Nicolas Mayer-Rossignol, président de la métropole Rouen Normandie

Le 14 mai 2021

Engagé, au sens sartrien du terme, en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique tout en la conciliant avec l’impératif social, Nicolas Mayer-Rossignol a été élu maire de Rouen en juin 2020 à la tête d’une liste d’Union et désigné par le conseil métropolitain président de la métropole Rouen Normandie (71 communes). Ses premières orientations, axées sur la transition écologique et solidaire, impriment un tournant à la dixième métropole de France qui vient précisément de se prononcer contre la participation au financement d’un projet de contournement autoroutier de son territoire, pourtant marqué par l’économie carbonée et le règne de la voiture.

1/ L’impératif écologique

Si les métropoles n’ont pas toujours été à l’avant-garde dans ce domaine, les choses changent. J’en veux pour preuve le vote du conseil métropolitain du 8 février 2021 qui s’est prononcé à une large majorité contre la participation au financement d’un projet de contournement autoroutier qui doit également impliquer l’État, la région et le département. Notre quote-part se serait élevée à 70 millions d’euros sur un investissement total d’un milliard d’euros, ce qui en ferait l’autoroute la plus chère de France, avec un coût de 22 millions d’euros au kilomètre. À titre de comparaison, un TGV coûte entre 10 et 15 millions d’euros du kilomètre !

Or, si l’on admet que le défi du siècle est la lutte contre le réchauffement climatique, qu’il nous faut réduire les émissions de gaz à effet de serre de plus de la moitié d’ici 2030, soit une diminution de 6 % par an ce qui est considérable, alors il n’est pas possible de rependre les solutions qui nous ont conduits là où nous en sommes aujourd’hui.

Ainsi ce projet d’autoroute qui devrait générer 50 000 tonnes de C02 et détruire près de 500 hectares de terres agricoles, de forêts, d’espaces naturels et la biodiversité qui y est abritée aurait été en termes financiers, la plus importante réalisation de notre mandat, ce qui, de mon point de vue, constitue un non-sens intellectuel.

Il s’agit donc d’un véritable tournant pour la métropole qui est, avec 350 millions d’euros par an, le deuxième investisseur public local de Normandie. L’argent qui ne sera pas consacré au projet d’autoroute va nous permettre de dégager des moyens supplémentaires en faveur de la mobilité douce à hauteur de 15 millions d’euros par an, car Rouen est une métropole à taille humaine où il serait, en théorie, facile de tout faire si les infrastructures, par exemple des pistes cyclables sécurisées, le permettaient. Cette marge de manœuvre financière va également nous aider à soutenir notre effort d’investissement pour renouveler la flotte des bus de la métropole. D’ores et déjà, nous avons fait l’acquisition de onze bus à hydrogène pour 10 millions d’euros et d’une dizaine de bus électriques pour 10 à 15 millions d’euros. Par ailleurs, la transition vers l’économie décarbonée nous amène à réfléchir sur les voies et moyens de devenir les champions de l’économie verte, de la dépollution des sols, ou encore d’augmenter la part modale du transport de marchandises sur le fleuve.

Métropole Rouen Normandie, capitale du monde d'après

La Métropole Rouen Normandie a organisé à l'occasion de la Semaine européenne du développement durable en septembre 2020, une semaine de réflexion, de débats, de retours d’expériences, de témoignages et d’ateliers, avec la participation de Nicolas Hulot, Audrey Pulvar, Érik Orsenna, Corinne Lepage ou encore Pascal Canfin, pour dessiner la ville et la vie de demain. :Avec un fil conducteur : comment devenir demain, une métropole exemplaire, une référence en matière de transition social-écologique, dans un monde qui ne sera jamais comme avant ?

La prise de conscience de l’impératif écologique qu’illustre la décision du 8 février 2021 est d’autant plus remarquable qu’après-guerre le modèle économique de Rouen et de la vallée de Seine a été précisément basé sur le développement industriel, notre région ayant contribué, plus qu’à proportion de sa population, au développement de la France. En outre, Rouen est d’abord une terre de voiture, même pour des déplacements courts !

