Jean Haëntjens : « Le métier de maire n'échappe pas à l'ubérisation »

Jean Haëntjens
Le 3 juillet 2018

Économiste et urbaniste, Jean Haëntjens est un spécialiste des stratégies urbaines auprès de collectivités locales, d’institutions publiques et d’entreprises. Auteur prolifique sur la question1, il met en garde dans son nouvel essai « Comment les géants du numérique veulent gouverner les villes » sur le rôle et l’influence des GAFA dans la cité politique, et pose ouvertement la question d’un maire devenu « ubérisable » s’il ne devance pas et n’anticipe pas les transformations à l’œuvre dans nos sociétés démocratiques.

Selon vous, deux visions s’affrontent aujourd’hui : la cité politique face à la ville-service numérisée incarnée par les géants du numérique en matière de fabrique urbaine. Pourriez-vous nous expliquer ces deux visions ?

La cité politique, qui s’est constituée en Europe au xiie siècle (en reprenant la tradition des cités grecques) est une ville gouvernée par des responsables politiques, élus par des citoyens, et qui se fixent pour objectif de faire progresser, dans la durée, un intérêt général, qui est à la fois économique, politique, social et culturel. La ville service, se fixe au contraire pour seul objectif de répondre en temps réel aux demandes multiples et fluctuantes d’usagers consommateurs. C’est la galerie marchande proposée par la grande distribution. C’est aussi la galerie marchande virtuelle proposée par les plateformes de services numériques. Ce que je cherche à faire comprendre dans mon livre, c’est que nous sommes aujourd’hui à un tournant : les géants du numérique sont en train, clairement, de se positionner pour dominer, seuls ou en association avec d’autres, le jeu de la fabrique urbaine dans toutes ces dimensions. Ils disposent de moyens colossaux, financiers, techniques, médiatiques et politiques, et pénètrent progressivement tous les secteurs d’activité de notre économie. La sphère publique n’y échappe pas !

Comment se matérialisent les velléités des géants du numérique à gouverner nos villes ? Quel y est leur intérêt ?

Il ne s’agit pas pour eux de prendre le pouvoir ou de désigner les maires, mais d’exercer une influence croissante dans la gouvernance des collectivités locales. Celle-ci s’exerce de trois façons. La première est l’avance technologique par rapport aux services municipaux dans la mise en œuvre de solutions complexes comme les réseaux d’énergie ou la logistique urbaine. Cette avance technologique est utilisée pour proposer aux élus un transfert de responsabilité. L’entreprise à compétence numérique dit au maire : « Confiez-moi un morceau entier de votre ville ou votre espace public et je m’occupe de tout. » La seconde source d’influence est la maîtrise des données sur les usagers. Google peut dire à un maire, et avec raison : « Je connais mieux vos électeurs-usagers que vous, je sais ce qu’ils veulent, donc appuyez-vous sur moi pour prendre des décisions. » La troisième approche est celle des réseaux sociaux et de leurs dérivés (comme les pétitions en ligne) supposés exprimer les attentes des citoyens. Or ces attentes peuvent très bien être manipulées comme on l’a vu avec l’affaire Facebook Cambridge Analytica.

La motivation de ces entreprises est de créer de la valeur, d’ouvrir de nouveaux marchés. Leur souhait implicite est de transformer l’ensemble de l’espace urbain en galerie marchande, réelle et virtuelle, de traiter avec des consommateurs de services et non plus avec des citoyens. Cette motivation est tout à fait légitime mais l’exemple de la grande distribution – qui fonctionne sur le même principe – a amplement montré que l’intérêt général d’une cité ne coïncide pas spontanément avec les intérêts particuliers de quelques entreprises dominantes.

Le métier de maire est-il « ubérisable » ?

Un métier, ce n’est pas seulement un savoir-faire. C’est un ensemble de facteurs où interviennent les outils de communication, la maîtrise d’emplacements ou de réseaux stratégiques. L’exemple du taxi a montré que tous ces facteurs pouvaient être colonisés par des concurrents numériques. Le métier de maire n’échappe pas à la règle. Il repose sur une dizaine de facteurs, il est fragilisé sur toutes ces compétences par la déferlante numérique : la mobilité et les services urbains (circulation, transports collectifs, stationnement, la sécurité, l’éclairage, l’eau, le traitement des déchets, la gestion d’énergie). Sur toutes ces compétences, le numérique ouvre des possibilités nouvelles grâce à l’exploitation des données, la géolocalisation. Certaines villes ont déjà confié les clefs à des géants du net. Au Canada, Toronto a confié la revitalisation d’un quartier de 50 000 m2 sur les rives du lac Ontario à Sidewalk Labs, la nouvelle entité d’Alphabet – la maison mère de Google – dédiée à la smart city. Le nouveau quartier, dénommé « Quayside », préfigurera la ville du futur, ultra-connectée, grâce une plateforme et la collecte de données personnelles. Dans ce cas précis, on voit que le maire de la ville a fait le choix de confier une partie de sa prérogative à une entreprise privée. Les réseaux sociaux et leurs dérivés (les pétitions en ligne) peuvent aussi exercer des pressions sur les élus locaux. À Londres, Uber a levé en 3 jours une pétition de 700 000 signataires. Les outils technologiques de la civic tech, considérés comme libérateurs, peuvent aussi se retourner contre les maires s’ils ne font pas attention.

