Revue
Anticipations publiquesLa crise de la culture en temps de pandémie
Comment les institutions culturelles se sont-elles adaptées à la crise du covid-19 ? Quelles sont les innovations qui ont bien fonctionné durant ces deux années de pandémie pour garder le lien avec le public ? Comment la collecte, l’enrichissement, la diffusion et la réutilisation des données peuvent contribuer à la production et la promotion de spectacles vivants ? Tour d'horizon non exhaustif de quelques initiatives pour surmonter les effets de la crise et se projeter dans l'après-Covid.
La culture frappée par la pandémie
En novembre 2021, au cours du Mois de l’innovation, plusieurs webinaires étaient consacrés au thème de la culture. Ont été abordées les questions de l’adaptation des institutions culturelles à la crise du covid-19, de l’exploitation des données, de recommandation dans le spectacle vivant et de la participation des publics aux politiques du patrimoine.
Depuis le début de la pandémie, plusieurs enquêtes d’ampleur ont été menées à propos des effets de la crise sanitaire sur la culture. Une première est publiée par le département des études, de la prospective et de statistiques (DEPS) du ministère de la Culture1 en juillet 2020. On peut y lire que pour l’ensemble des secteurs culturels, le chiffre d’affaires attendu en 2020 était de 91,4 milliards d’euros. Il est alors réévalué à 66,8 milliards, soit une baisse de 25 %. Une étude de l’organisme Rebuilding Europe de janvier 20212 montre qu’en Europe la baisse du secteur culturel aura été de 31 % en 2020 avec 200 milliards de pertes.
La culture est ainsi le deuxième secteur économique le plus affaibli, derrière l’aéronautique et devant le tourisme. Plus concrètement, en France, dans les périodes de confinement, on constate 98 % de pertes pour le spectacle vivant, 89 % pour le patrimoine, 72 % pour le livre. Seul le secteur du jeu vidéo connaît une hausse de son chiffre d’affaires.
En septembre 2021, une deuxième étude de Harris Interactive3 pour le ministère de la Culture affine les analyses et montre qu’un Français sur deux ne s’est pas rendu dans un lieu de culture depuis l’instauration du pass sanitaire alors qu’ils étaient 88 % à le faire avant la pandémie. Près d’un tiers affirment qu’ils fréquenteront moins les lieux culturels à l’avenir, ce qui questionne le futur d’une partie des cinémas, des musées ou des salles de spectacle. En mai 2021, un rapport de la Commission paritaire nationale emploi du spectacle vivant (CPNEFSV), avait étayé le diagnostic. Il montre que 66 % des structures interrogées ont conservé leurs effectifs permanents en 2020 et 73 % signalent une baisse de leurs effectifs intermittents. Les professionnels du spectacle se sont adaptés en développant des projets chez l’habitant, en extérieur, en milieu pénitentiaire, scolaire, en s’appuyant sur la vidéo, avec les podcasts, la vente et la location de matériel, en prospectant de nouveaux partenariats, mais aussi en abandonnant leurs locaux et en envisageant de changer de métier pour 10 % d’entre eux. Les principaux besoins de formation exprimés éclairent en partie la mutation en cours : maîtrise des langues étrangères, communication, vidéo et le live streaming, marketing digital, maîtrise des réseaux sociaux.
Comment la Comédie-Française et le château de Versailles se sont adaptés à la crise
Le 19 novembre 2021, dans le cadre du Mois de l’innovation, le ministère de la Culture organisait un webinaire sur la culture en temps de covid-19. Y participaient des représentants du château de Versailles, de la Comédie-Française, ainsi que la Philharmonie de Paris, le musée d’Orsay et de l’Orangerie. Arthur Lenoir est chargé de communication numérique de la Comédie-Française. Nous l’avons interrogé à l’issue de cette table ronde. Il nous rappelle que la pandémie a été « une interruption du jeu historique, quasiment jamais arrivée depuis trois cent quarante ans, sauf pendant la Révolution ».
Le plus grand risque pour cette institution était de perdre le lien avec le public : « C’est là que le numérique est entré en jeu et a complètement changé la donne », explique-t-il. Dés le mois de mars 2020, la Comédie-Française met en place une chaîne vidéo live sur Youtube, intitulée « La Comédie continue ! ».
« Quand les salles se sont fermées, on s’est demandé comment maintenir le lien avec le public. On pouvait diffuser des spectacles d’archive. On s’est dit que ce n’était pas suffisant. » La troupe est mise à contribution et un programme quotidien se met en place, autour d’un rendez-vous à 16 h 00. L’institution se rend compte que diffuser des programmes quotidiens est plus dur que ce qu’ils imaginaient : « C’était une sorte de boucle permanente à alimenter. » Mais chacun s’y met. Les comédiens réalisent des contenus depuis chez eux. Des lectures de contes pour les enfants sont proposées, des explications de textes pour les collégiens et lycéens : « On a fait attention de s’adapter aux programmes scolaires. Par exemple, Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce est un texte assez difficile à lire que souvent les élèves ne comprennent pas. Le fait de la voir jouer concrétise beaucoup, et peut le faire aimer. » L’audience est tout de suite au rendez-vous.