Toutefois, l’État pourrait passer outre notre décision, car les échéances électorales se profilent, mais, d’une part, on nous a assuré que ce projet ne se ferait pas sans les collectivités locales, et d’autre part, l’État français a été condamné en février 2021 par le tribunal administratif de Paris pour avoir commis une « faute » en ne respectant pas ses engagements de réduction des gaz à effet de serre…

Enfin, je souhaiterais souligner que le vote sur ce projet autoroutier a été l’occasion d’interroger la gouvernance de la métropole. Sur un sujet de société aussi complexe avec des arguments tout aussi recevables en faveur de l’environnement qu’en faveur de l’attractivité économique du territoire, il nous est apparu plus intéressant de faire vivre le débat – plutôt que de passer en force – et d’être transparents. Raisons pour lesquelles plusieurs séances du conseil métropolitain ont été consacrées au débat sur le projet d’autoroute dont une séance préalable le jour même du vote qui a duré six heures, que les délibérations ont été rendues publiques avant le vote, qu’en temps réel il était possible de connaître le vote de chaque élu, choix effectué selon sa conscience et non son parti puisque le vote était libre. Au sein de ma propre majorité, certains ont voté pour le projet. Nous sommes la seule collectivité territoriale qui a agi de cette façon.

2/ Loi 4D : un texte de plus sur la décentralisation ?

Depuis les années 1960, les lois sur la décentralisation ont été nombreuses. Or, même si elles ont permis des avancées notables en la matière, notre pays demeure un État centralisé avec ses avantages, par exemple, en matière d’éducation ou de justice, les mêmes dans tout le territoire de la République, et ses inconvénients, par exemple en matière de coordination entre les services déconcentrés de l’administration centrale et ceux des collectivités territoriales. Des difficultés mises en exergue par la crise sanitaire, mais qui préexistaient.

Pour le moment, je ne vois pas très bien ce qui, dans le projet de loi 4D, permettrait d’établir concrètement une articulation plus efficace entre ces services. En fait, il s’agit d’un travers très français qui s’inscrit dans le temps long : le réflexe pour résoudre ce genre de problème de fonctionnement, est d’écrire une nouvelle loi avec tout ce que cet exercice comporte comme aléas. C’est un mauvais réflexe. Le véritable sujet, fondamental celui-là, tient à la relation de confiance entre l’État et les collectivités territoriales. Mais « la confiance ne se décrète pas » pour paraphraser Michel Crozier, « elle se vit au quotidien ». Il s’agit d’huile dans les rouages, de mode de fonctionnement, d’optimisation opérationnelle, de réflexe, de pratique voire d’éthique, de formation des cadres également. Je vais illustrer mon propos par des exemples très concrets.

En tant que président de la métropole, j’ai des relations quasi quotidiennes avec le directeur départemental de la sécurité publique, notamment par Whatsapp. Si on me remonte un problème dans ce domaine, je peux sans autre forme lui envoyer un message afin de l’avertir pour qu’il puisse prendre les dispositions nécessaires, par exemple, en envoyant une patrouille de police, qui plus est en coopération avec la police municipale. Il me répondra de la même façon ! Voilà ce que j’estime être de la bonne coopération.

S’agissant de la crise sanitaire, il existe à Rouen sept centres de vaccination dont la localisation a été décidée par l’État ce qui est logique vu que la santé publique relève de sa compétence. Toutefois, il aurait été judicieux de nous interroger, avant leur mise en place, sur ces localisations : mais j’ai appris celles-ci par la presse ! Toutefois, puisque la campagne de vaccination doit s’accélérer, j’espère que nous allons pouvoir travailler, en coopération cette fois, avec les services de l’État afin de préparer la mise en place de « vaccinodromes » sur des aspects tels que l’accueil, le transport des personnes âgées qui ne peuvent se déplacer vers ces centres, ou encore l’achat du gel hydroalcoolique.

Il n’y a nul besoin de loi pour cela. Cela relève d’un état d’esprit, d’une envie de faire et d’être efficace au quotidien.

Mais pour en revenir au projet de loi 4D il y a, en ce qui concerne les métropoles, quelques avancées, des éléments intéressants en matière de transferts de compétences sur le réseau routier, de vision globale sur les travaux prévus par l’État pour éviter les problèmes de cohérence avec ceux prévus par les collectivités ou encore dans le domaine de l’attribution des logements hors des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV).

Reste qu’il s’agit là de mesures techniques. Je reste prudent sur ce texte : pour le moment mon sentiment est qu’il manque singulièrement d’ambition et de souffle politiques.

3/ La souveraineté fiscale des collectivités territoriales

Outre la confiance, la souveraineté fiscale est un sujet de fond pourtant rarement évoqué dans les relations entre l’État et les collectivités territoriales. Pour ces dernières se pose le problème de l’adéquation entre la souveraineté démocratique et cette souveraineté fiscale.

