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Dominique Royoux : « L’innovation territoriale revêt aujourd’hui plusieurs dimensions »

Dominique Royoux
Le 4 décembre 2020

Professeur de géographie à l’université de Poitiers, Dominique Royoux est directeur adjoint du laboratoire Ruralités créé à la fin des années 1990. Ce laboratoire, composé d’une douzaine d’enseignants-chercheurs et d’une trentaine de doctorants, s’intéresse à l’agriculture de proximité, au devenir des configurations spatiales entre l’urbain et le rural et à l’impact des politiques publiques et des mutations territoriales sur les espaces ruraux.

Vous avez organisé en novembre 2019 une université d’automne internationale francophone intitulée « Politiques territoriales, acteurs territoriaux et politiques publiques locales » 1. Pourriez-vous revenir sur les enjeux et les objectifs de cette rencontre ?

Destinée aux doctorants et aux docteurs ayant soutenu leurs thèses durant l’année 2018-2019, cette rencontre a permis de s’intéresser, avec une approche pluridisciplinaire, aux différentes formes d’innovation territoriale et aux acteurs qui les animent : l’occasion de questionner la mise en œuvre d’une politique publique innovante ou la nécessité de renouvellement d’une politique publique existante.

L’objectif était de relier toute thématique d’études et de recherche en sciences humaines et sociales à la question du pouvoir local : pouvoir institutionnel, pouvoir d’agir des habitants et des citoyens, dans une perspective multi-scalaire, c’est-à-dire de combinaison des échelles de décision.

Nous avons pu grâce à la richesse et la diversité des contributions circonscrire la place des pouvoirs territoriaux dans les processus sociaux contemporains, en prenant en compte les mutations sociétales en cours, dans le but d’éclairer la décision publique locale, d’identifier de nouvelles façons de mettre en œuvre des politiques publiques partenariales, en ouvrant des pistes de recherche originales, dans les pays du sud et du nord. Et ce, dans tous les champs de l’action publique territorialisée, aussi divers que l’agriculture, l’aménagement, les différentes formes de développement, de solidarité, de relations interculturelles, intergénérationnelles, d’accueil des populations migrantes, d’hospitalité, dans les domaines de l’habitat et du logement, de la mobilité et des transports, de la santé, de la transition écologique et énergétique, des risques environnementaux. L’autre enjeu porte sur l’insertion professionnelle des doctorants qui est de notre responsabilité. Ils travaillent souvent dans des laboratoires de petite ou moyenne taille en France, ce sont eux qui animent la vie quotidienne de ces laboratoires, avec les chercheurs confirmés et les enseignants-chercheurs, ils sont des éléments de stabilité, leurs travaux ne sont pas toujours valorisés car ils restent cantonnés à leur objet très précis de recherche.

L’autre enjeu porte sur l’insertion professionnelle des doctorants qui est de notre responsabilité.[...] L’université d’automne leur permet de sortir de leur thème de prédilection, de montrer leur capacité à aborder la transversalité dans l’analyse en matière de sciences humaines.

L’université d’automne leur permet de sortir de leur thème de prédilection, de montrer leur capacité à aborder la transversalité dans l’analyse en matière de sciences humaines. Pour comprendre la complexité du monde, il est devenu aujourd’hui indispensable d’avoir un regard transversal. Aujourd’hui, la production des politiques publiques vient de plus en plus des associations, des citoyens, du terrain. Elle donne un nouveau visage à la décentralisation. Les élus doivent se nourrir d’autres expertises, c’est aussi ce que nous avons souhaité explorer durant cette rencontre internationale.

Quelles sont aujourd’hui, selon vous, les nouvelles formes d’innovation territoriale ?

Ce hors-série d’Horizons publics, fruit des travaux présentés lors de cette université d’automne, explore ces nouvelles formes d’innovation territoriale. Nous en avons identifié trois principales : le renouveau de la citoyenneté dans les territoires ; une meilleure coordination entre acteurs locaux pour co-produire des politiques publiques locales et la transversalité apportée par les sciences humaines et sociales pour nourrir l’action publique locale. Des travaux naissants ou à peine confirmés révèlent ces nouvelles dimensions des politiques territoriales.

Le nudging, par exemple, peut être utile à l’échelle urbaine pour inciter les individus à changer de comportement en termes de mobilité : les prescriptions et les injonctions ne sont pas suffisamment efficaces pour faire changer le comportement des individus et les inciter à passer d’une mobilité individuelle à une mobilité collective. Pour parvenir à cet objectif, il faut se doter de structures intermédiaires, de collectifs temporaires dans l’espace public (conseils de résidents, conseils de quartiers) plus efficaces pour accompagner ces changements de comportement.

Aujourd’hui, on voit bien que la relation directe entre le citoyen et l’institution n’est pas suffisamment établie, l’incitation douce comme le propose le nudging peut s’avérer plus efficace. L’instauration d’ateliers collectifs permet aussi une appropriation collective entre différents acteurs favorisant la résolution des conflits, comme c’est le cas sur la côte bretonne.

