Valérie David, directrice générale adjointe espaces publics-environnement à Brest Métropole

Le 2 septembre 2022

Valérie David

Valérie David est directrice générale adjointe Espaces publics-Environnement à Brest Métropole. Durant sa carrière, elle a occupé plusieurs postes en lien avec les ressources humaines, le management, les services à la population, la gestion des risques ou la transition climatique. Elle revient pour Horizons publics sur l’actualité brûlante de l’été et nous donne ses pistes pour (re)penser la transition.

1.Penser la transition

Je pense que la littérature des collectivités territoriales est indigente dans la caractérisation des spécificités de l’action publique sur le sujet de la transition. Pour moi, ces spécificités sont au nombre de cinq. La première, c’est l’inédit : faire face au défi du changement climatique, c’est affronter l’inconnu auquel l’humanité n’a jamais été confrontée. L’observation du passé n’apporte que des réponses très partielles et largement insuffisantes. Et, nous peinons à intégrer psychiquement les conséquences concrètes de ce que nous savons théoriquement, notamment en raison de la démesure de la problématique. La deuxième caractéristique, c’est une temporalité heurtée : nous sommes obligés de penser un futur gravissime, encore largement non ressenti concrètement (même si cela commence…), en sachant que, quoi que nous fassions, il y aura dégradation dans les trente prochaines années. C’est inédit dans l’histoire de l’action publique et cela vient questionner nos repères temporels, dont la durée est habituellement (relativement) courte de gestion de crise. La troisième caractéristique, c’est l’irréversibilité : théoriquement, lorsqu’une crise est finie, on revient à un équilibre proche de la situation antérieure. Ici, il y a une transformation structurelle et une nouvelle normalité. Nous ne reviendrons pas en arrière s’agissant des déséquilibres climatiques : c’est vertigineux. La quatrième caractéristique est le caractère systémique et d’interdépendance de notre monde moderne, à un niveau jamais connu dans l’histoire de l’humanité. Tout ce que nous faisons dépend des réseaux d’échanges et des infrastructures qui nous mettent dans une dépendance radicale. L’un des enjeux de travail sur la résilience est de réduire cette dépendance, mais cela ne se fait pas en claquant des doigts… Enfin, le dernier élément concerne l’information lacunaire avec laquelle il faut préparer le futur. Où et quand auront lieu le prochain cyclone, la prochaine sécheresse, etc. ? À Brest, nous aurons sans doute à faire face à des tempêtes d’ampleur inédite, mais quand et avec quelles conséquences directes et indirectes ? Plusieurs scénarios sur la montée de l’eau existent, tous fondés scientifiquement, mais qui ne cessent d’évoluer : quel scénario choisir ? Or, ces choix sont lourds de conséquences…

Ces caractéristiques se conjuguent dans un sens dramatique qui pèse techniquement, économiquement, politiquement, mais aussi moralement et psychiquement sur les acteurs. Nous sommes dans un présent somme toute assez « facile », et il nous faut penser et préparer ce futur redoutablement difficile, quoiqu’avec beaucoup d’incertitude.

Nous sommes dans un présent somme toute assez « facile », et il nous faut penser et préparer ce futur redoutablement difficile, quoiqu’avec beaucoup d’incertitude.

Face à cette difficulté certaine, mais aussi aux lacunes d’informations, nous puisons dans nos connaissances, nos méthodes, notre mémoire, mais également notre imaginaire qui constitue autant une ressource qu’une limite. Car nous élevons aussi des résistances pour ne pas savoir ou, plus précisément, pour ne pas tirer les conséquences de ce que nous savons : « Nous ne croyons pas ce que nous savons », écrivait Jean-Pierre-Dupuy1. L’une des formes sociales du déni est l’euphémisation : « C’est vrai, mais on va trouver des solutions techniques, c’est aux autres de faire… » Et, nous le faisons d’autant plus facilement que ce futur annoncé par les scientifiques n’est pas encore vraiment appréhendé concrètement, sensoriellement. Et puis, renoncer à des éléments présents pour ceux qui viendront après nous est très exigeant, et il est tentant de différer. Enfin, nous avons envie de croire que la génération future saura faire avec. Pourtant, rien de moins sûr.

Face à la difficulté et l’incertitude, nous nous comportons différemment, avec une pente naturelle plus ou moins optimiste ou catastrophiste. Je sais que l’un de mes biais est ma tendance à me centrer sur l’obstacle et le défi à affronter. Je connais peu l’insouciance ! J’essaie de m’en tenir au plus près du réel, en lisant les scientifiques, au risque de l’anxiété. Cela peut agacer, j’en conviens.