À travers ses divers programmes, la Comédie-Française va toucher de nouveaux publics ; à l’international, en dehors de Paris, mais aussi des personnes porteuses de handicap, des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EPHAD), des prisonniers, des associations d’accueil de migrants.
« Pour toutes ces personnes, il était impossible d’aller chez elles avant. Grâce au numérique, cela devient réalisable. Certes avant la pandémie on se dirigeait déjà vers cela. Mais elle a été un formidable accélérateur. » Résultat, l’institution réalise 5 millions de vues dont 20 % à l’international, et la moitié hors de l’Île-de-France. Nous demandons à Arthur Lenoir si le numérique ne risque pas de dévoyer le théâtre de sa culture initiale : « Le numérique ne va pas du tout supplanter le théâtre. Dans son histoire, le théâtre a déjà très bien survécu à l’avènement du cinéma. Je suis beaucoup plus inquiet en revanche pour le monde du cinéma avec la concurrence de Netflix qui est en train de complètement transformer l’audiovisuel », répond-il. La pandémie aura aussi accéléré la prise de conscience de la Comédie-Française sur les questions de santé et d’environnement. Elle a depuis choisi un hébergeur dont les serveurs consomment 40 % d’énergie en moins et renforcé la politique de tri et de réemploi des matériaux.
De son côté, jamais le château de Versailles n’avait été fermé si longtemps. L’institution disposait déjà avant la crise, d’un site Internet, d’un compte Instagram, d’applications mobiles proposant des parcours dans le château, des visites virtuelles4 et en réalité augmentée avec les « Lapins crétins » 5.
Durant la pandémie, le château de Versailles se lance sur Tik Tok, ainsi que sur Douyin, la version chinoise du réseau social. Les vidéos vont porter sur le travail des jardiniers et le patrimoine végétal, les restaurateurs, les conservateurs du château, l’Orangerie, la figure de Marie-Antoinette, etc.
Les opérations sont largement relayées par la presse. Si 80 % des nouveaux publics in situ sont étrangers, la part du public français augmente aussi : « La première remarque forte, c’est qu’une grande partie du public français a réalisé que les lieux culturels avaient une offre culturelle numérique très riche et étaient légitimes sur le domaine. Avant la pandémie, certains Français ne pouvaient pas imaginer que le château était sur Instagram. Le regard de certains publics a changé sur les activités numériques du château de Versailles », explique Paul Chaine, chef du service du développement numérique.
Ainsi, grâce à Tik Tok, une partie du jeune public découvre le château. L’anecdote suivante illustre ces rencontres inattendues : « Au cours du live dans la galerie des Glaces, le château était fermé. Il faisait déjà nuit. Les internautes postaient des commentaires et le directeur scientifique du centre de recherche leur répondait en direct. Certains étaient convaincus qu’il s’exprimait devant un fond vert ! Nous lui avons donc demandé de faire des arabesques pour montrer qu’il était réellement dans la galerie des Glaces. »
La reconquête des publics avec la donnée
Le 29 novembre 2021 était organisé le webinaire sur l’usage de la donnée dans le spectacle vivant6 avec la participation de Pierre Beffeyte, président de ToSeeOrNotToSee7, Éloi Flesch, ingénieur doctorant au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Eudes Peyre, chargé de mission numérique à la Réunion des opéras de France.
Pierre Beffeyte est ancien producteur de spectacle. En se demandant comment le public, en Avignon, peut s’y retrouver parmi une offre si pléthorique, il se lance dans le développement d’un algorithme de recommandation qui intègre la part émotionnelle de la réception d’un spectacle. L’application permet notamment de trouver un spectacle qui commence dans l’heure autour de soi, d’évaluer ce dernier avec des critères plus subjectifs.
La version professionnelle propose aux salles des spectacles des œuvres auxquelles elles n’auraient pas pensé : « Avant la crise sanitaire, le secteur n’était pas ouvert à ça. Mais le covid-19 a changé beaucoup de choses », explique Pierre Beffeyte. Éloi Flesch travaille sur un algorithme de recommandation permettant de mutualiser les données du spectacle vivant. L’enjeu « est de sortir de cette logique où ce sont les médias traditionnels qui imposent leur formulaire et leurs données ». Il remarque que « les algorithmes actuels sont souvent programmés par des informaticiens, qui ne connaissent pas les enjeux du domaine ». Par ailleurs, il existe une logique concurrentielle sur les territoires, à celui qui compilera le plus de données, avec un risque d’émergence de monopoles comme cela s’est passé avec Booking.com dans l’hôtellerie.
Le projet OduS8, pour observatoire du spectateur, collecte ainsi des données culturelles sur les territoires pour produire de « la souveraineté numérique », en prenant davantage en compte les usages, les données existantes sous des formats classiques.