La gestion des deniers publics ne se conçoit pas de la même manière si l’on se trouve du côté de l’État ou des collectivités territoriales. L’État a évidemment le pouvoir de battre monnaie, de lever l’impôt et d’être en déficit de façon quasi permanente. Sur ces trois possibilités les collectivités territoriales n’en possèdent qu’une seule et encore de manière assez – voire fort – réduite par rapport à ce que peut faire l’État. Elles ne peuvent battre monnaie, mais surtout il leur est interdit, de par la loi, d’avoir des budgets en déficit. Quant à leur capacité à lever l’impôt, elle est toute relative. La moitié des recettes de la métropole vient de dotations de l’État. Quant à la région c’est encore pire : son autonomie fiscale consiste à fixer le taux et l’assiette de la taxe sur la carte grise ce qui représente 10 % de ses recettes. Les 90 % restant proviennent, là encore, de dotations de l’État.

Selon Jacques Lacan, « le réel, c’est quand on se cogne ». Tel est ce qui se passe en matière de souveraineté fiscale pour les collectivités territoriales : elles ont beau porter des projets, elles se cognent à la réalité des dotations de l’État qui ne dépendent pas d’elles, d’où d’interminables négociations. Ce décalage, cette contradiction même entre une souveraineté démocratique pleine et entière et une souveraineté fiscale en pointillés est dangereuse, car le citoyen qui élit un maire et son équipe en attend des réalisations concrètes, des actions fortes tout particulièrement dans les territoires en difficulté. Ces subtilités budgétaires qui ne sont pas le problème du citoyen, et c’est normal, pourront finir par conduire, si rien ne bouge à ses yeux, à des votes extrêmes.

Rapprocher souveraineté démocratique et souveraineté fiscale afin de donner aux collectivités territoriales les moyens de leurs ambitions et répondre aux attentes de leurs concitoyens : tel pourrait être le véritable signal fort adressé aux territoires.

4/ Humanisation et innovation

Le manque d’humanité est un reproche qui est souvent fait aux métropoles, également parfois vues comme des éléments de mépris social. Cela est clairement ressorti durant la crise des Gilets jaunes, par exemple. Nous l’avons vécu à Rouen à travers un retour territorialisé de la contestation sociale dans le cœur de la métropole de populations qui nous disaient, avec des arguments très légitimes : « Nous sommes des exclus de votre métropolisation et plus largement de votre modèle de mondialisation. » J’insiste d’ailleurs sur le fait que la séparation sociale est souvent corrélée à la séparation géographique.

La place très importante prise par les nouvelles technologies dans les politiques de développement économique des métropoles afin de rendre leurs territoires attractifs et compétitifs n’a pas, de fait, contribué à humaniser ces dernières, tout comme la façon d’introduire la modernisation des services. La dématérialisation des relations avec les citoyens n’est pas mauvaise en soi en ce qu’elle permet, par exemple, d’obtenir des documents d’état civil plus rapidement et plus facilement. De nombreuses applications facilitent également le quotidien : à Rouen, il existe une application qui permet de scanner le code-barre d’un produit et vous indique dans quelle poubelle il doit être jeté ainsi que la localisation de cette poubelle. Reste que tout le monde n’a pas un smartphone, un ordinateur, Internet ou n’est pas à l’aise avec les outils numériques, y compris chez les jeunes, et que pour tous ceux – et ils sont malheureusement très nombreux – qui ne savent pas lire, sont en grande difficulté, ou sont âgés, l’univers numérique est encore plus lointain.

Si l’innovation, qu’elle porte sur le numérique ou sur d’autres domaines, devient une fin en soi sans prendre en compte les usages, sans se mettre à la place des citoyens alors elle peut s’avérer déshumanisante. Il s’agit d’adapter les dispositifs en fonction des citoyens, et non l’inverse.

Pour que l’innovation puisse faire partie d’un récit d’humanisation de la métropole il ne faut pas, selon moi, que seuls son caractère technique et ses performances l’emportent au détriment de l’innovation organisationnelle et sociale. C’est même tout le contraire.

L’innovation en matière d’environnement, pour répondre à l’impératif écologique, doit être conciliée avec l’impératif social. La métropole de Rouen a, par exemple, été la première collectivité de cette taille à instaurer en juillet 2020 la gratuité des transports en commun le samedi, une initiative qui a depuis fait école.