Le futur sera en partie traumatique. Le traumatisme, c’est le choc avec un réel impensé. En parler, l’imaginer, agir, etc., c’est un peu s’approprier ce futur pour en atténuer la rudesse. Évoquer l’écoanxiété que l’on peut éprouver, mais aussi les solutions pour la contenir me paraît nécessaire. Par exemple, distinguer précisément le moment où on s’autorise à imaginer le futur et le moment présent vécu ici et maintenant. Par exemple, élaborer une vision de l’avenir, mais circonscrire aussi sa part d’action, pour ne pas se sentir responsable de tout. Certains principes d’action me semblent pouvoir contribuer à l’hygiène mentale d’un acteur de la transition.

2. Les collectivités face à la transition écologique

Les collectivités devront revisiter, en lien avec les universités et les écoles, les notions qui font leur quotidien. Un exemple : dès que vous parlez du budget, on vous expliquera que « l’investissement c’est bien et le fonctionnement c’est mal ». Si on repose l’équation, cela veut dire consommer de la matière et de l’énergie, c’est bien ! Et le fonctionnement immatériel (grosso modo, des gens qui travaillent), c’est mal. C’est un contresens économique et c’est anti-développement durable. Dans le cadre de la sobriété, je plaide pour que nous tendions à augmenter les taux d’utilisation de nos bâtiments, des équipements. Il vaut mieux en avoir un qui sert dix heures que deux qui servent cinq heures. Cela permet d’économiser des matériaux et du foncier ; c’est rationnel du point de vue de l’analyse de la valeur, dans une optique inventive de la sobriété… Mais si on analyse via les critères classiques de la chambre régionale des comptes (CRC), je vais avoir un rapport investissement/fonctionnement dégradé et un commentaire de gestion négatif ! Aucune collectivité ne porte radicalement la critique de ce type d’approche pseudo-économique. Et cela est conforté par le fait que les élus ne sont reconnus que lorsqu’ils construisent un pont, une école ou un musée ; l’opinion aime entendre parler de la diminution des coûts de masse salariale et d’ouverture d’un nouvel équipement ! Comment se faire réélire en vantant la dépense d’investissement évitée…

Les collectivités devraient revisiter, en lien avec les universités et les écoles, les concepts qui font notre quotidien.

L’impensé majeur des collectivités tient, à mon sens, à la non-prise en compte des limites de ressources énergétiques et matières premières. L’inédit est très difficile à penser. Jean Piaget disait : « Si j’avais une idée neuve, je pense que je ne la comprendrais pas. » 2 Nous ne sommes pas très loin de ça.

Changer de logiciel de pensée suppose de revoir des concepts. Celui de la responsabilité, par exemple. Je suis séduite par la philosophie du colibri. Mais il faut la décliner plus explicitement. Le penser global et agir local me paraît très intéressant. Y compris d’un point de vue éthique. Je ne vais pas sauver le monde, c’est important de se le dire. Dans le tout global, chacun doit pouvoir situer sa responsabilité : ni l’impuissance ni la toute-puissance, mais sa juste part d’action qui trouve sa portée dans un nouveau pacte sociétal. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, ce qui suppose tout à la fois une planification et une forme d’horizontalisation de la gouvernance. Nous avons besoin de philosophes pour nous aider à penser les nouvelles éthiques et déontologies.

Les collectivités ont trois enjeux à gérer en même temps : la préparation du futur, la crise et le présent. Il est possible de ne pas être débordé, c’est une question de structuration, en veillant à ce que les solutions apportées pour un item ne desservent pas les autres. Si vous courez d’un enjeu à l’autre sans schéma global clair, vous allez vous épuiser et vous tromper. Je crois à la valeur clarifiante, sécurisante d’une juste énonciation des principes qui structurent une démarche. Si on sait qui fait quoi et pourquoi, on peut plus facilement faire confiance aux autres. Contrer les dérives complotistes passe aussi par une structuration fiable.

À Brest, nous travaillons autour du projet « Tomorow ». C’est un dispositif, financé par l’Europe, qui, dans un mouvement bottom up, mobilise une diversité d’agents de la collectivité et des partenaires (association, entreprises) pour accélérer la transition dans les différents champs de la collectivité : mobilité, éclairage, biodiversité, social, etc. Le travail consiste en du partage d’analyse, occasion de rencontres inédites, et du déploiement d’action. Chaque acteur est invité, en outre, a prendre des engagements gradués. Et l’Europe a financé tout un programme d’animation, action-recherches et formation pour faciliter la coopération. Ce large groupe travaille le plus souvent discrètement, condition de son efficacité, avec ponctuellement des temps de communication (comme la COP29 prévue en novembre 2022). Cette expérience me paraît être un exemple de ce qui doit se généraliser dans les collectivités.