Le chercheur Éloi Flesch estime que par cette approche « on doit avoir la capacité de comprendre les freins et les leviers de la démocratisation culturelle ». Eudes Peyre évoque un projet de structuration de la donnée pour les opéras de France. Il permet d’enrichir les données de Youtube, « assez pauvres à ce jour ». Il questionne à son tour la limitation des requêtes sur l’API (interface de programmation d’application) Youtube : « L’agrégateur pose à ce jour la limite de 10 000 requêtes par jour », explique-t-il, ce qui limite la souveraineté des éditeurs dans l’analyse de leurs propres contenus. En attendant, le site tous-a-lopera.fr donne une idée des initiatives visant à rendre l’opéra plus accessible. On y trouve notamment un espace dédié aux enseignants « qui permet de rechercher des médias méconnus, de fournir des informations concrètes pour visualiser les vidéos, qui ont été enrichies ».
De la démocratisation culturelle aux droits culturels
La question de la donnée correspond à l’émergence d’un nouveau type de marketing culturel souvent disruptif par rapport aux métiers de la culture. Il soulève aussi l’écueil du solutionnisme technologique et du risque de la déconnexion de ces techniques avec le terrain. À ce propos le webinaire du 26 novembre 2021 dédié à la question de la participation dans les politiques du patrimoine organisé par la délégation à l’inspection, à la recherche et à l’innovation (DIRI), a pu montrer comment la pandémie a aussi agi comme un révélateur des fragilités institutionnelles préexistantes dans son rapport au public. La DIRI a mis à profit le confinement des agents pour mener une enquête auprès de 250 personnes sur la participation des publics et le bénévolat dans les instances du patrimoine. Elle met à jour un désir de participation à des ateliers d’architecture, des projets de bâtiment, par exemple, mais aussi un essoufflement de la participation traditionnelle. Pour Bruno Saunier (conservateur général du patrimoine), « on constate des différences de dialogue entre le monde associatif, les participants, les fonctionnaires de l’État et les collectivités territoriales. Ce que l’on reproche beaucoup aux fonctionnaires, c’est de jargonner ». D’après lui, l’un des enjeux actuels est « de faire en sorte que les fonctionnaires, les scientifiques, se mettent à la portée des citoyens ».
Le 10 novembre 2021, l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) organisait justement, en même temps que le Mois de l’innovation, un webinaire sur le thème « Comment co-construire la politique culturelle locale avec les habitants ? ». Y participait Jean-Michel Lucas, expert à Profession de spectacle9. Il revient sur les dernières décennies des politiques culturelles depuis André Malraux, fondées sur les idées de démocratisation, d’équipements culturels et « d’objet culturel », induisant des logiques quantitatives. Or, la notion de « droits culturels » défendue dans le cadre de l’ONU, en Europe, et présente à travers plusieurs lois en France10, gagne du terrain. Elle refait le lien entre culture et droits humains fondamentaux. Jean-Michel Lucas en donne une lecture personnelle, qui éclaire le débat en cours : « Il y a culture quand il n’y a pas barbarie, quand on est en relation avec l’autre […]. Ce qui est culturel, c’est la manière dont j’entretiens des relations avec mon boucher. Pourquoi ? Parce que d’autres personnes considèrent que c’est un assassin. » Aussi l’objectif le plus précieux pour lui « est d’organiser des temps où des personnes vont exprimer ce qu’elles font en rapport avec l’enjeu d’humanité ».
La crise actuelle de la culture, accélérée, révélée et parfois résolue par la pandémie, reposerait en définitive la question de la sortie du paradigme historique de la « démocratisation culturelle » et des diverses caisses enregistreuses (fréquentation, chiffres d’affaires, clics) qui ont fini par lui servir de principale boussole.
Les droits culturels, bien que faisant toujours débat, remettent au premier plan une vision moins « numérique » et plus civilisationnelle de la culture, conçue notamment comme temps d’échange et de confrontation entre différentes visions du monde. Prendre ce temps-là ouvrirait sur un autre type de politique culturelle et de boussole partagée, comme en témoignait déjà Hannah Arendt en 1961 dans son essai La crise de la culture11, plus jamais d’actualité.
2. Martel F., « Quel est l’impact du covid-19 sur l’économie culturelle et créative en Europe ? », France culture 31 janv. 2021.
3. Ministère de la Culture, Les pratiques culturelles des Français après la crise sanitaire. Bilan à la fin de l’été 2021, rapport, 27 nov. 2021.
4. https://www.chateauversailles.fr/actualites/vie-domaine/realite-virtuelle-vivez-versailles
5. https://www.chateauversailles.fr/decouvrir/ressources/lapins-cretins-versailles
7. https://toseeornottosee.fr/public/
8. https://centrenorbertelias.cnrs.fr/programmes-de-recherche/odus
9. https://www.profession-spectacle.com/
10. https://www.culture.gouv.fr/Actualites/La-politique-culturelle-a-l-aune-des-droits-culturels
11. Arendt H., La crise de la culture, 1961, Gallimard.