À l’inverse, le potentiel technologique de ces nouveaux outils peut aussi pleinement servir les intérêts d’un maire. Pour citer quelques exemples, des villes comme Rouen ou Montpellier n’hésitent pas à recourir à des start-up en matière d’urbanisme collaboratif pour dessiner la ville de demain, en associant en amont leurs habitants, et ça marche ! À Rouen, par exemple, il est possible de donner son avis sur le dessin d’un nouveau parc à créer grâce à Carticipe !, un outil participatif territorial unique et corrélé avec un système qui analyse le coût. Ce sont des outils encore imparfaits mais qui donnent des possibilités très intéressantes. À Montpellier, la ville a mis en place un logiciel d’aménagement de la rue, permettant de consulter les habitants. Il est possible de demander la plantation de plus d’arbres, de trottoir, etc. Ce sont des outils qui diffusent une culture de l’urbanisme, avec une finesse d’appréciation accessible aux citadins. Les collectivités doivent se doter de nouvelles compétences, de nouveaux métiers. Les maires doivent se lancer, doivent s’ouvrir sur la communication numérique, mais ils doivent aussi rester conscient que leur rôle n’est pas de devenir une société de services à la demande, comme une plateforme, mais qu’ils doivent inscrire leur action sur le long terme, avec une finalité politique.

Pourquoi ne laisserait-on pas gérer les villes par les géants du numérique ?

C’est une bonne question. D’ailleurs, certains hauts fonctionnaires français, du côté de Bercy, ne sont pas loin de penser qu’il vaudrait mieux confier la gestion des villes à des grands groupes à forte compétence numérique qu’à des maires et des services municipaux qui ne sont pas toujours compétents. Plusieurs raisons font que ce n’est pas une bonne idée.

L’intérêt général d’une ville coïncide rarement avec l’intérêt particulier de quelques entreprises, comme l’a montré l’exemple de la grande distribution qui, associé aux lobbies routiers a largement dessiné les paysages urbains depuis cinquante ans. Et le résultat n’est pas convaincant.

Le temps des villes, qui est très long, n’est pas celui du business. Il me paraît donc essentiel que des responsables politiques puissent « penser » le développement de leur ville indépendamment des demandes qu’exercent sur eux les acteurs économiques.

La démocratie locale constitue un étage particulièrement précieux dans l’édifice démocratique. Les dérives actuelles des pouvoirs centraux aux États-Unis ou en Italie montrent que, sur ce point, Tocqueville, grand défenseur des corps intermédiaires, avait vu juste.

Les États ont incontestablement besoin de relais locaux pour accomplir les transitions énergétiques et écologiques qui s’imposent. Si l’on veut organiser des circuits courts alimentaires, ou améliorer la mobilité urbaine, on ne pourra pas le faire d’en haut. Les solutions qui marchent à Strasbourg, comme le vélo, ne sont pas forcément celles qui fonctionnent à Marseille.

En quoi est-ce un danger pour la cité ?

Les entreprises numériques auront logiquement tendance à privilégier les solutions qui créent de la valeur, comme la voiture autonome, à celles qui en créent peu, comme l’usage du vélo ou de la marche à pied. Or ces solutions ne sont pas spontanément compatibles : pour donner un exemple, la voiture autonome préfère les ronds-points, et les piétons et les cyclistes préfèrent les trajets directs, donc les feux de croisement (à Copenhague, ces feux sont synchronisés avec la vitesse des cyclistes, 20 km/h). Il est donc essentiel qu’une autorité politique soit en capacité de faire des arbitrages. Confier la gestion des villes à quelques entreprises n’est pas seulement un danger pour la cité. C’est un danger pour la société.

Quelles alliances possibles avec les géants du numérique ?

Elles seront bien évidemment possibles, et même indispensables, car les technologies numériques (à ne pas confondre avec les acteurs qui les maîtrisent) peuvent apporter beaucoup au fonctionnement des villes. Mais une bonne alliance suppose un équilibre des parties. Les collectivités locales devront veiller à ne pas brader ce qui constitue aujourd’hui leur atout majeur, dans les discussions, la maîtrise du sol et de ses usages. En fait une confrontation est engagée entre ceux qui contrôlent encore l’espace réel (les maires) et ceux qui dominent l’espace virtuel (les géants du numérique).

Bio Express

1971 : Diplôme de HEC puis Science Po Urba.

1978 : Crée et dirige plusieurs sociétés de conseil. Enseigne à HEC la prospective urbaine.

1985 : Publie La société soft (Denoël), livre prémonitoire sur la révolution numérique.

