux de Christophe Dejours en psychopathologie du travail et notamment :Travail : usure mentale, Bayard, Paris, 2015, nouvelle édition augmentée.

(3) Rapport du Comité d'étude pour la réforme de l'entreprise, présidé par Pierre Sudreau: [rapport remis au Président de la République et au Premier ministre le vendredi 7 février 1975][Texte imprimé] https://ccfr.bnf.fr/portailccfr/ark:/06871/00110732663

(4) Ces 4 lois ont modifié plus d’un tiers du Code du Travail et ont posé les bases de la conception du dialogue social en France.

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