3. Les relations entre les élus et l’administration

Il y a bien une différence de posture entre les élus et l’administration. La posture politique naît d’une légitimité démocratique. Les élus, en CDD renouvelables, doivent prendre des décisions. L’agent public est, lui, dans une autre posture professionnelle, avec des savoirs et des compétences spécifiques. Il a un rapport nécessaire à la science (savoir ce qui est), sans doute plus direct que l’élu (centré sur ce qui doit être). La grande noblesse de la démocratie, c’est d’articuler ces deux postures. Aucune n’est meilleure que l’autre. Elles sont différentes et nécessairement incomplètes. La légitimité politique est dite « première » car elle est celle du décideur démocratique. Mais si elle ne fait pas avec le réel, le péril sera grand.

Parfois, il faut rappeler la différence entre la posture politique et professionnelle. En tant qu’agent, je dois de temps à autre confronter mes élus à une forme de vérité. Sinon je ne suis pas professionnelle. Mais, si je fais passer mes choix dans mes présentations, je prive l’élu des choix possibles et la démocratie devient technocratie ; ma responsabilité est de nourrir ses analyses et l’éventail des choix et, une fois la décision prise, de veiller à sa mise en œuvre. Un élu effectue des choix, prend des décisions. Pour cela il entretient aussi des relations avec les citoyens et les autres acteurs, et fait nécessairement des compromis. La politique est aussi l’art du compromis.

La grande noblesse de la démocratie, c’est d’articuler les postures professionnelles et politiques.

Pour construire le futur, il me paraît important de rappeler ces fondamentaux sur les différentes positions. Napoléon a créé le statut de la fonction publique pour que les fonctionnaires puissent penser en indépendance. Nous devons pouvoir parler sans crainte aux élus, exposer toutes les options, avec les conséquences de chacune. Mais il n’y aura pas de père Noël à la sortie. Parfois, certains collègues souhaitent « faire plaisir » aux élus. Plaire (ou déplaire) n’est pourtant pas l’enjeu.

J’observe actuellement deux mouvements. Il y a d’abord un refus de tenir la symétrie des positions et des différences. Nous avons parfois des fonctionnaires qui se mettent à la place des élus. Ils n’ont pas cette rigueur de déploiement de l’analyse avec la proposition de plusieurs scénarios. Cela se termine en technocratie. L’élu est dépossédé de la décision car on lui dit qu’il n’y en a qu’un seul possible.

Le second mouvement de fond, c’est que la complexité de nos mondes fait que cette distinction de la fonction publique et politique doit probablement être relativisée parce que la décision se nourrit de toute une série de choses. La décision est coconstruite, beaucoup plus qu’avant. Pourquoi pas, j’ai évolué sur ce point, mais en veillant à la rigueur des temps et positions.

L’art de l’ingéniosité est appelé à se déployer pour accompagner le changement. Nous allons avoir besoin de créatifs dans l’action publique, même s’il faudra toujours des conservateurs pour ne pas attraper le tournis. Il y a là quelque chose d’important qui se joue autour du statut de l’expérimentation, qui autorise l’erreur car elle est source d’enseignement. Le statut de l’expérimentation est trop souvent dévoyé dans nos institutions.

4. Quelle place pour les fonctionnaires ?

Le statut du fonctionnaire n’est jamais vu comme une source de potentielle créativité. Alors que je pense à l’inverse qu’il en est un atout. Un élu devrait être ravi de bénéficier de fonctionnaires déployant amplement leurs talents d’analyse, de conception, pour qu’il puisse, en miroir, avoir une large perspective comme élu. Quitte à ne pas être d’accord avec eux, dans un dialogue de bon niveau. Le statut de fonctionnaire a été imaginé pour prendre des risques, dans la rigueur et l’exigence.

Le statut a beaucoup évolué. Il y a des choses intéressantes, mais on pourrait encore apporter des améliorations. Parmi les cinq grandes filières de la fonction publique territoriale, par exemple, celle consacrée à l’animation pourrait, selon moi, avoir une dimension beaucoup plus grande, en intégrant les métiers de la communication, la médiation, etc. Les évolutions relatives aux principes de rémunération me paraissent intéressantes, permettent plus de mobilité, etc.

Mais là où il y a jeu de dupes, c’est que dans la réalité le statut est en train de péricliter : il y a aujourd’hui plus de 50 % de contractuels chez les cadres, contribuant à diminuer l’acculturation pluridisciplinaire et collective que permettaient les missions et les rémunérations du statut.