1989 : Retour à l’urbanisme. Assure la direction de plusieurs projets urbains.

2010 : Se spécialise dans le conseil en stratégies urbaines. Publie La ville frugale, puis Éco-Urbanisme. Collabore avec Futuribles International. Est sollicité comme conférencier en Europe et au Canada.

2018 : Publie Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes (Éd. Rue de l’échiquier).

Cette lutte est-elle aussi une opportunité pour transformer les villes de l’intérieur et dans leurs relations aux usagers ?

Assurément. Il ne faut pas se cacher que les compétences techniques des collectivités locales sont interrogées par la révolution numérique, et pas seulement dans les villes petites et moyennes. La pression numérique doit être utilisée pour faire monter le niveau mais aussi pour revoir, en France, un système de gestion communal qui est totalement dépassé. Ce n’est pas avec 36 000 communes qu’on pourra utiliser tout le potentiel des technologies numériques en gardant un contrôle public sur les opérations. L’arrivée des géants du numérique dans le jeu urbain change la donne. Nos structures municipales ne sont plus à l’échelle des défis du xxie siècle.

La participation des citoyens est-elle souhaitable ?

C’est une bonne chose, mais pour l’instant ce sont toujours les mêmes profils qui viennent à des réunions de concertation physique, pas forcément représentatifs de la population (hommes blancs âgés). La participation numérique permet d’avoir une autre segmentation, de rajeunir et de féminiser le profil, mais la limite de l’exercice est qu’elle ne favorise pas vraiment le débat, les échanges se faisant plus par clics ! L’interaction entre les citadins est plus faible, l’intérêt général n’est pas une addition d’avis, mais une confrontation argumentée. Cependant, la participation numérique a l’avantage de mettre les responsables politiques sous surveillance : ils sont plus prudents dans leur choix, tiennent compte des avis, sont plus transparents.

Comment imaginez-vous la ville intelligente idéale ?

Selon moi, l’équilibre devra se faire entre quatre formes d’intelligence, qui sont techniques, systémiques, politiques et culturelles. L’intelligence technique ne repose pas seulement sur la maîtrise de technologies complexes mais aussi sur la capacité à hybrider des techniques nouvelles et des techniques classiques (ex. : vélos en libre-service géo-localisable). L’intelligence systémique, c’est la capacité à appréhender la complexité d’un système urbain dans sa globalité et à agir sur lui pour le modifier (exemple du réseau Grand Paris Express qui devrait favoriser la création de nouvelles polarités en périphérie de Paris). L’intelligence politique, c’est la capacité d’une société à se fixer des ambitions communes, à faire partager une culture du consensus par les principaux acteurs politiques, économiques, associatifs ou culturels du jeu urbain (Nantes, Lyon, Bordeaux ou Rennes ont su, mieux que d’autres villes, développer cette intelligence politique). L’intelligence culturelle, c’est la capacité à vivre ensemble en bonne intelligence, c’est un mélange subtil de civilité, d’attachement, de sentiment d’appartenance qui fait que les habitants ont envie de s’impliquer dans la vie de la cité, de s’y comporter comme des citoyens et pas seulement comme des usagers. Le numérique peut faire progresser ces quatre formes d’intelligence mais il ne peut en aucun cas prétendre s’y substituer.

1. Il a déjà publié une dizaine d’ouvrages dont Éco-urbanisme (2015, Écosociété), La ville frugale (2011, Fyp Éditions) et Urbatopies (2010, L’Aube) et Le pouvoir des villes (2008, L’Aube).

Le premier essai qui pose la question du rôle et de l'influence des GAFA dans la cité

Les géants du numérique

La fabrique et la gestion des villes sont aujourd’hui confrontées, comme de nombreuses autres activités, au remplacement de décisions humaines par des décisions algorithmiques. Le problème, concernant la cité, est que la substitution n’est pas seulement technique et professionnelle : elle est aussi politique. Elle ne touche pas que les métiers et les emplois ; elle affecte la capacité des responsables locaux et des citoyens à penser et à porter des projets de société.

Une confrontation majeure est donc engagée entre la cité politique, matrice historique des démocraties occidentales, et la ville-service numérisée proposée par les géants de l’économie numérique que sont Google, Apple, Facebook, Amazon, Uber et les milliers de start-up qui gravitent autour de ces entreprises. Celles-ci ont un objectif commun : prendre des positions dominantes sur les marchés urbains (logement, transports, services municipaux) qui constituent plus du tiers des dépenses des ménages.

Si notre société a pris conscience de l’influence croissante des acteurs de l’économie numérique sur ses choix, elle hésite entre la fascination devant les promesses d’un « salut par la technologie » et la peur d’un monde placé sous surveillance généralisée. En prenant l’exemple des villes et de la démocratie locale, Jean Haëntjens nous explique que l’avenir n’est pas à espérer ou à redouter, mais à conquérir.

Haëntjens J., Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes, La Cité face aux algorithmes, 2018, Éd. Rue de l’échiquier, 15 €

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