Il ne sert en effet à rien d’avoir des bus à hydrogène ou électriques et des performances techniques, si les habitants continuent à prendre leurs voitures…

La modernisation des services publics ne doit pas consister, par exemple, à développer un logiciel automatisant l’accueil pour se passer d’un agent humain et le remplacer par un chatbot. D’ailleurs, plus les systèmes techniques deviennent complexes, plus il faut d’humains pour les gérer ! La modernisation des services publics passe donc aussi et surtout par des moyens humains qu’il s’agisse d’agents ou de bénévoles.

Un service public déshumanisant c’est celui où, par exemple, vous souhaitez signaler un problème de poubelle dans votre rue et où vous êtes « promené » de service en service entre la commune et la métropole pour revenir à votre point de départ ! Le bon « tuyau » n’est que la variable. Le point central tient à la façon dont l’agent va prendre votre appel, vous écouter et vous répondre en ne vous renvoyant pas systématiquement vers un autre service, mais en s’attachant à détailler, qualifier tous les éléments de votre requête pour pouvoir vous apporter une réponse dans l’immédiat si cela est possible ou vous rappeler ultérieurement. Être en mesure d’apporter les bonnes réponses aux citoyens, c’est souvent là où les dispositifs d’accueil sont en défaut et doivent s’améliorer. Or, il s’agit avant tout d’innovation organisationnelle, de management, de formation. Même si la technique peut jouer un rôle dans l’amélioration de l’accueil du public, cela fait partie de la « machinerie » interne.

À cet effet, nous avons développé à la métropole un service dénommé « Allo métropole » basé sur un numéro vert où un agent humain assiste les citoyens dans leurs démarches administratives. Beaucoup de démarches se font ainsi par téléphone même si nous ne pouvons pas tout résoudre, car la métropole n’est pas compétente sur tous les sujets, c’est la limite de cet exercice. En outre, ce service travaille en synergie avec la ville de Rouen et son fichier canicule pour les personnes âgées qui sont particulièrement sensibles au contact humain. J’ai participé cet été à la campagne d’appels téléphoniques et ai été en contact avec un monsieur âgé et handicapé qui m’a fait part d’un problème de distance de sa place de parking handicapé par rapport à son domicile. Nous avons simplement déplacé un poteau et refait le marquage au sol au bon endroit.

Grâce à la mutualisation des compétences, des fichiers et au téléphone, nous sommes en mesure d’apporter des réponses rapides aux problèmes des citoyens. J’observe au passage que la mutualisation des services n’a que peu d’incidences sur les coûts de fonctionnement. Comme nous venons de le voir, son utilité est ailleurs.

5/ De l’utilité des sciences sociales

L’université de Rouen Normandie recèle un important pôle de compétences et de chercheurs en matière de sciences humaines et sociales. Je pense, par exemple, à l’Institut de recherche interdisciplinaire homme société (IRIHS) qui travaille sur les dynamiques sociales contemporaines et dont une équipe a développé un projet de recherche sur l’analyse des effets sociaux et politiques de l’incendie de l’usine Lubrizol qui nous intéresse tout particulièrement ou encore au laboratoire d’analyse des sociétés, transformations et adaptations (LASTA) dont les expertises ont, par exemple, permis de mettre en place des politiques en matière de développement des territoires. Nous nous intéressons également aux travaux de recherche en matière de sécurité industrielle et aux programmes sur les mobilités dans le cadre de nos différentes actions dans ce domaine que j’ai déjà évoqué. De nombreuses enquêtes, par exemple sur les changements de comportements en matière de transport, de mobilités, sont ainsi réalisées en partenariat avec des équipes de sociologues de l’université. Nous sommes également partenaires de la plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (POPSU). Dans le cadre du programme de recherche-action POPSU consacré aux métropoles, deux chercheurs se sont intéressés à la fabrique institutionnelle métropolitaine de Rouen, notamment sous l’angle des relations interterritoriales et de la construction institutionnelle2.

Ce vaste terrain d’échanges avec les équipes de chercheurs, notamment dans les disciplines des sciences humaines et sociales, apporte un regard extérieur, indépendant, différent, divers puisque ces équipes travaillent souvent en interdisciplinarité, nous semble indispensable. En effet, si les métropoles veulent devenir des avant-gardes de l’humanisation de nos sociétés, elles vont devoir être en capacité de concilier l’impératif écologique que j’ai évoqué plus haut et l’impératif social, car il n’existe pas d’institutions sans humain.

  1. France culture plus, « L’engagement politique de Sartre par Alain Badiou », Dailymotion 2013, https://www.dailymotion.com/video/x110plw
  2. Debrie J. et Desjardins X., La Métropole performative ? Récits et échelles de la fabrique métropolitaine de Rouen, 2021, Autrement, Les cahiers POPSU.
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