La grande innovation de ce dossier est aussi de souligner l’importance de la médiation territoriale, nécessaire à construire sur un temps long pour apaiser les conflits et les tensions entre acteurs d’un même territoire. La médiation territoriale a contribué à faire évoluer les politiques publiques locales en offrant aux usagers, aux citoyens et aux habitants des espaces de dialogue avec les institutions locales. Mais pour que la médiation territoriale fonctionne, nous avons observé qu’il est nécessaire de l’inscrire dans un temps long pour que les citoyens s’approprient ces moments d’échange avec les institutions. Pour que la médiation territoriale fonctionne, il faut que les administrations laissent du temps aux citoyens et aux habitants pour éviter le piège de l’instrumentalisation ou de l’institutionnalisation des instances de médiation (conseils de quartier, conseils de résidents, conseils de jeunes, etc.).

Les institutions doivent comprendre que l’action citoyenne n’est pas limitée dans le temps. Le temps est la clef de la force et de robustesse de la démocratie locale.

Comment favoriser l’innovation publique locale ?

Il faut tout d’abord interroger les habitants, les citoyens, les usagers. Les politiques publiques aujourd’hui pour progresser doivent s’appuyer sur un besoin de recueil régulier des habitants, comme c’est le cas pour la mobilité en milieu urbain ou périurbain. L’innovation dans les politiques publiques réside dans la compréhension des modes évolutifs, spatiaux et temporels des comportements, des besoins, avec une offre de bouquet de services à mettre en place pour les habitants. Les coopérations entre acteurs d’un même territoire favorisent aussi l’innovation locale.

Enfin, La transversalité est aujourd’hui présente partout. Psychologie sociale, sociologie, articulation « homme-milieu ». Les décideurs ont besoin d’avoir cette vision transversale pour prendre leur décision. Les politiques publiques locales ne peuvent pas être tributaires d’une seule dimension, car les acteurs territoriaux sont divers et doivent être outillés pour contribuer à leur échelle à l’efficacité des politiques publiques.

Les mutations entre les villes et les campagnes au cœur de l'activité du laboratoire Ruralités

Les recherches du laboratoire Ruralités portent sur les thèmes mettant en tension les rapports entre territoire, environnement et société, aussi bien au nord qu’au sud de la planète. L’étude des nouvelles formes d’organisation des liens urbain-rural, rural-urbain ; la compréhension des processus d’alimentation de proximité ; l’identification des défis à relever en matière de changement climatique ; la qualification de la place de la nature (y compris sauvage) dans les différents environnements humains ; l’appréciation du rôle des petites et moyennes villes dans un monde dominé par les métropoles, etc., fait partie des champs d’investigation du centre de recherche.

Quel rôle peut jouer, selon vous, la recherche pour faire avancer la question de l’innovation publique dans les territoires ?

Répondre à cette question suppose pour le chercheur en sciences sociales et en sciences humaines d’être en prise directe avec les grands enjeux et les mutations du monde contemporain tout en ayant une posture d’analyse et de recul. Ce qu’on attend de lui, c’est de décrypter les enjeux du monde contemporain pour ne pas être déconnecté de la réalité changeante.

Pour mener à bien sa mission, il doit être aussi en relation avec une multitude d’acteurs sur le territoire à tous les niveaux (habitants, institutions, associations, collectifs, etc.) et recueillir leurs paroles en restant dans une position neutre. La recherche en sciences sociales et en sciences humaines doit garder cette position intermédiaire pour réussir : être à la fois très en phase avec les mutations du moment et se nourrir de l’expérience des acteurs de terrain sans risquer le parti pris idéologique et/ou organisationnel. C’est cette position de distanciation qui fait la force du chercheur dans les territoires.

Depuis le début des années 1990, votre laboratoire de recherche Ruralités constitue un observatoire des évolutions et des mutations sociétales dans les territoires. Qu’est-ce qui a changé en trente ans dans les relations urbain-rural ou rural-urbain ?

Nous sommes passés progressivement d’une vision binaire centre-périphérie vers une vision polycentrique urbain-rural et rural-urbain. Les relations entre le monde rural et la ville se sont améliorées grâce une évolution de la conception de l’aménagement du territoire prenant en compte les nouvelles dynamiques à l’œuvre dans les territoires ruraux ou encore l’impact des intercommunalités. Cette nouvelle vision du monde imprègne petit à petit le monde des collectivités territoriales, mais elle a mis du temps à s’imposer.

Les nouveaux territoires intercommunaux ont confirmé cette nouvelle vision. À l’avenir, la relation urbain-rural va s’équilibrer et la vision dominante de la métropole déversant tous les services publics au monde rural est définitivement derrière nous. Aujourd’hui, avec la pandémie émerge une critique de la densification à outrance des territoires urbains, cela remet en cause l’idée que le développement passe uniquement par le renforcement des métropoles.

1. Avec le soutien de l’université confédérale Léonard-de-Vinci (COMUE) et l’École doctorale sciences de la société, territoire, sciences économiques et de gestion (universités de Poitiers et de Limoges).

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