Pourtant, il nous faut des agents publics avec une culture et une motivation de l’intérêt général chevillées au corps. Il me semble difficile de passer d’un emploi du secteur privé, dont l’objectif légitime est de faire de la marge (éventuellement en vendant des choses futiles), à des postes comme le mien où l’un des enjeux est la sobriété ! Il ne faut pas demander aux gens d’être schizophrènes. La culture du service public n’est pas un vain mot, même si je préfère parler d’engagement public. C’est un ressort et une motivation nécessaires. De ce point de vue, le statut de fonctionnaire me semblait être un atout, mais je sais que mon point de vue est minoritaire. Il est trop souvent vu comme une sécurité et il est attaqué de toute part.

S’agissant du recours au cabinet extérieur, ce qui m’agace le plus c’est l’a priori véhiculé (et très rémunérateur !) selon lequel faire intervenir un cabinet extérieur « c’est mieux » que l’intervention en interne. Les contractuels ne sont pas plus performants que les fonctionnaires. Un fonctionnaire, c’est un contractuel qui a réussi un concours ! Simplement, parfois on n’a pas toutes les compétences en interne, notamment sur un sujet ponctuel pointu, et il peut être intéressant d’avoir un apport extérieur : la rédaction du marché permet de bien circonscrire cet apport.

Il serait, en outre, sans doute intéressant que des agents publics apportent de leur expérience au secteur privé. En tout état de cause, la sphère publique doit rester vigilante pour entretenir les compétences stratégiques.

S’agissant du périmètre de l’action publique, nous avons besoin de nous demander quels sont les biens publics ou biens communs d’aujourd’hui, qui en raison d’un certain nombre de caractéristiques, également étudiées en sciences économiques, seront mal gérés par le marché. L’air ne peut pas être régulé par le marché. C’est un bien commun. Si je le pollue, je ne vais pas être sanctionné, mais tout le monde va en ressentir les désagréments. L’air est donc par nature un bien public. C’est presque la même chose pour l’eau : la maîtrise doit être publique, mais aussi la biodiversité, bien vital, au combien en danger.

Nous devrions pouvoir énoncer de manière assez simple quelques critères pouvant fonder la délimitation nouvelle de la sphère publique du monde actuel et de demain. Les critères des biens vitaux, des biens communs (au sens de la science économique), des biens stratégiques (défense nationale) et des services d’autorité doivent pouvoir circonscrire le champ.

5. La nécessité d’une plus grande diversité

Je me méfie, plus que tout, des groupes homogènes qui refusent l’altérité. C’est pour cela que je plaide pour la distinction entre les rôles. Plus généralement, je pense que l’on agit mieux quand il y a une diversité dans les groupes. Quand je fais un « groupe projet », je suis très vigilante à la diversité. 50 % de femmes et d’hommes. C’est une position de principe, presque dogmatique, pour bénéficier d’une pluralité de regards, ne pas avoir d’angles morts et multiplier les contributions. C’est important pour bien voir les risques, mais aussi déployer de l’innovation, de la créativité. Cela me paraît essentiel à l’heure où il faut inventer le futur. Si on se dit que chaque projet doit contenir des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des cultures techniques et des cultures de sciences humaines, en le posant comme un principe dogmatique, je pense que l’on progresse. C’est assez basique, mais nous n’y sommes pas.

La pluralité des regards est nécessaire pour ne pas avoir d’angles morts.

Cela interroge la question de la place des femmes et des hommes dans nos institutions. Nous restons avec des modèles de décision très masculins. Probablement que cela renvoie à une approche du pouvoir encore très typée. Le décideur est en surplomb ; il est vu comme celui qui sait, etc. Je plaide pour ce que l’on appelle un management en « position basse ». Les autres me nourrissent et j’ai une fonction d’ensemblier pour construire. Mais j’accepte la position de « non-savoir » pour avoir la meilleure décision possible. Ainsi, je peux être à l’écoute d’autrui, je contribue à ce qu’il se déploie dans son potentiel spécifique, tout en ayant un rôle dans la structuration et la construction de la proposition d’arbitrage. De ce point de vue-là, avoir des hommes et des femmes est nécessaire. Sur le plan psychique, Pierre Naveau3, dit une chose intéressante. Pour lui, le masculin c’est « j’ai et j’ai peur de perdre », tandis que le féminin est « je n’ai pas et soit je déprime, soit j’essaie d’avoir » (je résume au risque de la caricature). Les milieux monogenrés me semblent menacés par le risque de conformisme : il me semble important de veiller à la diversité pour penser l’évolution, les nouvelles résiliences, etc.

  1. Dupuy J.-P., Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, 2002, Seuil.
  2. Piaget J., De la pédagogie, 1988, Éditions Odile Jacob.
  3. Naveau P., Ce qui de la rencontre s’écrit. Études lacaniennes, 2014, Éditions Michèle.
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